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Mais l'histoire affirme qu'il perdit la société du fxviï« siècle ; qu'il en ouvrit les portes à la sombre armée ; qu'il alluma les flam- beatiX et hi torches du xyiti* siècle et que ses disciples les por- tèrent. Ëfï effet, paf s^a morale outrée, il favorisa la licence des mœurs ; par ses dogmes inhumains, il enfanta Tincré- dulîté; par §a révolte contre Tautorité ecclésiastique, il en- seigna la révolté contre l'autorité civile. En l'étudiant dans ses représentants les pins remarquables, nous le verrons tra- vailler à cette œuvre dé destruction universelle. Nous ne publions pas des documents Inédits ; nous osons espérer cependant que notre livre ne sera pas entièrement dépourvu de l'attrait de la nouveauté, tant on est peu habitué â voir les Jansénistes tels qu'ils furent. Ce n'est pas aux sources eûnetnies seule que nous avons emprunté nos récits ; nous avons encore puisé, et largement, dans les ottvrages sortis de Port-Royat en si prodigieuse abondance. A la Vérité, tandis que, de nos jours, lès maîtres de lâ critique et de Thistoire n'ont recueilli que les paillettes d'ôr roulées par ces flots de Mémoires^ de Relations^ à* Apologies, de Petits traités^ et ont abandonné, avec un exquis discernement, tout ce qui n'était plus du goût de notre âge, nous nous sommes montré moins délicat et plus impartial. Afin de restituer aut Messieurs et aux Dames de la grâce leur physîohomîe originale, nous n'avons pas craint de mettre en lumière bien des traits peu flatteurs laissés dans Tombre et d'en rectifier iin grand nombre dont le pinceau fantaisiste de leurs admirateurs leë avait embellis. Mieux que personne, M. Sainte Beuvè a su idéaliseriez amis. Il nous a donné le secret de son art : il n'a flxé que les doux éclairs d'un si grave sujet, les reflets de douceurs; il n'a eu sur le dogme qu'un avis sérieux et respectueux ; aux plus chauds instants de la dispute sorboniquo et jésuitique, durant les débats opiniâtres dû Formulaire, et quand, au dehors, de.Rome à Louvain et du collège de Clermont aux bancs de l'Université, les intrigues, les clameurs et une sorte d'invective poudreuse ou de belle humeur de réfectoire faisaient le plus rage, il a laissé ces complications et ces vociférations peu attrayantes, et, soupifâtît ces vers dtt pôôle : - Il — 0 rites do Jourdain I 0 champs aiinés des eiétix l Sacrés monts, fertiles TAllées !.i. il se repliait au Désert et reeueillait les parfums qu'exhalaient le clotire^ le sauetuairei la cellule et U guichet des aumônesy la pratique ehrétienue des mœilrs et rintérietir isTidlaUe de eer* taîntes âmes, le eatuBet d'étude pauvre el siledeieux^ hl gr9iiB des oonféretieet près de la smiree de là mèn Angiliqui» et non loin des arbres plantés de la i&ain de d'A&diliy (l]« Mais M. Sainte-Beuve, qui avait tout vu et totit entendu au saint vallon, connaissait les misëreS} le cdté ftidlade, les sifigiilarltés des illustres 6olitaires \ ei, cofdmè il avait ëés heures deOan- ohise» il les a révélés avec deà réflexions fbrt judicieuses ^ au risque de laisser soupçohnet* que ses tableaui se- raient plus vrais si les couleurs en ëtitietit mdiûs belles « Nous avons profité des révélations et des réflexions de M. Sainte-Beuve ; en retour, nous signalons, chemin faisant, les torts les plus manifestes dont le dernier historien de Port- Royal s'est rendu coupable envers la vérité. Car M. Sainte- Beuve avait beau se proclamer homme de vérité, observateur sincère, attentif et scrupuleux^ la haine de tout ce qui tient à rÉglise catholique troublait souvent sa vue, l'engageait dans le parti pris, le rendait injuste, lui faisait commeltre d'étranges oublis, le poussait à l'invective et mêlait sans cesse à l'or pur de sa belle littérature les scories de la libre pensée. Pour oser juger les Jansénistes du xvn** siècle et leur dernier historien à rencontre des arrêts de l'Académie française, nous avons été soutenu par la pensée que nous remplissions un devoir d'une incontestable opportunité, celui de montrer quels hommes ont fondé cette école de catholicité distincte qu'on voudrait rétablir aujourd'hui, même par la force, au milieu des peuples fidèles ; de rappeler de quelles bouches et de quels cœurs sont sorties « ces haleines de Port-Royal » qui, sous des noms divers, essaient de susciter encore dans l'Église l'esprit d'opposition, alors que l'autorité doctrinale du Pontife ; romain est entourée d'un hommage plus sincère et plus universel que jamais. Puisque a les idées de la grande famille sont debout», puisque « des choses qu'elle a semées beaucoup ont germé », 1. Sainte-Beuve, Por/-Aoyai, t. I, p. 35, 36. — 4S — il ne faut pas cesser de Taire comiattre le poison des fruits et les hontes de l'arbre qui les a portés. Les Ames loyales qui estiment & leur prix la vérité sans altération, la vertu sans fard, la justice sans acception de personnes, les procédés i&a^ fraude, se détonmeront avec dégoût, malgré la gloire qui les couvre, des pharisiens de Port-Royal et de leur descendance ; elles se garderoit de les suivre dans leur orgueilleuse préten- tion d'Atre catholiques tout en se soustrayant aux enseigne- mmts du saint-tiége ; elles se convaincront que si les s^nences jetées par les ouvriers séparés du Père de la famille chréUenae lèvMit et grandissent, ce n'est pas pour la joie et le salut, mais pour l'affliction et la ruine de la société ; enfin, elles appren- dront une fois de plus que la vraie et complète beauté morale ne peut s'épanouir qu'aux rayons de la vraie doctrine, dont le Vicaire de Jésus-Christ est seul dans le monde l'oracle infail- lible et le vigilant défenseur. V LES JANSÉNISTES Le péché oriffinel des Àrnaaid. —Vocation spontanée de la mère Angélique. ^Erreurs de eopisle.— hajoumée duguichei. — Parodie de Polyeuctc.— La vraie beaalé morale. — Théologie de Corneille. — BatailU de Mau- buiison, — RéYélation jansénisle. — Saint François de Baies à Port-Royal. Le Jansénisme naissant eut llieureuse fortune de trouver une forteresse propre à l'abriter, et des âmes faites pour l'embrasser avec ardeur et le défendre avec obstination : l'abbaye de Port^Royal et les Amauld. Ce monastère de Ber- nardines, situé à quelques lieues de Paris, était soumis à la juridiction de Tordre de Glteaux. En 1599, une enfant de sept ans deveuait coadjutrice de la dame de Boulehart, que son âge et ses infirmités empêchaient d'exercer sa charge d*abbesse. Gomment une si jeune fille obtint-elle cette coadjutorerie ? L'histoire en est curieuse. II y avait alors à Paris un avocat renommé, Antoine Arnauld. Il était fils de M. de la Mothe- Amauld, procureur général de la reine Catherine de Médicis et huguenot tolérant. Son père, qui se convertit d'ailleurs, l'avait élevé dans la religion réformée, oîi il persévéra jusqu'à la Saint-Barthélémy (1), et lui avait laissé sa place de procureur. A la mort de la reine, Antoine s'était livré tout entier au bar- reau. Il avait épousé en 1585 la fille unique de M. Simon MarioD, avocat du roi, « accort, fin, subtil, déguisé, un des premiers hommes du Palais, des plus habiles et des mieux disant, plus éloquent que pieux (2) v. M. Arnauld était aussi 1. M. Roger, de Goncvo, les Amauld hugnenotSt ^^^^ ^ Semeur d u 0 septembre 1848. 2. Journal de VEstoile, février 1605. — 14 — éloquent que son beau-père, dont le cardinal Duperron van- tait la voix fort émouvante^ et, comme son beau-père, plus éloquent que pieux. Il plaida en i594 contre les Jésuites, non pas au nom de TUnivcrsité de Paris, ainsi que le raconte M. Sainte-Beuve, mais au nom du recteur Jacques d'Amboise, que la Sorbonne, les Facultés des arts et de médecine désa- vouaient (1). Il déploya ce que son fils, M. d'Andilly, nomme les maîtresses- voiles de l'éloquence, dans une longue harangue où « l'apostrophe et le poing tendu ne cessent pas (2). o II appela les Jésuites « voleurs, corrupteurs de la jeunesse, assas- sins des rois, ennemis conjurés de cet État, pestes des répu- bliques, perturbateurs du repos public ; entra aux preuves de tout cela sur des Mémoires qu*on lui avait baillés, qui sont Mémoires d'avocats, qui ne sont pas toujours bien cer- tains (3). D Ces bons sentiments à Tendroit des RR. PP. ne sortiront pas de la famille, ni les Mémoires non plus. Le doc- teur Arnauld y prendra la lourde charge de ses pamphlets ; on les prêtera à Pascal, lequel y empoisonnera les flèches légères des Provinciales. La violence de maître Arnauld fut blâmée même de eé^ux qui souhaitaient tous les Jésuites aux Indes à convertir les infidèles (4), et il fallut le criminel attentat de Châtel pour faire expulser la célèbre compagnie. Lorsque Henri IV songea ft la rétablir, l'opiniâtre avocat revint à la 1. Voyer Histoire de la Ligue, par Y. de Chalembert, t. II, p. 395. 2. Port-Royal, par Sainte Beuve, t. I, p. 70. 3. Journal de VBstoUe, 12 juillet 1594. 4. Journal de l*Ssioile, à la date citée. Ge plaidoyer a été réimprimé el) 1716. f/édileiir ancmyine ditdana V Avertissement : «.... Il a déjà été im- primé en 1594 avee privilège du roi. Mais il paraît qu'il est devenu très« rare, et qu'il est tiers de prix ; on a cru faire plaisir aux cuneux, de leur en procurer une nouvelle édition. On sçait que celle pièce a été appelée le péché originel deê Arnauld.. Bn effet, &esl ee qui a commencé à aigrir [à Société contre eel le Uluslre /amiUe, et personne n'ignore jusqu'otr elfe tf porté son ressentiment. Pour le (plaidoyer en lui-même, il cti dans vm genre d'éloquence un peu différent de celle qui règne aujourd'hui dans le Barreau. De fréquentes allusions à quelque trait de Tbistoire ancienne ; des comparaisons prises des naturalistes, qui tiennent lieu de preuves ; un grand nombre de passages d'auteurs et de poêles latins; les grandes figures, comme les apostruplies et les exclamations, tout cela doit être aujourd'hui fort rare, et placé bien à propos pour être goûté ; tout cela néanmoins se rencontre très-souvent dans cette pièce. Mais ce qui serait un défaut dans le siècle où nous sommes, plaisait alors.... » Pas à tout le monde, d'après VEstoile. — 15- charge. Il écrivit (1603) Le franc et véritable discours au Roy sur le rétablissement qui lui est demandé pour les Jésuites. Ce plaidoyer n'eut aucun succès. Au mois de septembre de celle même année, le roi signa un édit qui rétablissait les Jésuites dans le ressort des parlements de Guyenne, de Bour* gogna> de LanguedoCt et leur permettait de reidnir à Lyon, à Dijon et à la Flèche. Le parlement de Paris fit ses remontrances. La veille de NoGl, le premier président de Harlay, accompagné d'an grand nombre de conseillers^ alla, l'après-midi, au Louvre, et fut reçu dans l'appartement d'en haut. Le roi s'y rendit, tenant la reine par la main, pour lui communiquer, disait-il, les afl'aires de consé- quence. Il était suivi d'une foule de seigneurs, de courtisans et de beaucoup de conseillers d*État (1). La harangue de M. de Harlay ne fut guère que la reproduction du franc et véritable discours. M. Arnauld, sans doute, se trouvait à cette action : ses titres et le rôle brillant qu'il jouait dans le procès ne lui permettaient pas de s'en dispenser. Gomme il devait triompher modêstemeiit tandis que le président pariait I Ce triomphe ne fut pas de longue durée. Henri IV répondit ; et ses paroles, que le sourire malin des seigneurs^ grands amis des Jésuites, souli- gnait assurément, troublèrent la belle contenance de maître Artiauld. On dirait que le roi avait laissé la main de la reine pour prendre le franc et véritable discours, tant il le réfute directement I II y met de la bonhomie, mais aussi une rondeur qui indique combien il lui tardait d'en finir avec ces so< pbismes, ces allégations mensongères dont ses gens de robe l'obsédaient depuis dix ans. L'avocat avait démontré que les intérêts de l'État s'opposaient au rétablissement des Jésuites, et à la cassation de l'arrêt qui les avait expulsés. Le roi disait : a Vous faites les entendus en matière d'État, et vous n'y entendez toutefois non plus que moi à rapporter uq procès. » L'avocat avait affirmé que, tout bien balancé, les Jésuites avaient plutôt nui que profité aux lettres ; que la Sorbonne les avait déjà condamnés. — Le roi disait : 1. Relation de ce qui s'est posté en mdgiv au rétablissemml ék$ JêmitBSf Urée de PEisloire de M. leprésiUent de Thou, livra oxxxii. — 16 — is8cnt les meilleurs, et c'est de quoi je les estime ; ce faisons-nous pas choix des meilleurs soldats pour la guerre ?... S'ils vous fournissent des précepteurs ou des prédicateurs ignares, vous les méprisez : ils ont de beaux esprits, et vous les en reprenez 1 » L'avocat avait montré les Jésuites travaillant à Tavancement des affaires des Espagnols qui, en retour, les entouraient de respect, d'honneur, de révérence. — Le roi disait : « Si l'Espagnol s'en est servi, pourquoi ne s'en servirait le Français? Sommes-nous de pire condition que les autres? L'Espagne est-elle plus aimable que la France? et si elle l'est aux siens, pourquoi ne le sera la France aux siens ? » L'avocat avait fait voir les Jésuites s'introduisant petit à petit dans les meilleures villes du royaume. — Le roi di- sait: a Vous dites : ils entrent comme ils peuvent ; ainsi font bien les autres, et suis moi-même entré comme j'ai pu en mon royaume; maia il fdut avouer que leur patience est grande, et pour moi je l'admire, car avec patience et bonne vie ils viennent à bout de toutes choses.» L*avocat avait rappelé que les curés de Paris (2) s'étaient 1. Dans le Iranc el véritable discours, Arnaald proposait un moyen d'em- pêcher les pères d'envoyer leur enfants aux Jésuites. * Qu*on leur donne, disait-il, une peine de mille eseus pour la première fois^ dont la moiiié appartiendra au dénonciateur et gui doublera autant de fois qu*on con- treviendra à l'arrêl.» 2. Quatre sur ciuquants. — 17 — joints à la Sorbonne en 1594 pour obtenir leur expulsion. — Il avait développé leur doctrine sur la puissance des clefs ; si elle triomphait, Henri IV ne serait plus roi, mais vice-roi, lieute- nant du Pape, doctrine condamnée par la Sorbonne et le Par- lement, les deux grands boucliers de ses prédécesseurs et les siens^ — contraire à la parole de Dieu qui a dit : Mon royaume n'est pas de ce monde, — aux libertés de l'Église gallicane, — et cependant enseignée par Bellarmin et par les Jésuites dans leurs collèges. — Le roi disait : « Pour les ecclésiastiques qui se formalisent d'eux, c'est de tout temps que l'ignorance en a voulu à la science... Touchant l'opinion qu'ils ont du Pape, je sais qu'ils le respectent fort :^ainsi fais-jt ; mais vous ne me dites pas qu*on a voulu censurer à Rome les livres de M. Bellarmin parce qu'il ne voulait donner tant de puissance au Saint- Père, comme font communément les autres. Vous ne me dites pas aussi que, ces jours passés, les Jésuites ont soutenu que le Pape ne pouvait errer, mais que Clément pouvait faillir. En tous cas je m'assure qu'ils ne disent rien davantage que les autres de l'autorité du Pape, et crois-je que quand Ton voudrait faire le procès à leurs opinions, il le faudrait faire à celles de l'Eglise catholique. » Enfin l'avocat avait raconté comment le principal du collège des Jésuites à Paris avait encouragé Barrière d'aller fourrer son couteau tranchant des deux côtés dans le ventre de Henri, en l'obligeant par le sacrement de V Eucharistie^ et comment les Jésuites étaient les fauteurs de tous les assas- sinats tentés sur la personne royale de son maître. — Le roi disait : Les lettres de cette année 16^2 nous montrent les deux amis poursuiTant divers buts qui devaient assure? le suecès de l'ep- treprise, dont « limportance est telle que quand ils y emploie^ roient toute leur vie, sans se mesler d autre chose, elle devroit être tenue pour bien remplie devant Dieu. » PasHiER BUT : Achever YAugi^stinus, « Il ne se (aut gujre que je Q*ay trouvé la febve au gasteau, et selon les principes de Sérapbi (saint Augijislin).. » t6 avril. » «Le cœur me croist à mesures que les lumières croissent... car je suis de cettç trempe, que, m'asseurant de la vérité, non Hmebo quid faciat mihi homo. ï) 22 avril. — « Vous vous estonnez que je ne parle point de Pilmot {VAugustinus et la matière de la grâce). La raison est, non pas que l'aiTaire se refroidisse puisque je m*y employé autant qu'aupara- vant, ayant leu environ huict fois les deux lomee de Séraphi (saiut Augustin), depuis Tabsence de Gélias (Saint-Cyran), avec d'autres petits ouvrages appartenant à cela. Mais c'est qu*il J^e m'offre pas tant de nouveautés qu'auparavant, -r- Sulpice (Jana.) coDtiAue à faire la guerre à Porris (les Jésuites), et se coutente fort de la diligence que Gélias (Saini-Cyran) y met, espérant que Dieu favorisera leurs bons desseins qui s'avanoent peu k peu ; h l'o^asioA dcf quQy Sulpice (Jans.) est devenu grand seigneur, d'autant que par dessus son valet^ il a esté contreint de prendre un secrétaire ou greCTier, pour l'aider à écrire leurs impertinences, d !•■ décembre (l). Second but : Se préparer des disciplea à P<àris. 1. On Ut encore d^ip^s oçUe leUre : a Le traité {de Pœna parvtUorum), que Gemer (Coarius) a envoyé à Rome au cardinal de Treio pour te juger, contient sommairement ce qae Séraphi (saint Aug.) a défendu comme arilcic de foy, qu^its estoteat condamnea aux peines sensibles, voire au feu, quoyqu'ii n'ose pas dire cela ouvertement ; et par conséquent qu'ils sont pélagiens tous ceux qui le nient. Voilà la substance qui porte avec soi beaucoup de traits contre PorfiB («Rsuilcs), lesquels 11 croit assez adoucir, CQ y meUuot ii^n peu de s^crc uvi'c u:) fnlc uu u:\{oriajsis.l\ se trompe grandement ayant à faire à des cspriis iic;.si>z scn;>i!)Iu5 aux injures. » — 52 — « Je suis merTeilleusement aise que raffaire s'avance tellement en dormant, ce qui montre que Dieu y veille : car cette disposition de plusieurs hommes vers la vérité, ou bien cette inquiétude à ne la trouver point, est très-importante à leur faire embrasser, comme à des affamez, ce qui les assouvira... J'approuve fort la retenue de Durillon (Saint-Cyran) avec Robin et sa force à se défendre, qui n'est pas peu de chose ; quoyque cela mesme leur fera plus venir l'eau à la bouche, et défendra plus Durillon de recevoir des affronts, en cas qu'il s'y embarquast. » 13 juin. Troisième but : Établir les Oratoriens en Hollande pour les opposer aux Jésuites. « Le supérieur ou archevesque des Hollandois, qui loge maintenant chez Sulpice (Jans.), luy a donné charge de sçavoir toutes les particu- larités de la compagnie dont de BéruUe est le chef. Sulpice luy a mis cela en teste et pousse à la roue le mieux qu*il peut.., Sulpice vous prie d'avoir l'affaire à cœur, car il est passionné contre les Jésuites et leurs mesnées. Ils tascheront de faire au pais des Hollandois, comme ils ont fait en Angleterre, et occuperont les meilleures places si BéruUe ne les devance. • 1*' juillet, et 8, 21» du même mois, 5 et 29 août. Quatrième but : Répandre les livres de saint Augustin, en donner une édition corrigée. « ... Le saint Augustin que je disois qu'il dcYoit estre réimprimé requiert nécessairement, à mon advis, une collation avec l'original, quoyque vieux et corrompu, pour avoir plus d'autorité. Car je ne doute point que celuy qui l'a produit ne se fust trompé en certains endroits par faute de rCentendre pas le fond. Personne n*en verra rien. » 22 avril. — (( J'ai envoyé par les chariots de Bruxelles vingt-deux exemplaires de saint Augustin, comme vous en avez emporté un, afin que Solion (Saint'Cyran) s'en serve envers ceux qu'il jugera à propos, sans avoir la peine de les demander toujours. » 29 avril. — « ... De toutes les corrections que j'ay faites, je fçaurois presque donner pertinente raison s'il estoit besoin... Il faudroit laisser en arrière les notes de M. Ménard, car souventefois elles ne sont pas à propos et montrent qu'il n'entend pas le style et la doctrine de ce saint. » 26 novembre. Cinquième but : Se concerter de vive voix avant d'ouvrir la lutte. «... Bocce vous a escrit par une lettre latine comme il n'avoit pas perdu, l'espérance de se joindre un jour à Durillon... Il ne cessera — 53 — point d'csclaircir, selon que Dieu l'aidera, tous les points, jnsques à la composition de l'œuvre principal, car alors il sera nécessaire de con- férer avec Cclias, devant que le commencer. Dernier febvrier. » — a Je vous ay respondu par ma dernière à celle qui parle de la réunion de Célias avec Sulpice, trouvant bien bon le moyen de Teiécuter... Cela suppose cependant que la résolution nette et péremptoire fut faite au- paravant laquelle pend encore de plusieurs circonstances... » 25 mars. — « ... Sulpice ne doute point s'il ne (ait pas le Toyage de cette année^ qu'il le fera de Tantre^ Dieu aydant. » 5 août 16^. En effet, Tannée suivante, Jansénius entra avec le mois de may en France. M. Sainte-Beuve dit que les deux amis se revirent à Péronne (1). C'est une inexactitude. Il est vrai, Jan- sénius écrivait à Saint-Cyran, le 6 avril : « ... Ayant receu vostre dernière lettre, et reconnu l'offre que vous faites, de vous transporter à Péronne, je me laisseray aller hors de mon devoir qui seroit de venir là (Paris où Jansénius voulait venir), pour reprendre la première conception que nous avions de choisir Péronne pour cet effet... Ce sera donc, s'il vous plaist prendre cette peine, le samedy après Toctave de Pasques, qui est le 29 du présent mois d'avril, le jour de saint Pierre martyr et de sainte Catherine de Sienne, que je me trouveray avec l'aide de Dieu, vers le soir, à Pérou ae, pour y entrer avec le mois de may en France, et nous entre- tenir quelque temps. » Trompé par cette lettre si précise, M. Sainte-Beuve raconte que « Jansénius arriva à cheval le samedi 29 avrils au soir »^ Or, le 13 avril Jansénius écrivait : « ... Je persiste dans la mesme résolution ; car je croy qu'aussi bien nous serions mieux en allant aux champs qu'en demeurant fermés dans la ville de Paris... Cependant si vous le trouvez mauvais vous le pourrez signifier encore... Je ne partirai pas devant le 29 avril,.. Vos lettres pourront aisément estre icy ; ou pour le moins à Péronne, chez le$ PP. de VOratoire^ pour disposer de mon voyage, comme vous le jugerez. » Saint-Gyran disposa du voyage de son ami, et Jansénius vint jusqu'à Paris, ou aux champs^ peut-être encore à Bourg-Fon- taine. Quoi qu'il en soit, l'entrevue n'eut pas lieu à Péronne : la lettre suivante nous l'indique très-clairement. I . Pori'Ro}ia\, 1. 1, p. 303. 4 - 54-^ a Lottvaiiif 29 mai 1623. — Je vous ay escrit aujourd'huy il y a huict jours, c'est-à-dire jeudy passé, de Péronne avec l'homme qui ra^ nkena U cheval^ lequel m'avoit bien mené au pas. Je fus fort las venant à PéroHM^ teilemeDt que j'avais d'horreur de la porte ; néanmoins, pour lie perdre pas de tempsj je monté le mesme jour à quatre heures après dtsner à obeval, et As si bien, que j'arrivay le lendemain, c'est- à-dire, te tendredy devant dianer, à Bruxelles, et au soir avec les chariots, à Lottvain* » On le voit^ après rentrevue» Jansénius revient à Péronne d'où il renvoie le cheval qu'on lui avait prêté avec une lettre pour son ami, et d'où, quoique très-fatigué, il repart le même jour. Ces circonstances auraient dû avertir M. Sainte-Beuve de Terreur qu'il commettait. Le voyage de Jansénius Ait fort remarqué à Louvain et on en fit « d'estranges almanachs ». Voici un petit tableau de mœurs à la janséniste. On nomme le supérieur de Sainte-Pul- chérie à un canonicat ; il l'accepte et s'écrie : « Voilà comme Dieu, en un moment, accommode les affaires de Sulpice et de Célias, et contre toute ordre et opinion ; car Sulpice n'était que le df^izlèmô en nomination, et cependant Dieu a fait mourir deuï chanoines, Tun vingt-quatre heures après l'autre. Il a envie de le changer en simples bénéfices ; on lui offre déjà 600 florins et un bénéfice ; mais il requiert la résidence en un lieu privilégié. Le temps esclora les occasions. » 2 juin 1623. Les lettres des années 1624, 1625, nous manquent (1). La première de 4626 nous apprend que les deux amis se virent dans les premiers jours d'avril : « ... Il y â huict ou dix jours que je suis arrivé icy heureusement... Je vous demande pardon de la faute que vous m'atlribliez de vous avoir chaïaé ti tost. J'aurois véritablemeut plus de tort, si révénemeut ne me fouroissoit de Texcuse ;'car je fus bien près de deux heures encore après votre départ, au logis du messager, avec mon tralste cheval qui nu contre le vostre*.. » Bruxelles, le 17 avril 1626. M. Saintc-Bouve peut placer ici, s'il le veut, son entrevue de Péronne : rien ne s'y oppose et il trouvera, quoique à trois 1. Ce fait s'explique par le séjour que fil alors Sainl-Cyran à Aire auprès de Tévéque, M. Boulhillier. — 55 — ans de distance, « cette réjouissance de printemps qui ne leur servit qu'à conférer plus à fond de leur dessein (l) ». Toutefois il ne pourrait ajouter : « Jansénius revint à ses livres et à son Augustinus. » Jansénius revint à Paris au mois de mai. Il se rendait à Madrid où il allait plaider pour Ttiniversité de Louvain contre les Jésuites. Sans doute il dut consulter chez M. d'Andilly les Mémoires d'avocats baillés à matire An- toine Arnauld. 11 s'arrêta à Bayonne pour voir les parents de M. de Saint-CyraUf et arriva heureusement au terme de son voyage, après avoir été obligé de prendre à Saint-Jean deLuz,des mules, faute de chevaux de poste, pour parachever le reste du chemin. Il raconte ainsi sa première audience : « Je m'en allay voir le président qui doibt traiter nostre affaire auquel ma venue sembloit e^tre fort agréable ; car comme il me vit de loin dans la saie, il me vint au devant avec son baston, et commença à rire bien haut en disant : Ya sahe il camin d'Espana. » Jansénius passa l'hiver à Madrid, et, tout en s'occupant des affaires de son université, il ne négligea pas celles de la Gràcei 11 continua la lecture de saint Augustin, Tachevaetla recom- mença. Il trouve tant de choses à recueillir, qu'il travaille à mourir de fatigue. Aussi peut-il annoncer (90 décembre 1626) qu'il ne lui reste plus qu'à mettre la main à la rédaction défi* nitive de son livre. H exhorte encore vivement Salnt-Cyran à presser les Oratoriens de s'établir à Louvain : « Il serait bon de leur procurer un lieu, sUl se peut, au milieu de runiversitc, sans en dire la raison : car je songe à leur faire tomber entre les mains toute la jeunesse avec le temps. » Il se réjouit fort de la censure infligée par la Sorbonne à la Somme théologique des vérités capitales de la Religion chré' tienne du Père Garasse. Il applaudit à la sainte indignation de son ami contre l'ouvrage du Jésuite. Saint-Gyran écrivit la Somme des fautes de cet auteur qui ne manquait ni de talent, ni de vertu : — son livre loué par Balzac, Malherbe^ Bayle, Rapin, Bacon» et sa belle mort au milieu des pestiférés de Thô- pilal de Poitiers, en témoignent avec un éclat que les ca- lomnies des Jansénistes et les railleries de Voltaire ne sauraient I. Porl'Royal, 1. 1, p. 303, — 56 — Yoiler. M. Sainte-Beuve nous dit que les Jésuites essayèrent d'entraver la publication de la Somme des fautes et des faus- setés capitales contenues en la Somme théologique de François Garasse. Ils eurent bien tort : les fautes de leur confrère plu- ment moins au public que ces vérités ; si bien que, lorsque son zélé critique commença à faire imprimer un autre ouvrage de controverse (Petrus Aurelius probablement), Jansénius lui offrit de payer l'impression, « si par aventure l'imprimeur ne voulait pas continuer, à cause que la pièce que vous sçavez^ lui dit-il, ne se vend pas bien (1). » En effet, rimprimeur ne voulut pas continuer, soit qu'il craignît le petit nombre d'à* cheteurs, soit qu'il craignît la Bastille. Sainl-Gyran songea à se faire imprimer en Espagne. Il envoya son manuscrit à Jan- sénius qui lui répond : « ... J^ai receu l'escrit à la main que vous m'envoyez... Ce que j'en ay leu me contente. Quant à TimpressioD, je verray à ce qui sera à propos d'en faire icy, où on apporte force formalitez à imprimer le moindre feuillet. » — « Quant à Laverruneus, il est impossible de le faire imprimer icy, à cause de tant de formalitez qu'on y apporte. Car il faudrait tellement le réformer qu'il perdrait toute sa force. > 21 août 1626. - 7 février 1627. Au milieu de ses nombreuses occupations, Jansénius trouvait quelques instants pour aller se promener, ou plutôt pour aller promener son mulet. Cette sollicitude pour sa monture faillit lui coûter la vie : (( Mon mulet pensa me tuer, il y a quelques jours. Mais je m'en suis échappé bon marche^ quoique j'en porte encore les marques. Je suis après le vendre, veu que je m'en sert fort peu, sortant quelquefois plus pour l'amour de luy que pour l'amour de moy (2). » Son indiscrétion mit fin à son ambassade. Il était allé, pro- bablement avant de vendre son mulet, faire un tour à Sala- manque. Quelle gloire et quel avantage pour Pilmot, s'il avait f . Ce qui explique pourquoi on ne trouve pas le troisième volume de la Somme des fauteSy etc. M Sainte-Beuve, qui n'a pas remarqué ce passage de la correspondance de Jansénius, dit pertinemment : « Tout donne à croire que Saint-Gyran, dégoûté de son surcroit de raison, en voyant le Père Ga- rasse à terre, n'acheva pas. » 2. 12 octobre 1626. I — 57 — pu s'attacher quelques docteurs de la célèbre universitél HélasI il parla trop inconsidérément de ses projets de réforme, on de- vina le sectaire sous le réformateur et on résolut de le dénon- cer à rinquisition. Il en eut avis, et sans délibérer, il prit la poste fort secrètement pour s'enfuir, car on se serait saisi de lui s'il n'eût été assez habile pour se sauver. Quelques mois après son retour en Flandre, Jansénius parlait de son aventure en termes voilés. c( On m'a écrit de delà les monts que l'inquisition a été suscitée contre un docteur de Louvain qui a été en Espagne, et on s'est adressé à Salamanque au logis de sou hôte, qui était le premier docteur de TUniversité, appelé Basilius de Léo, pour prendre infor- mation contre lui, comme contre un Hollandois et par conséquent un hérétique (1). » Le malencontreux ambassadeur fut reçu à Louvain « avec grande joie et contentement de tous >. 11 va sans dire que Jan- sénius s'arrêta à Paris chez son ami, au logis de M. le sous- chantre, au cloître Notre-Dame (2). Et comme les présents en- tretiennent l'amitié, dès que Jansénius fut de retour à Louvain Saint-Gyran, l'auslère Saint-Gyran, voulut lui offrir des jam- bons de Bayonne. En homme prudent, il lui demande com- ment il pourrait les faire arriver au collège Sainte-Pulchérie, sans que leur vue exposât les messagers à une tentation dan- gereuse pour le précieux envoi. La réponse ne se fit. pas at- tendre : « ... Quant aux jambons qu'il vous plaist de m'envoyer, je ne voy autre moyen que de les mettre dans un panier bien fermé de toutes parts, et mettre en haut un ou deux livres qui ne valent rien, ou un exemplaire de tomes contre le Plagiaire (P. Garasse). » 14 mai 1627. Saint-Gyran ne devait pas manquer d'exemplaires deces tomes; on sait que la Somme des fautes avait eu peu d'acheteurs. 1. Oécembre 1627. 2. Saiot-CyraD, dit (I. Sainte-Beuve (t. I, p. 304), avait laissé en 1621 son évoque de Poitiers, et demeurait d'iiabitude à Paris, au cloître Notre- Dame, au logis de M. le suus-chantre. Baint-Cyran laissa son évêque avant 1621 et habita d'abord à Paris ailleurs que chez M. le sous-chantre. Le 17 novembre 1619, Jansénius lui écrivait chez Jf. de Beauxhotlet, rue de la Poterie. Saini-Uyran était encore, après l'entre vue de 1621, chez Monsieur de BetnuBhoetes, prêt des HaUes. — 58 — AiMi placés sQus 1^ protection de la gr&ce efBcace par elle- mêma, sans laquelle le septième précepte du Pécalogue aurait bien pu être impossible aux gens des chariots^ les jambons parvinrent à leur destination, et Jansénius remercia « grande- ment son ami de lui avoir donué oette rareté ». Quand la porte de la cuisine de Port-lioyal ^'eptr'ouyre, on est sûr de voir quelque rareté* Un jour nous entendrons les aqiis d'une il- lustre pénitente^ y heurter, demander très-humblen)ent d'en- trer dans les mystères de certaines marmelades et promettre une reeonnaissanee étemelle en échange de deux assiettes de certaines confitures. Mais laissons l'homme et retournons au héros. Nous le trouvons demandant un sermon pour prêcher dans un des principaux monastères des Pays-Bas, en présence de l'archevêque de Malînes. Le sermon n'arriva pas à temps : « Ce que vou§ m'avez euvoyé touchant Tordre des Qénédiciina est venu trop tard ; ce qui eat cause que j'ai fait la harangue, comme il a pieu à pieu, sur la réformation des mœurs^ suivant la doctrlae de saint Augustin. Le prélat que vous connaissez y estoit présent et y prit grand plaisir : il a esté fort incité à cette occasion à tcLScher de faire évesque un qui s^appelle Sulpice (Jansénius), jusques à souhaiter qu'il fut son coadjuteur^ cum successione, mais il n'a pas pouvoir de faire tout ce qu'il voudrait. Cependant je n'ay pas voulu vous cacher, comme à tout autre, cette particularité. » 15 septembre 1627. L'archevêque de Malines, en attendant mieux pour son pro* tégé, le fit nommer professeur titulaire d'Écriture sainte. Ln place rapportait « avec la chanoinie incorporée, 7 à 8 cents florins ». Cette nomination attira sur Jansénius Taltention de la Cour, (i où certaines gens puissants sont fort inclinez à son avancement. Le prélat y fait les extrémitez jusque-là que pour Vévêché de Bruges la chose fusi sur le point d'esire faite et le bruit en courut. » Saint-Gyran félicita son ami de sa bonne fortune. Mais crai* gnant sans doute que Téloquence duprofesseur ne nuisît à « l'a- vancement » que certaines gens puissants lui préparaient, il lui offte ses services, qui furent acceptés avec empressement : « ... Je vous remercie fort du secours que vous m'offrez à m'acquitter plus facilement de mon devoir ; si vous avez ou trouvez quelque chose qui puisse servir, il sera très-bien venu ; je commenceray par la Ge« nèse, et poursuivray tout le Pentateucte. » Les leçons fiirent applaudies, et rbeureox docteur maude à Paris que le nouce lui montre une grande affeolion, qu'il songe même à le mettre sur le chandelier de là les monts en lui procurant quelque dignité au Vatican (I), Taudis que Tambitieux s'ouvrait aux espérances qui lui souriaient du Va- tican, le sectaire traTaillait dans l'onibre à renverser les plus fermes appuis de ràglise romaine. Non^seulement Jansénius faisait passer à Saint^Cyran tous les livres qui pouvaient Taider à grossir les arguments hérétiques et les diatribes de Petrns Aiprelius, mais lui-même venait de oompoaer un ouvrage en trois livres contre les Jésuites. Plus avisé que loyal, il ne voulait pas le publier en son nom ; il n'auraiè pas regardé à cent florins pour le faire imprimer, sHl n'avait orainê d'être découvert^ saisi et visUé^ ce qui aurait empoché les gens pui»< sants de la Cour de hâter sa promotion à l'épiscopat, ou le nonce de le placer sur le chandelier au delà des monts. Il trouva bientôt un biais : a II m'est venu à Tesi^rit qu'il y aurait un moyen faoile et asseuré de publier les escrits de Boèce contre Pacuvius en les traduisant élO' quemment en la langue de Célias ;(SaintrG^ran} car il n*y a âme au monde qui songerait alors à Sulpice (Jans.)^ ce qui autrement serait difficile. Et par après on pourrait faire suivre l'original, comme si ce fust une traduction (2). » Tout de bon, monsieur Pascal, ne vous . semble-t-il pas qu'on pourrait ajouter à cette lettre de votre ami, ce post^ scriptum de la huitième à un Promr^ial : « J'ai toujours oublié à vous dire qu'il y a des Escobars de différentes im- pressions ! » Jansénius n'oubliait pas son œuvre principale, VAugustinus. Au mois de février 10^8, il terminait les huit premiers livres, c'est-à-dire, l'histoire des pélagiens et des seml-pélagiens, et commençait les autres traités qui composent rin-folio. « Il y travaille, dit-il, tous les jours trois heures devant disner. i> Il rencontre de grandes difficultés ; c'est un chaos qu*il ne sait comment débrouiller. Il est très-occupé à résumer les opinions des adversaires : il le fait très- minutieusement, peut-être trop, car l'ouvrage en devient fort long, si long qu'il en a peur. La 1. Leltre du 0 juin 1630. 2. Lettre du 29 février 1629. composition lui est très-péoible à cause d'une infinité de pas- sages qu'il faut aligner à tout bout de champ, et qui embar- rassent beaucoup le chemin. Autour de lui on ne sait pas à quoi il travaille, sinon en général qu'il se rompt la téta à saint Augustin et par conséquent qu'il médite quelque chose sur lui. 11 enverra à Saint-Cyran las titres ou chapitres de tout ce qu'il traite afin qu'il puisse en juger eu gros. Il prie Barras de voir s'il peut trouver le Chronioon Protperi et d'examiner ce qu'il dit environ l'an 415, ou entre 410 et 490, des héré- tiques qu'oD nomme FrxdeitinaU, lie Chronicon ordinaire qu'il possMe n'en parle pas. Il voudrait aussi qu'il prit note de la suite des Papes depuis Innocent I*' j usqu'à Léon le Grand, car Pontanus dit qu'il syncope trois on quatre Souverains Pontifes. Cela est nécessaire au dessein et à la suite de son ouvrage ; faute de ces éclaircissements, il y a quatre semaines qnojacetU opéra inierrupta, minsque murorum ingentet. Il est vrai que ce qu'il désire savoir n'est pas destiné à prouver sa thèse, mais à renverser etce Prosper et ces prédestinatistes. Peu après il envoie encore quelques chapitres & Saint-Gyran, alln qu'il juge des questions qui méritent d'être mises en relief. 11 lui semble qu'il a bien donné sur les doigts aux Jésuites et qu'il leur sera difficile de se défendre de certaines choses qu'il leur impute. 11 souhaiterait que Saint-Cyran pût tout lire, et il espère que Dieu lui ménagera une occasion favorable pour cette communication. Il a mis un an à terminer ces chapitres, quoiqu'il y consacr&t trois heures par jour assidûment. Sans doute il aurait eu le temps d'écrire davan- tage, mais ce travail de continuelle composition était trop pesaâl. Quand il commence les livres de Gratia primihominis, etc., «ce qu'il appelle traiter les affaires de monsieur Adam*, il écrit si longtemps et avec une telle ardeur que bientôt sa main fatiguée refuse le service et il est obligé de lui accorder huit DU dix jours de repos. Certaines difficultés l'embarrassent beaucoup \ il se fie à Dieu qui lui découvrira la vérité, car plus d'une fois déjà il a éprouvé que l'assistance divine ne lui manquait pas en ces occasions. Ses occupations officielles l'empêchent seules de terminer l'Auguslinus. Il se console de ce retard en pensant qu'il lui arrive « par une volonté parti- culière de Dieu qui sait quand il sera temps de produire ce livre, car de croire qu'il sera facile de le faire passer aux juges, cela, dit-il {peut difficilement tomber en mon esprit, quelques — 61 - dispositions qu'il puisse y avoir de delà, sachant les extrava- gances qu'il y a... » Il manquerait un trait caractéristique à la figure qui se des- sine dans cette longue correspondance, si nous n'ajoutions que Jansénius, nommé recteur de l'Université de Louvain, mena de front la politique et la théologie. Pour mettre fin à la guerre delà Flandre avec la Hollande, il proposa en 1633 de secouer le joug de l'Espagne et d'unir les catholiques flamands avec les protestants hollandais pour composer un corps mi-parti des deux créances. Deux ans plus tard, quand la France s'arma contre la maison d'Autriche et commença la conquête de la Flandre, Jansénius, redevenu bon Flamand et bon Espagnol, écrivit, sous le pseudonyme d'Alexandre Patricius Armecha- nus, un pamphlet qu'il intitula : Mars Gallicus, seu dejustitia armorum et fœderum régis Gallix. C'était une satire violente des rois de France, depuis Clovis jusqu'à Louis XIII, de la loi salique, du titre de roi très-chrétien, du don de guérir les écrouelles, des alliances contractées par Richelieu avec les princes protestants. Les Papes qui ont favorisé ou loué les rois de France ne sont pas épargnés dans cette philippique. Le P. Rapin en fait avec une juste indignation l'analyse, qu'il termine ainsi : « Le style en était vif, animé de citations grecques et latines assez bien appliquées, mais plein de fiel ; l'auteur ayant Tair d'un homme toujours en colère, et qui ne cherche qu'à offenser, mêlant à tout cela de ces tours mali- cieux qui ne respirent que l'animosité et cette malignité artifi- cieuse qui pique d'ordinaire la curiosité d'un lecteur. Enfin, après avoir dit de notre nation tout ce que la passion peut inspirer, il s'excuse de la faiblesse de son style, prétendant que c'est moins par son livre qu'on peut apprendre la vérité des crimes abominables des Français pour perdre la religion, que des soupirs et des gémissements dont les fidèles ont fait tant de fois retentir toute l'Europe (1). » On prétend que Richelieu voulut obliger l'abbé de Saint- Cyran à répondre à l'écrit du faux Armechanus sans connaître SCS liaisons et ses engagements avec le véritable auteur, et que l'abbé, ayant refusé d'expliquer les raisons qu'il avait de le faire, acheva par là de se perdre dans l'esprit du premier mi- nistre qui le fit observer avec attention. Le temps est passé où 1. Hisioire du Janténisme, page 302. - 62 - le supérieur de Sainte-Pulchérie écrivait à son ami : « De la promotion de monsieur de Lusson, je suis fort aise, croyant qu'il ne nuira pas à l'affaire de Gomir. — De monsieur de Lusson je suis fort aise, estant un instrument très -propre à faire de grandes choses (l).» La prophétie se réalisa, mais contre le prophète, môme pour les affaires de Comir aux- quelles il porta, nous le verrons bientôt, le premier coup. Mars GallifyUS valut à son auteur Tévêché d'Ypres. « Ainsi, dit le P. Rapin, ce fut du prix de Tautel et aux dépens du sang de Jésus-Christ qu'une satire si scandaleuse fut récompensée. » Sacré le 28 octobre 1636, Jansénius mourut le 6 mai 1638. Dissimulé jusque dans la mort, une demi-heure avant d'expirer, il recommandait à son chapelain Lamœnus de s'entendre avec ses amis Fromond et Calenus pour publier, sans y rien chan- ger, le livre qu'il avait gardé pour la postérité, n'ayant pas eu le courage de tirer lui-même le rideau. « Que si pourtant, ajoutait-il, le Saint-Siège y voulait quelque changement, je lui suis un ûls obéissant et soumis. » Pouvait-il douter que le. Saint-Siège voulût quelque changement à son ouvrage lui qui disait : « De croire qu'il sera facile de le faire passer aux juges, cela peut difQcilement tomber en mon esprit. » Et que faut-il penser de la sincérité de sa soumission au Saint-Siège, « dont il estime le pouvoir la moindre chose » ? Cette suprême protesta- tion d'obéissance est une suprême hypocrisie que Jansénius ajouta à toutes celles de sa vie. Il mourut comme il avait vécu: catholique de nom, hérétique de fait (<>). Ses familiers le sa- vaient bien et ils ne se méprirent pas sur ses derniers senti- ments ; ils se hâtèrent de faire imprimer VAugusiinus^ sans le soumettre au jugement du Souverain Pontife. t. Lettres deg 16 sept, et !5 déc. 1629. 2. A toutes* les prcuvo8 de celle triste vérité que la correspondance de Jansénius nousa fourni'H, il faut ajouter celle-ci. Lorsque son neven voulut vendre les livres de l'rvêque, on trouva que la plupart étaient composés par les hérétiques inoder.i< s. Il y avait les œuvres de Calvin, l'Hisloi^e du concile de Trente, par PaoloSarpi, les Actes du synode de Dordrecht, le AIi,slèrê d'iniquité, pai iu Plessis-Mornay, V Histoire de Saleiden, grand calviniste d'Angleterre, (Idolâtrie da papistes, par Théodore Simon, le livre de Marc-Antoine de Dominis Je Repub'ici ecclesiasticaj VAbréfé de la théologie des prolestants de HoUande, l'Histoire de Poniponace, la Théo- toijie fies prolestants d'Allemagne, le livre de Vorstius sur la Relijj^ion et quantité d*autres du môme caractère. Si l'examen de la composition d'une bibliothèque permet de deviner les idées et les prédilections de son possesseur, on peut juger de celles de Jansénius. On sait d'ailleurs qu'il avait toujours un Calvin ouvert devant lui sur la table où il écrivait V Auguslinus. m L* abbé de Saint Cyran : son caractère, se s débuts littéraires.— Çueii ion royale, dcfcQsc de la brebis da chapitre de Bayonnc, Apologie pour l'évoque de Poitiers. — Équipée de Sainl-Cyran contre les Jésuites de cette ville. -Con • férences Brcrèiea. — Le P. de Condren. — M. d'Andilly. — Modèle de stylo èpisiolaire. — .Dialogue d'Ëudoxe et de Pliilantbe. — M. Sainte- Beuve dit oui et non. — Saint-Cyran à Paris. —Esprit de principauté. — La Som^ne des fautesdu P. Garasse, — Direction spirituelle. — Le Cha- pelel secret : ses effets. — Peti^us Aurelius : Jansénisme et Qalllcanisme. — Symbole de8aint>Gyran. — Son arrestation. Pendant que VAugustinus s'imprime secrètement à Louvain, chez Jacques Zegers, tirons Tabbé de Saint-Cyran de Tombre où la correspondance de Jansénius nous Ta fait entrevoir. — M. de Saint-Cyran î Un historien de Port-Royal l'appelle « homme portcntosuSy extraordinaire, surprenant (I) » ; et M. Sainte-Beuve découvre en lui, a au prix de quelque réflexion », il est vrai, « beaucoup de profondeur, de discerne- ment interne, de pénétrante et haute certitude, beaucoup do lumière sans rayons, et de charité (2) ». La véritable grandeur, a dit La Bruyère, ne perd rien à être vue de près. La grandeur de M. de Saint-Cyran ne supporte pas cette épreuve. Dès qu'on 8'approcbe, il ne faut pas beaucoup de réflexion pour décou-* vrir que ce qu'il y a en lui d'extraordinaire, ce n'est pas la profondeur ni le discernement, ni la lumière, même sans rayons, ni la charité. Qu'on en juge : voici l'homme tel que le 1. Mémoires historiques et chronologique i sur l*abbayii de Port-Royal des C/i«mps(par Guillcberl), première parlio, t. If. p. Ii9. 2 Port-Royal, par Sainte-Beuve, t.l, p. 273. «V -64- connurent ses contemporains, avant que ses disciples l'eussent offert à l'admiration de la postérité, posé sur un piédestal magnifique, et paré de la triple auréole du saint, du martyr et du docteur. Avant d'aller à Louvain, Du Vergior de Hauranne étudia à Paris, il suivit la Sorbonne.avecDenisPetauetlogeaàlamème pension que ce jeune étudiant dont le nom deviendra un des plus illustres de la théologie catholique. Il ne lui laissa pas un heureux souvenir de son caractère. Le P.Petau racontait qu'il avait trouvé son condisciple vain,inquiet,présomplueux,taciturne et fort particulier dans toutes ses manières (1). Si Du Yergier parlait peu (il haïssait les paroles tant il en avait mauvaise opinion) (2], il écrivait beaucoup et se plaisait à répandre Vencre sur le papier ; c'est son mot. Lorsqu'on l'arrêtera, on saisira chez lui la valeur de plus de quarante volumes in-folio de manuscrits. Du Vergier commença de bonne heure à répandre l'encre et ce ne fut pas en Thonneur de la Grâce. Revenu à Paris avec Jansénius, il ne se contenta pas d'assister aux leçons d'Edmond Richer. Son évèque, Bertrand d'Erchaux, qui jouissait d'un grand crédit à la cour, vantait son beau génie ; Juste-Lipse lui avait décerné de publics éloges et ne dédaignait pas d'a- dresser à ce jeune homme plusieurs lettres pleines d'aff'ectueux conseils mêlés aux plus flatteurs encouragements. Du Yergier eut hâte de justifier ce glorieux patronage. Il apprit tin jour par le folâtre comte de Cramail, son compatriote et ami, qu'une grave question de morale agitait le Louvre. Henri lY avait demandé à quelques seigneurs ce qu'ils auraient fait, si à la bataille d'Arqués au lieu d'être victorieux,il eût été obligé de fuir et que, s'embarquant avec eux sur la mer, sans aucune provision de vivres, une tempête les eût emportés loin du rivage. Un des seigneurs lui avait répondu qu'il se serait tué lui-même pour se donner à manger à son roi plutôt que de le laisser mourir de faim. Là-dessus, Henri lY avait mis en ques- tion si cela se pouvait faire sans crime. Du Yergier prit parti pour le généreux courtisan et il écrivit à l'appui de son opinion quelques pages qui parurent sous ce titre : Question royallc. 1. Histoire du Janténitme. 2. LcUre de Saiot-Uyrau k M. d'Andilly. — 65 — où est montré en quelle extrémité, principalement en temps de paix, le sujet pourrait être obligé de conserver la vie du Prince aux dépens de la sienne. A la suite d'Elues du Pin, M. Sainte-Beuve ne voit dans ce petit livre qu'un tour de force, un jeu d'esprit, une gageure de rhéteur ; • ainsi autrefois, dit* iU Isocrate avait fait les éloges d'Hélène et de Busiris ; le phi- losophe Favorin, celui de la fièvre quarte, Synésius celui des têtes chauves ; Agrippa célébrait l'âne, Érasme la folie, le Bemi la peste. * Ces noms rappellent Télégance du style, la verve de la satire, la grâce et l'enjouement de la pensée, l'ori- ginalité du trait, la finesse du paradoxe. Aussi, on est tout prêt à blâmer, avec M. Sainte-Beuve, les austères censeurs qui ne purent pardonner au jeune Du Vergier de s'être placé du premier coup en si brillante compagnie, et qui commentèrent la Question royallea sans rire et d'un air d'horreur ». D'ailleurs» pourquoi faire un crime d'un péché littéraire de jeunesse, même lorsque la gloire ne l'absout pas ? Un cousin de notre Du Vergier, M, Du Vergier de Hauranne, historien du gouver- nement parlementaire y avait débuté dans les lettres par VArlequin jaloux et deux autres vaudevilles où on ne vit pas même un tour de force. « Ces grelots de la fantaisie satirique par lesquels il avait fêté ses vingt ans, dont on retrouve l'écho dans ses œuvres les plus sérieuses et dans ses actes les moins suspects de jovialités (1), » n'ont pas détourné l'Académie française de lui ouvrir ses portes. Mais la lecture de la Ques- tion royalle dissipe un peu les dispositions bienveillantes qu'on avait pour son auteur. II n'y a rien dans ce livre qui porte à rire, et il y a bien quelque chose qui fait horreur. Arlequin jatotu; devait être plus plaisant que Tlsocrate au xvii* siècle. Ecoutez : c( ... Si Dieu naturellement nous a faits tels que nous ne vivons qu'en la ruine de nous-mêmes, et que le tout de l'homme ne subsiste que cependant que les parties principales s^altèrent, se minent et s'en- treminent, serait-ce merveille, s'il commandait à l'une des parties par un commandement nouveau de défaire violemment son tout, vu qu'il ne subsiste que par sa défaite, et que ce commandement a déjà été donné aux parties de chaque individu élémentaire à rencontre de leur tout... Mais comment peut-on douter de ce pouvoir de Dieu?... t. Réponse de M. CuTillier-Pleury au discours de M. Du Vergier de Hauranne, prononcé dans la séance du 29 février 1872. -66 — Au commandement que Dieu a donné de ne tuer point, n*est pas moins compris le meurtre de soi-même, que celui du prochain. Or il arrive des circonstances qui donnent droit à l'homme de tuer son prochain ; il en pourra donc arriver d'autres qui lui donneront pouvoir de se tuef soi-même... Ge n'çst pas de nous-mêmes, ni de notre propre autorité^ que nous agirons contre nous-mêmes, et puisque cela doit se faire bonnestement et avec une action de vertu, ce sera par l'aveu et comme par l'entérinemeût de la raison. Et tout ainsi que la chose publique tient la place de Dieu, quand elle dispose de notre vie, la raison de l'homme en cet endroit tiendra lieu de la raison de Dieu ; et comme l'homme n'a l'être qu'en vertu de l'être de Dieu, elle aura le pouvoir de ce faire pour ce que Dieu le lui aura donné, et Dieu le lui aura donné pour ce qu'il lui a déjà donné un rayon de la lumière éternelle, afin de juger de l'état de ses actions qui, étant comme une parcelle d'un tout uniforme, opère par la même forme que son tout, et ne peut nullement juger des choses conformément à son idée, qu'elles n'ayent autant ou plus de conformité à la première idée d'où elles sont énon- cées... » C'est avec cette profondeur de doctrine que Du Vergier éta« blit les principes suivants : « Le manquement de propriété sur la vie n empêche point qu'on ne puisse se tuer soi-même* Car on voit tous les jours que la chose publique, qui n'a point d'autorité sur nos vies, les détruit avec autorité et sans re- proche par le glaive de la justice. — Je crois que sous les em<» pereurs Néron et Tibère, les pères étaient obligés de se tuer eux-mêmes pour le bien de leurs familles et de leurs enfants. — Toutes choses sont pures et nettes à couk qui ie sont, n Il réduit à trente-quatre les cas dans lesquels un homme se peut tuer sans crime ; il indique la manière de le faire « par une prompte, légère et passagère douleur », comme par reten-^ tion d*haleine^ par U suffocation des eaux, par Vouveiture de la veiney etc. « S'il y a de l'horreur à s'enferrer de ses propres mains, dit-il, il y a des moyens plus doux qui ne tiennent pas tant de la cruauté. » — Le morceau soigné de la Question royalle est l'éloge de Socrate buvant la ciguë : il commence ainsi : « Le voulez-vous voir (l'homme de bien meurtrier de sa vie) en celui où la raison semblait habiter comme en un temple matériel, mais plutôt où elle s'était comme incorporée pour rendre le corps aussi raisonnable que la raison... » 11 termine par ce compliment : — 67 — (T Et qu'eût fait ce perâonnage s'il eût vécu en une monarchie aussi policée que la nôtre ? N^eût-il pas cru que son obiig-ation envers le monarque et son païs eût monté d'autant de dégrez, s'il eût vu le surplus encore par le même esprit prophétique par lequel il prédit le jour de sa mort à son ami ? d M. Sainte-Beuve a oublié de nous signaler ce petit bout de l'oreille du courtisan qui se montre ici. 11 a oublié encore, le délicat! de reproduire les passages que nous avons cités. Il se contente d'assurer à ses lecteurs que « tout l'excès de M. de Saint-Cyran se réduit en un peu de fausse thèse subtile, en un brin de galimatias (1). » En revanche, il leur apprend, car M. Sainte-Beuve aime ces petits détails de bibliographie cir- constanciée, que le titre du premier feuillet de l'ouvrage est simplement: QuesUon royalle et sa, décislon.ll aurait pu ajouter qnelai Question royalle n'aque soixante-cinq feuillets. Onlit dans l'Histoire du Jansénisme que le livre de Du Vergier ne plut pas à la cour, parce qu'il ne traitait pas la question comme on l'a- vait posée, et que le public le trouva détestable. Mais le P. Rapin commentait d'un air d'horreur et ne voyait pas le jeu d'esprit. S'il faut en croire M. Sainte-Beuve, le P. Cotton, au contraire, aurait fort applaudi le petit livre et se serait môme écrié que l'auteur méritait d'être évoque. Est-il bien sûr que le confesseur du roi ait prononcé cette parole sans rire? Quoi qu'il en soit, échec ou succès, l'ambition du jeune casuiste était éveillée : il lui donna carrière. Pour offrir à tout Paris une idée cette fois-ci incontestable de son rare savoir, il se pré- para à soutenir contre tous venants la Somme entière de saint Thomas dans une salle du couvent des Grands-Augustins du Pont-Neuf. Mais comme il n'était pas docteur, et que ce local dépendait de l'Université, on lui fit défense la veille du jour où, nouveau Pic de la Mirandole, il allait ouvrir ce brillant et formidable tournoi. Il en eut la gloire sans en courir les périls. Bertrand d'Erchaux était très-lié avec Louis de la Roche - posay, évoque de Poitiers. Il lui parlait souvent de Du Vergier, et à force de le lui vanter, dit le P. Rapin, il lui fit venir l'envie d'avoir auprès de lui un si grand homme. Nous pensons qu'il faut placer à cette époque de renommée naissante le premier voyage de Du Vergier à Poitiers. Il quitta Paris en 16H, un i. PorhRoyal, par Sainie-Beuvc, i. 1, p. -m^. « 68 — peu avant Jansénius, qu'il avait placé à titre de précepteur chez un conseiller à la Gour des aides. Ce ne fut pas pour de- vancer son ami à Bayonne, comme le raconte M. Sainte-Beuve. On lit en effet dans les Mémoires de Lancelot, que Richelieu, évêque de Luçon, connut Saint-Gyran chez M. de la Roche- posay, où il venait souvent se divertir. « Il admira la vivacité de son esprit et de ses lumières (c'est Lancelot, disciple toujours fi- dèle et toujours enthousiaste, qui parle),il y avait une] chosequHI avait peine à digérer, qui était son grand amour pour la solitude et pour les livres. Aussi quand il le vit parler du dessein qu'il avait de se retirer auprès de Bayonne avec M. dTpres, pour y étudier encore plus particulièrement les Pères, il témoigna en être surpris ; il ne pouvait comprendre comment on pouvait se donner tant de peine sam autre dessein que d*étudier Vanti^ quité par le seul amour de la vérité (1). » Richelieu ne resta à Luçon que de 1608 à 1616. Gomment donc aurait-il pu rencon- trer chez M. de Poitiers Du Vergier, si celui-ci n'y fût venu pour la première fois qu'en 1617, au sortir de la solitude de Gampiprat ? On serait obligé, comme le fait M. Sainte-Beuve, de conjecturer que le récit de Lancelot a trait « à quelque circonstance du retour de Richelieu en Poitou, après son exil d'Avignon, et lorsque la reine mère était à Angoulême ». Dans cette conjecture, on ne peut expliquer ce que dit Lancelot de l'étonnement de Richelieu en apprenant le dessein qu'avait Saint-Gyran de se retirer à Bayonne avec son ami Jansénius. Nous restons convaincu que les Mémoires de Lancelot sont tion. (( Je voulus l'obliger à garder mes maximes sous le sceau du secret sacramentel, » disait-il, et il éclatait de rire. L'aus- tère directeur avait-il appris de la primitive Église cet usage des sacrements ? M. Amauld a oublié d^en parler dans son livre de la Fréquente Communion. Amaurd I Nous voici précisément à la daie méniorabie dans les annales de Port-RoyaF, oh ce nom apparaît h côlé de celui de l'abbé de Saint-Cyran pourne plus quitter cette plare d'honneur. M. Amauld d'Andilly, le frère de la nrère Angélique, attaché à ST. de Schomberg, surintendant des finances, vint à Poitiers avec la cour, vers la fin d*août 16:20. Du Tergier, qui avait « beaucoup de discernement interne » vit, combien un tel disciple lui serait utile. Son ami Sébastien Bouthillier, qui connaissait déjà M. d'Andilly, le lui présenta. La séduction fut prompte, complète, persévéraiîttf. Nous^ avons la première lettre que f'abbéde Saint-Cyranécrivit à d'Andilly peu après son départ, le 25 septembre. Une phrase, malheureusement leis Jansénistes ont la phrase Tongue, nous initiera à la manière du maître, à la profondeur de ses pensées, â Fenthoasiasme de ses sentiments, aux beautés de son style. « ... Pour vous asseurer de moy, Monsieur, et en juger à Tavénir -i 75 — eertaineinent, et d'one meime façon, je vous tooi dire pour mamëre de paroles et vœu qui me rendent criminel devant Dieu ai je les viole et outrepasse, que vous trouverez toujours mes actions plus fortes que mes paroles ; que dis-je que mes paroles ? que mes cooceptions, que diS'je que mes conceptions? que mes affections et mes mouvements intérieuts ; car tout cela lient du corps et n'est pas sufQsant pour rendre témoignage d'une chose très-spintiièlle ; Veu que Tithagination qni est corporelle se trouve dans les mouvetnents de l'affection ; de fiorte t|ue je ne prétenë pas que tons nie Jugiet que par nne chose plus parfaite et qui ne tient rien de ces efaosès-là; qui sont meslées de edrps, de sang, de fumées et d'imperfectionSf parce qu'il me reite dans le centre du coeur, avant qu'il s'ouvre et qu'il se dilate et pour s'émou- toit* vers vous il produise des esprits, des conceptions, des imagina- tioDS et des passions, quelque chose de plus excellent que je sens comme un poids affectueux en moy mesme, et que je n'ose produire, ny esclore, de peur d'exposer un saint germe ; j'ayme mieux le nommer ainsi à mes sens, à mes phautosnies, à mes passions qui ternissent aussi tost, et couvrent comme des Huées les meilleures productions de l'àme ; gi bien que pour me donner à vous en la plus grande pureté qui se puisse voire, qui se puisse imaginer, je ne veux pas me donner à vous, ny par imagination, ny par conceptions, ny par passions, Uy par affections, ny par lettres, ny par paroles, tout cela estant inférieur à ce que je sens en mon cœur et si relevé par dessus toutes les choses qu'en accordant aux anges en ma philosophie la veuê de ce qui est écloSf de ce qui nage, pour le dire ainsi sur le cœur, il n'y a que Dieu seul qui en connoisse le fond et le centre de moy mesme, qui vous ofTre le mien, ne vois presque rien que je puisse désigner par un nom et n'y connais que cette vague et indéfinie, mais certaine et immobile propension que j'ai à vous aymer et à voua honorer, laquelle je n'ai garde de terminer par quelque chose, afin que je me persuade que je suis dans l'infinité d'une radicale affection, j'ai presque dit substan- tielle^ ayant égard à quelque chose de divin et à l'ordre de Dieu où l'amour est substance, puisque je prétens qu'elle est infuse en la sub- stance du cœur dont l'essence est la quintessence de l'âme, qui estant infinie en temps et en vertu d'agir comme celui dont elle est l'image^ je puis dire hardiment que je suis capable d'opérer envers vous par affection, comme Dieu opère envers les hommes* » Ne suivons pas plus loin Saini-Gyraa répandant ainsi son encre sur plus de six pages, qu'il termine par ce post-scHptum : « Monsieur j'ay transcrit cette lettre contre ma coustu me, avec peine et plaisir, à condition qu'une autre fois vous prendrez la peine de lire mon caractère qui est très-mauvais. » Au quatrième dialogue de la Manière de bien penser dans — 76 — les ouvrages d^ esprit, Philanthe dit à son interlocuteur : « Je voudrais bien voir du galimatias tout pur. — Je vas vous en montrer du plus fin, repartit Eudoxe : il ouvrit un livre, et lut la lettre » dont nous avons donné un passage. « Que dites-vous de cela T demanda Eudoxe à Philanthe. Je dis, répliqua Phi- lanthe, que c'est là le galimatias le plus complet et le plus suivi qui se puisse imaginer. La merveille est, continua Eudoxe, que celui qui écrivait de la sorte passait pour un oracle et pour un prophète parmi quelques gens. Je crois, répondit Philanthe, qu'un esprit de ce caractère n'avait rien d'oracle ni de pro- phète que Tobscurité. Sçavez-vous bien, reprit Eudoxe, que ses partisans soutenaient que c'était un homme envoyé de Dieu pour réformer TÉglise sur le modèle des premiers siècles ? Ah! je ne puis croire, dit Philanthe, que quand il y aurait quelque chose à réformer dans TÉglise, le Saint-Esprit voulût se servir d'une tète pleine de galimatias pour une entreprise si importante 1 Après tout, repartit Eudoxe, on ne doit pas s'é- tonner qu'un homme qui faisait le procès à Aristote et à saint Thomas fût un peu brouillé avec le bon sens. Il en déclare lui-même la vraie cause dans une autre lettre où il dit fran- chement : • J'ai le cœur meilleur que le cerveau (1). » 0 Et voilà comment un homme d*esprit, de goût, un hon- nête homme, le P. Bouhours, osait juger ce personnage que nous révérons ; la robe de Jésuite et son tour d'esprit agréable ne lui laissent aucun doute. » C'est M. Sainte-Beuve qui parle ainsi après avoir cité quelques phrases du dialogue de^Philanthe et d'Eudoxe. Nous connaissons cependant un homme d'esprit et de goût dont l'historien de Port-Royal ne récusera pas le té- moignage, et qui juge ici Saint-Gyran comme le P. Bouhours. tt Pour donner idée, dit-il, des ténèbres de pensées et d'expres- sion chez M. de Saint-Gyran àcette époque, je me crois obligé à citer, » et il cite un passage du plus fin galimatias, qu'il ter* mine par cette réflexion: « Gène serait pas faire preuve d'impar- tialité que de dissimuler que ce fut là le point de départ, le premier, le long et confus tâtonnement de la pensée de celui qu'on verra un si souverain docteur. » Nous verrons le souve^ rain docteur. En attendant, nous constatons que M. Sainte- Beuve, car c'est lui qui parle, apprécie le directeur des Ar- i. La Manièr0 de penser dans les ouvrages d^esprit, IHalogues» Seconde édition, Paris, m dccxxxviii, dial. 4, p. 472. — 77 — nauld avec la même équité que le père jésuite. Son habit d'aca- démicien et son tour d'esprit libre penseur Tont probablement empêché de se souvenir, au second volume de Port-Royal, de ce qa*il avait écrit dans le premier (l).Ce qu'il y a de piquant, c'est que M. d'Andilly, un personnage fort vénéré, osait juger son il lustre ami un peu à la manière de Philanthe ou de M. Sainte-Beuve du premier volume. Il se plaint, en effet, à Saint-Gyran de son mauvais car actèrey de l'obscurité de son style, et l'abbé s'en excuse ainsi : tous les temp^, et toutes occasions, et toute la puissance que vous pourrez jamais acquérir ; me rendant maître du fond, j'ai droit à tous les fruits qui y naîtront à jamais. » Pour établir son royaume spirituel, il entrait dams sa tac- tique de discréditer ses adversaires les plus redoutables. T/est dans ce but qu'il publia la Somme des faites et fa\tssetàs ca- pita If s contenues en la somme théolngique de Frnnçoi^ OO" Tasse (1). Il dédia ce livre à Richelieu, et son épltre dédica- f . te lihArtinasre et rîTîpîété étaient devenus de mode à la' cour ; à la sull'ô do poète Théophile qui lenait écote d'athéisme, les spî?ri«iiP8 et tou<< ceux qui se piquaient d'euprit en faisaient ouveri'^mHnt nroression. Les Jésuiles, pressés pfar les gens de bien, se mirent h barrpr le chemin" au torrent et tt signaler ses dôvasiations. Le P. Garasse écrivit d'abord fa DontiHne efir{t>u'ê dei BMtw Esprits de os temps, ei enstrite /rt* Stnnm^ (héo^o ^icfnn den t^H» tés eapHahs de té Mt^ton (^rêtieftn'. Ù\StJi\t un homme assez savant dans les bellcs-lettres, dit le P. Rapin, il avait fort étudié les anciens 0t s'était -. 80 -- ioire, dit Lancelot, « peut servir d'un excellent modèle des louanges que l'on peut donner à un grand sans le flatter (1). » En effet, le cardinal y est seulement comparé en détail à Moïse, à la fois grand prêtre et homme d'État, qui tue TÉgyptien à bonne fin, et on reconnaît qu'il n'appartient qu'à un esprit sem- blable au sien par l'élite de ses pensées de représenter la beauté des lis et des roses. « A la vérité, raconte le P. Rapin, ce que Saint- Cyran écrivit contrôle P. Garasse eut peu de cours ; il fut peut-être supprimé par l'avis de ses amis, qui lui repré- sentèrent combien il serait blâmable -d'écrire contre un livre composé pour la défense de la religion, parce qu'il y avait de fausses citations. » La supposition de l'historien du Jansénisme est trop pharitable. Nous avons vu dans la correspondance de Jansénius, que, faute d'acheteurs, l'éditeur ne voulut pas con- tinuer l'impression de la Somme des fautes, qui en resta au deuxième volume. M. Sainte-Beuve affirme cependant que le P. Garasse étant à terre au second coup, Saint-Gyran dédaigna de porter le troisième, « dégoûté » qu*il était « de son surcroît de raison t. Ce dégoût était si profond que, mécontent du bl&me bénin infligé par la Sorbonne aux fausses citations du Jésuite, il écrivit une satire sanglante contre les docteurs et la fit im- primer à Cologne par ses amis :lo Hollande. Le P. Garasse mourut glorieusement au service des pesti- férés de l'hôpital de Poitiers. Saint-Gyran, qui avait entrepris c de montrer la honte du plagiaire à toute la France », ne sen- tait pas de vocation pour cet héroïsme chrétien et sacerdotal, c Je partirai d'ici le mois prochain sans faute, écrivait-il, le 24 mai 1624, de Mont-Martin, à son ami d'Andilly, ^t la peste, dont on nous menace ici, n'est pas trop forte à Paris. » Il préférait exercer les œuvres de miséricorde spirituelles. Il se plaisait à les exercer à la grille du couvent de Port-Royal de Paris et de l'institut du Saint-Sacrement. Ses conférences dis- posèrent peu à peu les esprits dans la maison à prendre con- rempli l'esprit de cette curieuse littérature qui avait vogue en ce temps-là. Mais, s'il savait bien des choses, ce n'était pas en homme sûr qu'il les savait , il se méprenait même quelquefois dans les citations qu'il faisait, et mêlait les sentiments des anciens à ses propres sentiments, donnant souvent leurs pensées pour les siennes. Dans la Somme ses mauvaises qualités débor- dèrent. Il fut blâmé par ses supérieurs et envoyé à Poitiers. (V. Mémoires de Garasse publiés avec une notice par Charles Nisard. Paris, Amyor.) 1. Mémoires touchant la tiède M. de Saint-Gyran, par M. Lancelot, t. I, p. 74. — 81 — ûance en lui. La mère Angélique tâchait d'insinuer doucement cette confiance. Elle sut tourner si bien le cœur de ses filles, d'abord rebutées par l'austère doctrine de l'abbé, qu'elles vou- lurent toutes lui faire une confession générale. Il ne se refusa pas à cette bonne œuyre. C'était vers le commencement du ca- rême, et pour la première fois, il ne les tint que jusqu'à la fin de la quarantaine dans les épreuves de la pénitence. Quelle noire calomnie d'accuser Saint-Gyran d'un rigorisme outréjpour le refus de l'absolution et Téloignement de la communion ! La direction de cet excellent maître, aidée des exhortations de la vénérable supérieure, qui était toute pleine des vues saintes et lumineuses du directeur, portait ses fruits. Les sœurs étaient ravies. Seule, Anne de Jésus, une postulante discole, comme l'appelle un historien de Port-Royal, se plaignait de Tesprit nouveau introduit dans le monastère. Certes, la postulante dis- cole avait bien raison. Nous avons des témoins irrécusables des doctrines dont Tabbé de Saint-Cyran infectait Port-Royal. Le chapelet secret ^ et les lettres de la mère Agnès ^ que tout bon Janséniste admire fort, nous en apprennent long. Le chapelet secret est une suite de courlesréflexions sur seize attributs don- nés à Notre- Seigneur dans la sainte Eucharistie. Dans la cen- sure qu'en fit la Sorbonne en 1633, les docteurs déclaraient avoir trouvé dans ce chapelet « plusieurs extravagances, imper- tinences, erreurs, blasphèmes et impiétés qui tendent à dé- tourner les âmes de la pratique des vertus de la foi, espé- rance et charité, à détruire la façon de prier instituée par Jésus-Christ; à introduire des opinions contraires aux effets d'a- mour que Dieu a témoignés pour nous et nommément au sa- crement de rEucharistie et au mystère de l'Incarnation (1) n. La doctrine du chapelet secret a prévalu, et les sinistres pré- visions des docteurs ne se sont que trop réalisées ! Le Jansé- 1. Voici quelques vœux renfermés dans les attributs du chapeUt secret : Saintelé : La société que je veux avoir avec les hommes doit être sépa- rée d'eux et résidente en lui-même, n'étant pas |rai8onttai)le qu'ils s'appro- chent de nous-fflème en état de grâce, rien n'est digne en nous de la sain- teté du Saint-Sacrement et où nous, nous devons leur dire comme saint Pierre à Jésus-Christ, retirez-vous de nous, car nous sommes .'pécheurs. Éminence : Que Jésus-Christ fasse une séparation do grandeur entre lui et la créature, qu'il soit un Dieu Dieu, c'est-à-dire dans ses grandeurs divines, selon lesquelles il ne peut être dans rien de moindre que lui. Possession : Que les âmes n'aient point de vues s'il platt k «lésus-Christ do les posséder — 82 — nisme, et c'est son grand crime, a détaché le cœur delà France catholique du cœur de Jésus-Gbrist vivant dans le sicrement de Tamour. Alors la terrible parole du Maître s'est accomplie : Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il sera rejeté comme une branche séparée du tronc ; il se desséchera ; on le prendra un jour^ on le mettra au feUy et %l brûlera. Mais au milieu môme des ravages du Jansénisme, Dieu, toujours tendre pour noire malheureuse patrie, prépara, dans un cloître de Paray-le- Monial, la résurrection de la France. Les sectaires le compri* rent ; ils voulurent empêcher les révélations miséricordieuses du Sacré-Cœur de franchir le seuil du monastère privilégié; ils n'y réussirent pas, et aujourd'hui elles brillent sur nos ruines comme un arc en-ciel plein de consolants présages. Le dépérissement de la vie chrétienne par Téloignement des sacrements se manifesta de bonne heure àPort^Royal. La mère Agnès Arnauld, que saint-Gyran « appelait la Théologienne, du nom que Saint Grégoire donnait à sa sœur (1) «, écrivait à son directeur : « Ma sœur Marie-Magdeleine, à qui vous avez fait trouver boa qu'elle ne communiât qu'à la Purification, a désiré que je vous man- dasse sa disposition au regard de certains points... Depuis qu'il vous a plu de i'iustruire pour fréquenter la coniession dans l'esprit de TÉglise ou non; c'est assez qu'il se possède lui-môme. Inaccessibilité \ Que Jésus-» CLirisi demeure en lui-môuie laissant la crAaiure dans l'iricapaciié qu'elle a de i'approckier. Que tout ce qu'il est n'ait point de rapport à nous ; que les âmes remuent à la rencontre de Dieu ; quVUe^ le iaisseol dans te lieu proprt à la condiiion de son ôire, lieu inaccessible dans lequel il iiçoit la gloire de n'être accoiiipagnê que de son essence. Indèpennance : Que Jésus-Christ n'ait puiiit d'égards 4 ce que les âmes méritent; que les âmes lenonceol au pouvoir qu'elles ont de s'assujeltir Dieu, en ce qui était en grdce, il leur a promit de se donner à eilfS, qu'elles ne fondent point leur espérance sur cela, mais demeuj'eot dans une bien heure use iBi;eriiiude qui tionoM l'indépendance de D'mu. lnco>it7nu/iicabiiiié : Afin que Jè'sus Christ ne se rabaisse point dans les communications disproportionnées k son infini au point que les âmes demeurent Uuns l'indignité qu'elles portent d'une si divine communication ; qu'elle-; laissc^nl leur être à Dieu, non pas puur recevoir participation du Dieu, s'estimant* heureusement partagées de n'avoir aucune part aux dons de Dieu, pour la joie qu'its seront si grands que nous n'en soyons pas capables. Iniipiicaiio» : Que Jéeue-Gàrist ■'«&! égard à rien qui se {lasse hors de lui, que les Ames ne se préAeotent pas à lui pour l'ohjet de son application, mais plutôt pour en être rebutées par U préférence qu'il doit à soi même ; qu'elles s'appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Chrisi, auront mieux été exposées à son oubli, qu'était es son souvenir lui donner sujet de sortir de l'application de soi-même pour t'aippiiquer aux «réaUires. Censure d^ ta Sorbonne. 1. Laoceiot, Mémoires, t. if, p. 101. — 83 — elle a tâché de se confesser plus à Dieu qu'aux hommes... Elle n'ap- proche point de la confession qu'avec tremblement et effroi, pour la crainte qu'elle a de manquer à la nécessaire disposition..., ce qui fait que quelquefois, après s'èire confessée, elle sort du confessionnal ne pouvant permettre qu'on lui donne Fabsotution, et s*en va contre la voloQté du confesseur pour demander à Dieu ia contrition. a Je pense, mon père, qu'il ne £Aut pas que cette personne com- munie au jubilé ; ce sera quand Dieu voudra^ qui lui manifestera par Totre moyen. -> Nous sommes au temps de la confession de nos petites filles ; il m'est souvenu d*un bon prêtre de Saint-Paul que vous avei dit qu'il confesse comme en rancienae Église. Je ne sais si nous le pourrions avoir pour elles et pour quelques sœurs, car pour le père supérieur de la doctrine chrétienne, je crois que sa méthode est celle du temps et que ces eolaots ne profiteront pas plus avec lui qu'avec ua autre... 11 y en a qui ne sont pas confessées depuis quinze mois. ~ Mon esprit se perd dans la proposition que vous m'avez faite de com- munier ; ce mystère, par la privation que j'en ai portée, m'est devenu terrible et je ne puis comprendre que je sois rappelée à cette divine communication. Je vous supplie très-humblement, mon père, de me laisser dans la pénitence jusqu'au jour de l'Assomption. » (Elle écrivait cette lettre le 7 mai (l).) La mère Angélique encourageait ses sœurs dans cette voie funeste. Elle ne parlait d'autre chose que de la primitive Église, des canons, des coutumes des premiers chrétiens, des concile, des pères, surtout de saint Augustin. L'humilité n'é- tait pas la première vertu de la révérende mère* Elle s'estimait 1 . Lancelot coDsigne dans ses Mémoires (t. I, p. 41 ) irn setiveiMp pef- Bonnei que nous rappeileot les lettres d« la mère Agnès. Un sotr d'kiver que le jeune dicpeipie avait aooompagoé Je maUre asaea loin, SaiolrCyran W pria de retourner afin de ne pas s'exposer k faire quelque mauvaise rcQ- cooire. Lai^selot insista .* « (le n'est que pour voire manteau que je crains,^ lui dit Saint-Cyran , car pour vous, quand on vous aurait tué, vous seriez bienheureux. » « Je crois, ajoute Lanceioc, qu'il me fl^t cette réponse & des- sein, ayant en vue le vain scrupule de ceux qui commençaienl alo» à faire du bruit et ^i ne pcavaieni souffrir qu'on Unt queli|ue temps uaa peraonss en pénileDoe, parce, disaiea^ils, qu'elle pouvait mourir sans absolniion, M. de Saint-Cyran était éloi|pné de ces vaines appréhensions, sachant que l'Église a toujours jugô favorablement ceux qui meurent dans le cours de leur pénitence, quoique par quelque accident Us n*a»ent pas reçu Tabso- lution, et qu'il y a inHniment plus à craindre pour ceux qu'on absout sans épreuve, et qui sans changer de vie pailicipcnt de temps en temps aux saints mystères. » — 84 - plus avancée dans l'esprit de pauvreté que ses voisines, les Carmélites, dont elle blâmait « les dépenses exorbitantes » pour l'achat des tableaux du réfectoire, du chapitre, du chœur et encore plus pour l'achat (Pun tabernacle cT argent doré (1). Elle était si parfaite, qu'elle faisait déjà des miracles reconnus authentiques par M. de Saint-Gyran et par les historiens de Port-Royal (2). Zamet,évêquede Langres, fondateur de l'institut du Saint-Sacrement, n'approuvait ni la conduite ni les discours de la savante supérieure, a Je lui en dis charitablement mon avis, écrivait-il à l'évêque de Saint- Malo, mais assez inutile- ment, parce qu'elle m'entreprit sur les mômes points m'allé- guant à tout propos saint Augustin de la grâce, et saintPaul de la prédestination. » Le Camus, évêque de Belley, faillit tout perdre. Il vint passer quelques jours à Port-Royal,prèchant,écri- vant des romans, entretenant les religieuses des aventures de ses héros et leur donnant ses contes à lire. « Ces lectures m'étaient fort préjudiciables, dit la sœur Anne-Eugénie Amauld, et ses conversations aussi. Si Dieu ne m'eût tenue par la main, je fusse par là rentrée dans l'esprit du monde. » Hais Saint- Cyran veillait avec un soin jaloux sur ses chères filles. Il ne permit pas à Y homme ennemi de semer l'ivraie dans le champ de la prédestination et le grain qu'il avait jeté produisit bien- tôt le centuple. C'était beaucoup d'avoir enrôlé les religieuses de Port-Royal sous la bannière de la grâce et de la prédestination. Une doc- trine épousée par une communauté est redoutable; comme le disait Jansénius à son ami : « Telles gens sont étranges quand ils épousent quelque affaire... Étant embarqués, ils passent toutes les bornes pro ou contra. » Cependant il importait encore plus de gagner les évoques : sans eux le parti ne serait jamais qu'un corps sans tète, incapable de se tenir debout, d'affirmer son existence et de dire : je suis l'Église renouvelée. Pour gagner l'épiscopat à sa cause, Saint-Cyran se mit à dé- fendre la cause de l'épiscopat. Urbain YIII avait envoyé en Angleterre, comme vicaire apostolique, Richard Smith, ancien « professeur de Sorbonne, évoque in partUms de Chalcédoine. Oubliant la situation douloureuse de' son Eglise, Richard Smith, imbu du plus pur gallicanisme, montra une hauteur de 1. Histoire de l'abbaye de Port- Royal, t. I, p. 133. 2. Ibid., t. I, p. 133 et poisim. — 85 — domination qui faillit perdre à jamais le reste de catholicisme échappé aux persécutions. Il s'éleva des voix courageuses qui signalèrent avec autant de modération que de science la fausse route où le prélat s'était engagé et le terme fatal où elle abou- tirait. Le Souverain Pontife les écouta et rappela son impru- dent et despotique vicaire. Hais la Sorbonne avait devancé le jugement de Rome par un jugement contraire. Gomment aurait- elle blâmé Richard Smith? Il fondait en Angleterre les libertés de l'Église gallicane, c'est-à-dire l'omnipotence épis- copale, rÉglise aristocratique, et Richelieu le trouvait bon. Comment n'aurait-elle pas censuré les adversaires de M. de Ghalcédoine ? Ils osaient dire que la Sorbonne était hérétique parce qu'elle professait les doctrines d'Edmond Richer. Saint- Gyran vit tout le parti qu'il pouvait tirer de ces débats. Il prit sa vaillante plume et guerroya bravement pour les droits de Richard Smith, méconnus par les moines et les Jésuites. En habile tacticien, il étendit la question, généralisa la bataille : il attaqua tous les moines, tous les Jésuites surtout, et défendit tous les évèques. Il mérita les titres glorieux de vengeur très- juste de la hiérarchie, de défenseur invincible de l'épiscopat. Il s'était préparé depuis longtemps à ces combats ; il avait ramassé, analysé tous les livres que les protestants de Hollande et d'Angleterre avaient publiés contre la célèbre compagnie. Aussi il fut merveilleusement fécond, et pendant deux ans (1632-1634) il lança une suite d'écrits qui finirent par former le gros volume in folio connu sous le titre de Pétri Aurelii Theologi opéra. Il est vrai qu'il ne fut pas seul à faire cette besogne. Il fournissait les matériaux, le plan, la direction ; son neveu, H. de Barcos, écrivait sous ses yeux une première rédaction ; Gordier, un jésuite apostat, voyait s'il y avait assez de venin dans les déclamations contre ses anciens frères ; Aubert, principal du collège d'Autun, humaniste distingué, y répandait ce que le panégyriste Godeau appellera « la majesté du style et l'éloquence guerrière » ; enfin, Filesac, un intrigant docteur de Sorbonne, prenait soin de l'impression. Voyons ce qu'il y a dans cette œuvre d'ouvriers ténébreux. M. Sainte-Beuve dit que ces livres c sont pleins d'une invective grave ». M. de Saint- Gyran, qui avait « beaucoup de charité », ne pouvait qu'invectiver gravement. Il parle ainsi des Jésuites : « Ce sont des chiens que nous entendons aboyer contre tout répiscopat. Pour établir partout leurs détestables hérésies, ils 6 — 86 — ventent fermer la bouche & tout le monde, abattre toutes les puissances ecclésiastiques. Ce sont des gens d'iniquité, de folie, d*athé|sme, prêts à déclarer la guerre au ciel et à Dieu même ; Us ne forment que des écoliers ignorants et vicieux ; ils veulent paraître pauvres et sont insatiables de richesses ; ils ont des palais dans toutes les grandes villes, des maisons de banque dans les ports, des vaisseaux sur toutes les mers. Le cardinal de la Rochefoucauld les protège, mais cet évoque démissionnaire de Senlis n*est plus qu'un prêtre cardinal de rÉglise romaine. » Quelle invective grave I N'épuisons pas les exemples. Nous avons aussi nos dégoûts de surcroît de raison. M. Sainte-Beuve a mieux jugé le fond doctrinal des livres de Petrus Aurelius. U nous faut lire et retenir cette page : '« Sons air dé maintenir la prérogative extérieure et les droits de répiscopat, Aurélltn revenait en bien des endroits sur la nécessité de VeiprH MéHout^ qui était tmit. Un seni péché mortel contre la chas- teté deilitiie, lelon lui, l'évèque et anéantit son j^cavoir. Le nom de chrétian ne dépend pat de ia forme estérieure do taereinent» soit de Peau ver»ée, eoit de 1 onction du saint^hrème, mais de laaeule onetioii de l'SMpnt^ Mn coê d^MrésU, chaque chrétien peut defeoir juge ; toutes les circooscriptiooa extérieures de juridictions cessent ; à défaut de réyéque du diocèse^ c^est aux évèques voisins à intervenir, et à défaut . de ceux-ci, à n'importe quels autres ; cela mène droit, on le sent, à ce qu^au besoin chacun fasse l'évèque, sauf toujours, ajoute Aurelius, la dignité suprMé'^du Siège apostolique; simple parenthèse de précaution. Mais qoi Jugera 8*11 y a vraiment eas d^kérésie? La peùfée du juste, en e^appHquânt Mutani qvMle peut é la lumière de la foi^ j rM comme deme le mireir même 4e la eêleete gloire. Ainsi ie posait par dagM) dam l^rrièns-^licMid de cette doctrine, l'omoifiotrace spiritiielle dq véritable élu. Derrière l*échaCaudage de la discipline qu'il se piquait de relev^T) SaiBl-Qyran érigeait donc soos main Tidéai 4e son Mque intérieur^ du JHreUeur en un mot : ce qu'il sera Itti-mèflue dans un instant (1), )> L'Assemblée générale du clergé de France accorda à Petrus Aurelius les honneurs de l'impression par son ordre et i ses frais, jussu et impensis ; elle chargea Godeau, évêque de Grasse, d*écrire Téloge de ce glorieux défenseur des évoques. Dans cette pièce d'éloquence qui est restée célèbre par la spiri- 1. Porl-Royal, par Sainte-Beuve, t. J, p. 318. — 87 - tttelle critiqae qu'en fit le P. Vatassor» Oodeau conjurait Petriis Aurelius de paraître sous son vrai nom, dans ca triomphtque lui décernait lÉglise gallicane. Saint-Cyran continua à garder Vanonyme. Toutefois, quelque soin qu'il prit d'éloigner un soupçon si glorieux, on ne laissait pas, disent lea JanténistM, d% lui attribuer généralement la paternité d* Aurelius. M. Arnauldi madame la princesse de Guémenée, et quelques autres per« sonnes se trouvèrent un jour, raconte Lancelot, che* M. da Saint- Cyran : on vint à parler de ce livre et on le pressa fort da s'en déclarer l'auteur. Il faut appeler mon neveu, dit M. da Saint-Cyran, et savoir de lui son sentiment là-dessus. On appela donc aussitôt M. de Barcos. M. de Salnt-Cyran lui fit part des instances que la compagnie lui faisait de se déclarer Tauteur du livre d'Aurelius. Mais M.deBarcos, ne paraissant nullement surpris de cette proposition, crut que le meilleur parti était d'éluder en riant, et répondit : « Mais, Monsieur, vous, vous en déclarer Tauteur I Eh I si le vrai Aurelius venait à paraître après cela ! » Sur quoi M. de Saint-Gyran se tournant vers ses amis, leur dit : «Eh bien I vous voyez ce que dit mon neveu ; il en faut donc demeurer là. Ce qui ne servit pas peu à confirmer quelques personnes dans Topinion qu*elles avaient (1). » Cette petite scène nous rappelle ce passage d'une lettre de Saint-Cyran : « Pour moi, j'aurais peine à me résoudre à dire la messe le lendemain, si j'avais reçu chez mol, et m'étais entretenu beaucoup de temps, parlant de livres et de choses de notre métier qui ne fussent pas de quelque utilité pour le bien de l'Église. » Savoir le vrai nom de Petrus Aurelius était d'une grande utilité pour le bien de TÉglise janséniste et les bavar- dages de M. Arnauld, de la princesse de Guémenée, auxquels Saint-Cyran prenait quelque part, il nous semble, n'empêchaient pas le saint homme de célébrer la messe. Lancelot raconte encore que M. de Saint-Cyran affirma à M. de Chavigny, dans le donjon de Vincennes, qu'il n'était pas Vauteur d'Aurelius. Mais les éditeurs font cette remarque sur ce passage des Mé- moires : • 11 paraît que M. de Saint-Cyran disait qull n'en était pas l'auteur autant par humilité que parce qu^un autre tenait la plume. » Cette déclaration est ^digne] du Jésuite de Pascal. f. Mémw'U, t. ir, p. i%^. — 88 — Appuyé sur ralliance que Petrus Aurelius avait faite avec le gallicanisme, Tabbé de Saint-Cyran devint plus hardi à « tirer le rideau »; il groupa autour de son enseignement de nombreux disciples. Un d'entre eux trace ce portrait du maître : t Ce second Augustin, le premier des hommes qui eut été depuis plusieurs siècles dans rÉglise, sut s'élever au-dessus des opi- nions récentes et des pratiques abusives que la plupart des hommes suivaient sans examen. Il s'attacha aux règles, soit pour sa propre conduite, soit pour celle des autres, sans attendre que ces règles fussent connues et suivies par le grand nombre, ou par ceux qui avaient le plus de réputation. Il s'aperçut aisé- ment qu'il y avait une grande différence entre les saints Pèi'cs et les théologiens modernes; entre les premiers temps de l'Église et ceux que le clergé de France (?) a depuis appelés la lie des siècles; entre une vie véritablement chrétienne et celle que mènent la plupart des chrétiens ; entre une piété solide et des pratiques superstitieuses ou superficielles ; entre les dignes fruits de pénitence et une confession accompagnée d'une for- mule de contrition et suivie d'une absolution précipitée. Il vit avec effroi que presque tous les directeurs les plus accrédités accordaient sans épreuve la sainte communion...; que ceux qui étaient touchés du désir de faire pénitence tombaient souvent entre les mains de gens qui faisaient avorter ces bons désirs ; qu'on les portait indiscrètement à entrer dans les saints ordres, auxquels pendant douze siècles on n'avait admis que les inno- cents; qu'on n'attendait pas pour s*y présenter la vocation légitime des évoques ; que les monastères mêmes n'étaient pas exempts de bien des défauts qui en rendaient souvent l'entrée simoniaque et qui réduisaient une vie par elle-même très- pénitente à des exercices séparés de l'esprit de grâce et d'a- mour, qui peut seul les rendre salutaires. Tels étaient le génie, le caractère, les vues et les dispositions de M. de Saint-Cyran. » Toujours prudent même au milieu des siens, Saint-Gyran ne confiait pas à tous le dernier mot de son symbole. Il avouait que s'il avait dit dans une chambre des vérités à des personnes qui en seraient capables, et qu'il passât dans une autre où il en trouverait d'autres qui ne le seraient pas, il leur dirait le contraire. Il prétendait que Notre- Seigneur en usait de la sorte, et recommandait qu'on fît de même. Voici les principales vérités qu'il apprenait à ceux qu'il en jugeait capables : 1. Histoire générale de Porl-Royal (par D. ClémeDcet)» t. I, p. 210, sq. — 89 — Il n'y a plus d'Église depuis six cents ans. — L'Église actuelle est une épouse répudiée : il y a corruption dans ses mœurs et dann sa doctrine. — Cette corruption est le fait de la théologie scolastique. — Le concile de Trente est un concile du Pape et des scolastiques, où il n'y a eu que brigues et cabales (1). Le temps d'établir une autre Église est venu. — L'Église véritable est la compagnie de ceux qui servent Dieu dans la lumière, dans la profession de la vraie foi et dans lunion de la charité. — L'évèque et le prêtre qui pèchent mortellement contre la chasteté perdent leur dignité. — Les évêques sont égaux au Pape, et les simples prêtres aux évêques. — Il faut également honorer les conciles particuliers et les conciles généraux. — ^ L'état de l'Église n'est pas monarchique, mais aristocratique. — La doctrine de Richer n'a jamais été condamnée que par les sots. — En cas d'hérésie chaque évêque devient pape. — L'état religieux n'est bon que pour les relaps et les scélérats. — Il n'y a que ceux qui sont en grâce qui soient chrétiens. -*- Les péchés véniels ne sont pas matière suffisante à labsolution. — La contrition parfaite est absolument nécessaire au sacrement de Pénitence ; Tattrition ne sufQt pas. — L'absolution n'est qu'un jugement déclaratif de la rémission des péchés. — Pour recevoir le sacrement de rSucharistie, il faut avoir fait péni- tence de ses péchés, n'être attaché ni par volonté ni par négli- gence à aucune chose qui puisse déplaire à Dieu ; ceux qui demeurent dans les moindres fautes et imperfections en sont indignes. — La grâce fléchit toujours le cœur et lui fait toujours vouloir ce qu'elle lui commande.— Cette proposition : Dieu veut sauver tous les hommes, ne doit pas s'entendre de chaque homme en particulier, mais uniquement de ceux qui font leur salut. Lorsqu'on demandait à Saint-Cyran où il avait pris ces maximes, il répondait : « Ce n'est pas dans les livres. Je lis en Dieu qui est la vérité même. Je me conduis suivant les lu- mièresyinspirations et sentiments internes que Dieu me donne.» t. Lancelot dans ses Mémoires dit que M. de Sainl-Gyran a^ait toujours ea un grand respect pour les décisions de cette sainte assemblée. Sur ce passage les éditeurs font celte remarque : « Aurait-on cru que les Jésuites eussent osé calomnier sur cet article M. de Saint-Gyran ? 11 disait souvent qu'il y avait longtemps qu'il ne s'était tenu un concile plus libre et où les prélau eussent plus de liberté d'opiner, n Aurait-on cru que les disciples 4e la vérité eussent si fidèlement reproduit les paroles de leur maître ? — flO — Ce n'Mt pu seulement daiM son apostolat qu*ii portait cette inspiration particulière. Un jour, disant la messe, il s'arrêta tout au milieu du sacrifice) se déshabilla, quitta l'autel et sortit de la chapelle. On lui demanda s*il s'était trouvé mal { il ré- pondit que non, mais qu'il avait interrompu la messe par rfnsptraûon de Tesprit de Dieu* *^ Cet esprit parlait quelque- fois fort k propos. Étant ailé Toir t'évêque de Langres au Pré^ aux-QIeres, H admtra beancoup une bible en plusieurs langues, imprimée par les «oins de Ximénèset qui avait appartenu au roi Philippe II. Quand il rentra chec lui, le soir, il trouva un cro- cheteur qui lui apportait le précieux ouvrage de la part du prélat. Touché de cette honnêteté, et pour y répondre, Tabbé donna au même porteur un cabinet d'Allemagne très-beau qu*!l aimait beaucoup. Mais à peine fut-il chargé sur les cro- chets qu'il le fit remettre à sa place^ disant tout haut qu'il sentait bien que Dieu se contentait de sa bonne volonté (i). Richelieu, à qui on raconta toutes ces extravagances de doo« Irine et de conduite, disait de Saint^jyran : « il est Basque ; ainsi il a les entrailles chaudes et ardentes par tempérament ; cette ardeur excessive d'elle-même lui fait des vapeurs dont se forment ses Imaginations mélancoliques et ses rêveries creuses, qall regarde après, avec des réflexions de spéculatif, comme des lumières inspirées, et il fait de ces rôveries-là des oracles et des mystères. » Le cardinal ne s'en tint pas à ce Jugement. Vincent de Paul et le P. de Gondren commençaient à dénoncer hautement les hérésies de Saint-Cyran ; Tédatante conversion du célèbre avocat Le Matire dévoilait toute son influence ; le livre de la Virginité du P. Seguenot^ plein des erreurs du maître, montrait l'étendue de ses ravages souter- rains : ordre fut donné au lieutenant civil, au Ghitelet de Paris, d'arrêter Du Yergier de Hauranne, abbé de 8aint-€yran, et le 44 mai 1638, le réformateur fut conduit à Yincennes* Ses amis se hâtèrent de demander son élargissement. Persuadé quMl rendait un grand service à l'Église et à l'État^ qu'on aurait 1. LMDcelot écrit néanmoins dans ses Mémoires : t La reconnaissance de If. de 8aint>CyraB était CeUe qu'il avait accoutumé de dire que le moyen de l'apiiMuivrir était de lui faire des présents, parcô que^ disait-il, je fie garde jamaiê œ quê l'on we donne, et que je me sens obligé a'en faire ioujoyrs (f- plf'S fTiît^di que eeusi que j* ai repus, » 0 plume véridiquc f — 91 — remédié à bien des désordres si l'on avait emprisonné Luther et Calvin dès qu'ils commencèrent à dogmatiser, Richelieu résista à toutes les sollicitations. Cette inflexible rigueur fut inutile : Tapôtre était captif, mais la doctrine était libre ; VAiLgustimLS, sorti des presses de Louvain, éclatait dans le monde. wm IV UAtégustinuSf expliqué par M. Sainte-Beaye. — Doctrine des Ctfi^ Propo- iitiont. — L *autenr de Port-Rùyal peint par lui-m6me. La vraie science est pleine de modestie. H. Sainte^^Beuve le savait^ en 1837, lorsqu'il faisait à l'Académie de Lausanne un cours sur Port- Royal. Aussi aurait-il craint de se vanter en déclarant qu'il avait « étudié VAtigiLStiniLs tout entier d*un bout à Tautre » ; il se contentait d'avertir ses auditeurs, ravis sans doute de tant d'humilité dans un si docte professeur, qu'il l'avait « du moins pratiqué beaucoup, et labouré en bien des sens, en bien des pages (1) ». Il est piquant de voir Joseph Delorme prendre dans ses mains délicates le gros in-folio^ le soumettre à sa fine analyse, en donner « une exposition qui n'aurait jamais eu ailleurs tant de soleil et de lumière (2) » . Écoutons cette leçon. Elle nous promet soleil ei lumière^ deux choses qui vont ordinairement ensemble, et que nous ne serons pas fÀchés de trouver dans le livre de Jansénius où tout était pour nous nuii et obscurité. M. Sainte-Beuve, ouvrant YAugustinuSt découvre tout d*abord « qu'une beauté, sinon dantesque, du moins milionienne^ y reluit en bien des endroits (3) ». Captivé par Téclat de cette beauté miltonienne^ il ne songe pas à lire le titre complet du livre, lequel est un peu long, en vérité, et un peu dur. Une bouche flamande seule aurait pu prononcer : Comelii Jansenii^ Episcopi YprcnsiSf Augustinus, seu docirina sancti Augusiini de humanx naturae sanitaie^ œgritudine, medicina, adversus Pelagianos et Massilienses, tribus (omis comprehensa. 1. Pori-Hoyaî, 1. 11^ p. 97. 2. Porl'Ri}yal, i. Il, p. 2. 3. Port-Royal, i. U, p. 97. — 93 — En revanche, M. Sainie-Beave nous indique la date précise de Tapparition de VAugustinus et de ses réimpressions. Il se débitait à la foire de Francfort en septembre 1640 et allait réjouir les calvinistes de Hollande qui en réclamaient force exemplaires^ sans doute parce qu'il renfermait le plus pur et le plus orthodoxe catholicisme. On le réimprimait à Paris dès le commencement de 1641 , avec approbation de cinq docteurs, et à Rouen, en 1643. M. le professeur termine cette aride genèse par une image des plus pittoresques. Il montre « le gros iiV' folio ^ depuis le chevalier de Grammont jusqu'au chevalier de Boufflers, pendant plus de cent ans, debout comme le der- nier rocher en vue, essuyant la bordée et la risée du flot (1) ». Sans cesser d'être à la mode et dans l'intervalle de ses Contes morauxy Marmontel put en parler assez en détail ; chaque philosophe en dit son mot à la rencontre. A son tour, M. Sainte-Beuve, entre deux Pensées d'août ou deux chapitres de Volupté^ Ta lu ou plutôt labouré en bien des sens, en bien des pages, et il en parle en homme qui sait son livre. Gomment en douter, lorsqu'on Tentend assurer que « Jansénius n'a pas suivi la méthode dite théologique au sens de l'école • ? En effet, son ouvrage n'est qu'un tissu des textes de saint Augus- tin mis en ordre et en évidence, et formant un système com- plet; il remonte aux sources, soit à celles des Pères et de l'Écri- ture, soit à Tobservation immédiate de la nature humaine sous l'illumination de l'amour de Dieu et le rayon de la prière ; il ne suit jamais la méthode scolastique, mais bien la méthode his- torique, qu'il accompagne et cherche à éclairer par la méthode psychologique et métaphysique chrétienne. M. Sainte-Beuve s'arrête ici pour nous faire cette lumineuse remarque : la méthode psychologique chrétienne diffère essentiellement de la méthode psychologique des philosophes, en ce que celle-ci s'étudie à suivre les opérations de l'âme même au sein du silence où elle se replie, tandis que l'autre s'attache à saisir l'impression directe du soleil de la vérité dans le miroir de notre âme au sein de la, prière (2). Je ne comprends guère cette distinction oiiEudoxe et Philanthe eussent certainement trouvé un brin du galimatias philosophique de M. de Saint-Gyran. Accordons-la, toutefois, à Téminent professeur, et hâtons-nous 1. Porl-RùycU, t. II, p. 98. 2. P^rt-Rr^yal, t. II, p. 100. — 94 - de lui faire remarquer à notre tour que Jansénius, en se servant de la méthode historique, se sert d'uiie méthode dite théolo- gique. tJu coiitemporaiu de Janséuius employait aussi la mé- thode historique, et son œuvre» qui lui a valu le nom glorieux de Prince des Théologiens, est un monument théologique d'une beauté autrement grande et durable que la beauté mil- ionienne de VAugustinus. M. Sainte-Beuve, qui a pratiqué beaucoup ce dernier, n'a peut-être jamais lu Dianysii Pettkxni Opus de theologicisldogmatibus. Un autre contemporain, dont le brillant et profond génie eut l'heureuse fortune de se déga- ger des hvoniïlàvdsÀugustiniensqni l'enveloppèrent un instant, écrira les Dogme» théologiques. Si M. Sainte-Beuve eût tracé un seul sillon dans ces magnifiques traités de Thomassin, il aurait appris ce que c'est qu'un vrai théologien remontant aux sources sous l'illumination de l'amour de Dieu et le rayon de la prière. Mais il est convenu qu'en dehors de Port-Royal il n'y a que de petits esprits et de petits livres, qu'un académicien ne saurait labourer sans déroger. Avec sa méthode historique, — qui est bel et bien une mé- thode dite théologique, — avec sa méthode pyschologique et métaphysique chrétienne, à quels résultats Jaivsénius est-il arrivé ? Notre savant professeur le demande à EUies du Pin, et nous renvoie à la page 23 et suiv. du T. Il de VHistQire ecclésias- tique du dix-septième siècle^ Est-ce modestie, ou bien Sainte- Beuve se vantait-il réellement lorsqu'il affirmait savoir son Augustinus ? Quoi qu'il en soit, il analyse d'après EUies du Pin (un guide très-impartial) la doctrine de M, d'Ypres, Il cherche tout d'abord dans Vin-folio les cinq fameuses propositions. La première est celle-ci : Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes, à raison de leurs forces présentes ^ quelque volonté quHls aient et quelques efforts qu'ils fassent; et la grâce par laquelle ces commandements leur seraient possibles leur manque, Jansénitls a-t-il bien dit cela ? A-t-il soutenu que saint Au- gustin l'avait dit? Ellies du Pin certifie à M. Sainte-Beuve que cette proposition se trouve dans le livre en termes formels, in terminis. Toutefois, l'abbé Racine, lui, avoue d'un autre côté qu'elle semble seulement y être. Rassurons-nous : le grand his- torien ecclésiastique du dix-septième siècle n'a pas trompé son -- 95 - disciple. Sainte-Beuve s'est lui-môme assuré du lieu précis ; et, d'un pelit geste qui ne manque pas d'une certaine grâce pédan- tesque, il montre sur le t gros livre >, au chapitre 13 du livre III, de la troisième partie, le paragraphe qui commence ainsi : Ha^c igitur omnia,., Si M. Sainte*Bettve avait labouré un peu plus VAugusHnus^ il aurait pu nous indiquer encore dans le môme chapitre, dans les chap. 4, 7, 11, 13, 17, du livre I, dans les cbap. 7, 9, du livre IV, des passages irrécusables* La seconde proposition condamnée est intimement liée à la première ; la voici : On ne résiste jamais à la grâce intérieure dans l'état de la nature déchue, M. Sainte-Beuve convient que Jansénius « pensait quelque chose de très-approchant » , et qu'on a essayé, vainement selon lui, de trouver un correctif à cette docttine. Cependant, M. Sainte-Beuve atténue vite son affirmation, et même unit bientôt par lui substituer une affirmation contraire. Mais avec quel art il détruit d'une main ce qu'il édifie dé Tautre I 11 raconte que le chevalier de Grammont disait à Louis XlV que les propositions étaient dans VAugustinws a incognito ». Voyez-vous le chevalier de Grammont, dont les galanteries et les prouesses ont été si agréablement transmises à la posté- rité par son beau-frère Hamilton, étudier Jansénius, que les savants de profession osent à peine déclarer avoir lu d'un bout k rautre ? Assurément, le chevalier avait lu Jansénius avec les yeux de sa femme, mademoiselle Hamilton, élève chérie de Port-Royal, et qui garda finalement, u à travers quelques naufrages^ la re- ligion de son cceûr >« M. Sainte-Beuve raconte encore qu'Alexaadre VII| plus heu- reux que le comte de Grammont , affirma un jour au P. Lupus, docteur de Louvain, qu'il avait lu de ses propres yeux les propositions dans Jansénius, et que U*dessus les bons his- toriens de Port-Royal allaient jusqu'à insinuer que, pour convaincre le pontife,, les Jésuites avaient fait imprimer un exemplaire exprès, falsifié. « Conjecture bien naïve dans son raffinement ! dit M. Sainte-Beuve. Comme si, avec un peu de - 96 - prédisposition et de certaines lunettes, on ne pouvait pas lire dans le même livre ce qu'avec des verres seulement changés d'autres n'y lisent pas (i) ! » Et joignant l'exemple au précepte, lui qui venait de nous assurer que les propositions étaient dans Jansénius, nous dit maintenant qu'elles « peuvent bien y être en un certain sens » . Signalons à M. Sainte-Beuve quelques chapitres qu'il n'a point pratiqués sans doute, et qui lui prouveront que les pro- positions sont dans VAugustinus en un sens très-certain. De ces chapitres, et de ceux que nous avons déjà indiqués au docte professeur au sujet de la première proposition, se dégage, avec une trop réelle évidence, la doctrine fondamentale du Jansénisme, justement frappée des anathèmes de TÉglise. Prkmière Proposition. — Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux jus les ^ à raison de leurs forces présentes^ quelque volonté qu ils aient et quelques efforts qu'ils fassent; et la grâce par laquelle ces commandements leur seraient pos- sibles leur manque. L'homme, depuis le péché d'Adam, est alternativement do- miné par la grâce et par la cupidité ; il suit toujours et ne peut refuser de suivre celui des deux plaisirs qui domine en lui : le précepte est donc im^Obsible lorsque la cupidité est dominante, et lorsqu'une grâce plus forte que la cupidité ne le fait pas actuellement accomplir. — Il y a deux sortes de grâces : les grâces supérieures à la cupidité et produisant une volonté pleine, entière, parfaite, avec lesquelles on accomplit toujours le précepte ; — les grâces inférieures en force à la cupidité, ne produisant qu'une volonté imparfaite, qu'une légère complai- sance, une velléité, avec lesquelles on n'accomplit jamais le précepte, parce que la cupidité, se trouvant supérieure, em- porte nécessairement le consentement parfait de la volonté. On appelle ces grâces inférieures, grâces excitantes, petites grâces. La grâce néanmoins est toujours efficace, et il n'y a pas de grâce suffisante, car les petites grâces ont toujours leur effet selon le degré de cupidité qu'elles trouvent dans la vo- lonté ; elles ont toujours Veiïei qu elles peuvent avoir dans les circonstances où elles sont données ; il n'y en a aucune qui nous donne le pouvoir de faire un bien que nous ne faisons pas ; la seule grâce qui nous en donne le pouvoir est celle qui i. Pvrt'Royolf i. II, p. llo. \ \ ^ 97 — nous donne en même temps la volonté : en un mot, c'est tou- jours une nécessité pour nous de faire ce qui nous plaît le plus. — Les préceptes sont impossibles non-seulement à ceux qui n'ont aucune grâce, mais encore à ceux qui ont ces petites grâces inférieures à la cupidité ; c'est ce qu'a voulu dire Jan- sénius quand il enseigne qu'il y a des préceptes impossibles aux justes qui veulent et s'efibrcent de les accomplir selon les forces qu*ils ont présentes. — Celui qui n*accomplit pas les préceptes est dans une vraie impuissance de les accomplir. Gela lui est aussi impossible, qu'il le serait à un oiseau de voler s'il n*avait point d'ailes ; cette impuissance ne l'excuse pas. En eiTet, elle est une suite, non de la création, mais du péché du premier homme. Cette impuissance est une peine du péché ori- • ginel ; donc le pécheur qui est dans cette impuissance, et à qiti Dieu refuse sa grâce, est toujours inexcusable, c'estrà-dire : Dieu commande des choses impossibles , et les pécheurs seront punis éternellement pour avoir commis des péchés qu'ils n'ont pas pu éviter. Toutefois, ce n'est pas à Dieu, c'est au premier homme qu'il faut imputer cette impuissance et ses suites (4). Seconde Proposition. — Dans l'état de la nature déchue on ne résiste jamais à la grâce intérieure. La Foi nous apprend que sans la grâce nous ne pouvons faire aucune œuvre utile au salut ; elle nous apprend aussi qu'il y a des grâces qui nous donnent le pouvoir de faire un bien que nous ne faisons pas. Jansénius, au contraire, prétend que depuis le péché d'Adam nous ne recevons plus de grâce de cette sorte ; que dans l'état de la nature déchue, la grâce a toujours son effet, qu'elle est toujours efficace. C'est précisé- ment la différence qu'il met entre les grâces des deux états : celle de l'état d'innocence, et celle de l'état de la nature dé- chue. Selon lui, la grâce de l'état d'innocence aidait de telle sorte la volonté, qu'il était également au pouvoir du libre •arbitre d'agir ou de ne pas agir. La grâce de notre état n'aide pas ainsi notre volonté, dit-il, mais elle détermine elle même la volonté à agir, elle fait en sorte que la volonté agisse, et la volonté ne manque jamais d'agir dès qu'elle est aidée de la grâce. L'on ne condamne pas Jansénius pour avoir enseigné i. Conf. Jans., de gralia Christi SatvaloriSt lib.2, c. 13. — L. 1, c. 7. — L. 4, c 7, 9. — L. 3, c. 15. — L. 2, c. 10. — L. 3, c. 15, 7. - 98 - que la grâce qui est el^cace est efficace par elle-même, par sa propre vertu. Les théologiens catholiques disputent si la grâce efficace est efficace par elle-même ou non. L'Eglise n'a rien décidé, et la discussion est libre. Mais on condamne Jansénius pour avoir enseigné qu'il n'y a point de grâce qui ne soit efficace, que la grâce a toujours son effet, et qu'on ne lui résiste jamais. Ce n'est pas là une doctrine isolée du sec- taire, c'est une doctrine qui fait le fond de son système. Le second livre [de la grâce du Sauveur) est employé tout entier à prouver celte prétendue différence de la grâce des deux états. Dans le premier chapitre, il distingue d'abord ces deux grâces : la grâce de l'homme innocent et la grâce de l'homme pé- cheur , la grâce de l'homme sain et la grâce de l'homme ma- lade. Il fait consister le caractère spécifique de la grâce de notre état déchu, qu*il appelle grâce médicinale, en ce qu'elle fait elle-même vouloir, et d'une manière irrésistible, « invic- tissime », le bien qu'elle demande de nous. Il consacre les chapitres suivants jusqu'au chapitre 27, à établir ce caractère de la grâce médicinale. La grâce de l'état présent de la nature corrompue par le péché n'est pas simplement, écrit-il au chap. 4, un secours suffisant sans lequel on ne peut pas agir, adjuiorium sine quo norij c'est un secours efficace par lequel on agit, adjuiorium quo. Cette grâce, ajoute-t-il ailleurs (chap. 9, 14-22, 24-25), n'est pas une grâce qui donne simple- ment le pouvoir d'agir, c'est une grâce qui donne l'action même ; c'est elle qui fait, qui donne la volonté, l'action, et tous les mérites ; c'est une grâce d'une efficacité très- grande, une grâce victorieuse. Il démontre la nature très-efficace de la grâce médicinale, en ce qu'il n'y en a aucune qui n'ait son effet et qui ne Topère infailliblement en tous ceux qui la reçoivent. La grâce et la bonne œuvre sont tellement liées ensemble, qu'où a le droit d'inférer que la grâce n'a pas été donnée si la bonne œuvre n'a pas été faite, comme l'on peut aussi inférer que la bonne œuvre a été faite si la grâce a été donnée. ^- Que pourrait-on dire de plus fort pour exprimer qu'on ne résiste jamais à la grâce intérieure? Jansénius pour- suit sa démonstration dans la troisième partie du même traité. IL y réfute les théologiens catholiques qui prouvent l'existence d'une grâce suffisante. Son argumentation, qui embrasse neuf chapitres (5-13), établit que la grâce suffisante n est pas donnée aux infidèles, ni même â certains chrétiens ; que parmi les — 99 — chrétiens, ceux-là seuls ont la grâce sufRsante pour accomplir le précepte qui l'accomplissent en effet, et qu'il n'y a pas d'autre grâce suffisante que celle qui fait accomplir le précepte, c'est-à-dire la grâce efficace. Dans le quatrième livre, Jansénius explique fort au long le principe sur lequel il fonde son ensei- gnement. Depuis le péché d'Adam, la volonté de Thomme ne peut plus se déterminer au bien ni au mal, qu'elle n'y soit dé- terminée par un plaisir ou délectation précédente. Cette délec«- tation, tant pour le bien que pour le mal, est un acte indéli^ béré, et, par conséquent, il ne dépend en aucune manière de nous de l'avoir ou de ne pas Tavoir. La grâce de notre état déchu n'est autre chose qu'une délectation spirituelle et ter^* restre. Cette délectation prévenante et indélibérée emporte toujours avec elle le consentement de la volonté, et si la volonté ressent en môme temps l'impression des deux délectations coU'^ traires, c'est la plus forte des deux qui emporte son consente'- ment. Donc la volonté ne résiste jamais à la grâce, ni même à la cupidité : elle suit toujours la délectation qui est la plus forte. Que ce soit la grâce ou la cupidité qui domine, Tune ou l'autre entraîne toujours le consentement de la volonté. Jansénius reconnaît ainsi dans l'homme un combat de la grâce et de la cupidité. Il convient que la grâce nous excite souvent à faire un bien que nous ne faisons pas ; mais il pré^ tend que cette résistance (si néanmoins on peut lui donner ce nom) doit être attribuée à la cupidité et non pas à la volonté, qui ne fait que suivre la plus forte des deux délectations. Si la grâce est alors frustrée d'un effet qu'elle aurait eu dans une autre occasion où la cupidité se serait trouvée dans un degré inférieur, elle n'est pas frustrée par le défaut de la volonté qui refuse d'y consentir : elle lest seulement par la résistance de lâ cupidité victorieuse. Ainsi l'homme, le libre arbitre, la volonté ne rejette jamais la grâce intérieure, et par conséquent ne lui résiste jamais. Comme Jansénius enseigne seulement de l'état de la nature déchue que la grâce intérieure a toujours son effet, on a soin de le dire dans la seconde proposition. Cette hérésie exprimée en tant de manières différentes ne pouvait pas 6tfe réduite à des termes plus clairs, plus exacts et plus précis que ceux-ci : Dans l'état de la nature déchue o?i ne résiste jamais à la grâce intérieure (1). t. Confer., Jtos., de gral. SalvalorU, lib. 2, c. à, 4, 9, 14-22, 24, 25. - Lib, 3, c. 1, 2, 5. — L. 4, c. 9, 11, 2, 3, 9, 6, 10, 18. — 100 -- Troisième Proposition. - Pour incriter ou démériter dans Véiat de la nature déchue, il rCest pas nécessaire que Phomtne aU la liberté qui exclut la nécessité, mais il suffit quHl ait la liberté qui exclut la contrainte. Le libre arbitre, seloû la notion commune^ est une faculté de se déterminer soi-même, une liberté de choix, un pouvoir d'agir et de ne pas agir. Rien de si opposé à cette idée qu'une grâce et une cupidité auxquelles la volonté de l'homme ne peut résister. Cependant, le concile de Trente avait frappé d'ana- thème Luther, et tous ceux qui enseignaient que le libre arbitre a été perdu, éteint après le péché d'Adam. Yoici com- ment, pour, échapper à une condamnation qui l'atteignait d'avance, Jansénius prétend concilier le libre arbitre avec la grâce et la cupidité invincibles. Il n'y a, dit-il, que la seule violence ou contrainte qui détruise le libre arbitre : tout acte de la volonté, tout acte volontaire étant essentiellement exempt de contrainte et de violence, comme tous les théologiens et les philosophes en conviennent, sur la seule définition des termes, est essentiellement libre, soit que la volonté puisse ou ne puisse pas refuser d'agir, soit qu'elle agisse nécessairement ou non. Appuyé sur ce principe, il veut que les anges, les saints, les damnés et les démons, soient libres dans Tacte de leur volonté persévérant et immuable par lequel ceux-ci sont obstinés dans le mal, comme ceux-là sont confirmés dans le bien. Il veut encore que Dieu soit libre dans l'acte même par lequel il aime la justice, quoiqu'il l'aime nécessairement ; et, comme il attri- bue la même nécessité à la nature humaine de Jésus-Christ, il ne lui attribue ainsi le libre arbitre que dans le même sens. Jansénius emploie trois livres (6, 7, 8, de grat, Salvat.) pour expliquer et prouver cet accord prétendu du libre arbitre avec la grâce. Il semble que la bulle de saint Pie Y contre les erreurs de Balus aurait dû retenir le disciple et le continuateur de ce maître déjà condamné. Hélas I rien n'arrête un esprit superbe et entêté livré à l'erreur. Baïus avait dit que ce qui se fait vo- lontairement, quoiqu'il se fasse par nécessité, est cependant fait librement. Saint Pie Y avait anathématisé cette doctrine : Jansénius la renouvelle, et il est curieux de voir avec quel em- barras il cherche à se soustraire à la censure du Souverain Pontife. Saint Pie Y, en condamnant la proposition de Baïus, décide que ce qui se fait par nécessité^ quoiqu'il se fasse volon- tairement, n'est pas fait librement, c'est-à-dire qu'il ne suffit — 101 — pas qu'an acte soit volontaire pour être libre. Jansénius en- seigne au contraire que tout acte de volonté est essentiellement libre. Y a-t-il donc des actes volontaires qui ne soient pas des actes de la volonté, en sorte que l'on puisse dire avec Jansénius que tout acte de la volonté est libre, et avec saint Pie Y qu'il y a des actes volontaires qui ne sont pas libres ? Jansénius ose bien l'affirmer contre toutes les règles du langage et du bon sens. Les mouvements imprévus de la volonté, dit-il, qui s*élèvent en nous avant une parfaite advertance de la raison et malgré la résistance de la volonté^ sont volontaires, et néan- moins ils ne sont pas libres : c'est de ces mouvements que parlent les Pontifes romains. Cette subtilité ne parait pas à Jansénius une réponse suffisante à la bulle de saint Pie Y ; il cherche d'autres explications qui n'expliquent rien : nous ne les reproduirons pas. On peut dire d'elles ce que La Mothe disait à Fénelon des explications par lesquelles les disciples essayèrent à leur tour de dégager la doctrine du maître de ce passage sans issue : « Quel langage bizarre et fraudu- leux (1) ! » QuATHiÈMB PROPOSITION. — Les semi-pélagietis admettaierU la nécessité de la grâce intérieure prévenante pour chaque acte en particulier, même pour le commencement de la foi; et ilsétaierU hérétiques en ce qu'ils voulaient que cette grâce fût telle que la volonté pût lui résister ou lui obéir. Jansénius ne se contente pas d'enseigner que dans l'état de la nature déchue on ne résiste jamais à la grâce intérieure ; il enseigne encore qu'on ne peut pas lui résister. Le concile de Trente prononce anathème contre ceux qui disent que le libre arbitre mû et excité de Dieu ne peut pas refuser son consente- ment s'il veut. C'est un point de foi, aon-seulement qu'on ré- siste quelquefois à la grâce intérieure, mais aussi que l'on peut toujours y résister. Jansénius renverse ce dogme. Il prétend que le pouvoir de résister à la grâce était propre à Tétat d'in- nocence. Il distingue la grâce de l'état d'innocence de celle de notre état, en ce que la grâce de notre état est toujours effi- cace, ce que n'était pas la grâce de l'état d'innocence ; en ce que la grâce de l'état d'innocence était laissée au pouvoir du libre arbitre, lequel pouvait y consentir ou non, tandis que la grâce de notre état n'est pas de cette sorte, c'est-à-dire qu'elle 1. Conf. Jans. De grat. Chr, ScUvat>, 1. 6, c. 6, 5, 10, 35, 38. — 102 -" n'est pas laissée au pouToir du libre arbitre, ou, ce qui revient au même, le libre arbitre ne peut pas lui résister. Aussi affir- ine-t*il, nous l'avons vu, que rhomme ne peut pas résistera Dieu opérant par sa grâce. Ce dogme d'une grâce irrésistible est une conséquence nécessaire de Terreur qui nie la grâce purement suffisante. Car, s'il n'y a point de grâce purement suffisante, il n'y a point de grâce qui nous donne le pouvoir de faire un bien que nous ne faisons pas, et il n'y en a aucune qui n*ait tout l'effet qu'elle peut avoir. La volonté de l'bomme ne peut donc la frustrer de son effet, elle ne peut donc lui résister. Il établit encore ce dogme en termes plus formels lorsqu'il assoie que dans l'état de la nature décbue, Tbomme ne peut pas refo* ser de suivre le plaisir qui domine en lui, soit la grâce ou la cupidité ; que c'est pour l'homme une nécessité de faire ce qu'il lui plaît le plus, de suivre toujours le plaisir dominant. C'est pourquoi il taxe de semi-pélagianisme le dogme catho^ lique que l'on peut résister à la grâce. La quatrième proposi« tion renferme donc bien la doctrine de Jansénius et elle a été justement condamnée(i). GiNQUiÈiiB PROPOSITION. — C'est uue erreur semirpélagienne de dire que Jésus-Christ est mort, ou qu'il a répandu sor^ sang généralement pour tous les hommes. Au chapitre xxi du troisième livre {de la grâce du Sauveur) ^ Jansénius demande comment on doit entendre ce que dit saint Paul que Jésus-Christ s'est offert pour la rédemption de tous. Il convient d'abord que pour pouvoir dire que Jésus- Christ s'est livré lui-même pour la rédemption de tous, ce n'est pas assez que le prix de sa mort soit suffisant pour racheter tous les hommes, qu'il faut de plus que le Sauveur ait eu la volonté de le leur appliquer. En effet, on ne peut pas dire que Jésus-Christ soit mort pour les démons, quoique le prix de sa mort soit suffisant pour les racheter, car Jésus-Christ a eu la volonté d'appliquer le prix de sa mort aux hommes et non aux démons. Tout cela est vrai, mais voici oîi Terreur commence. Jansénius dit que les élus étant les seuls qui aient eu la grâce et le pouvoir de faire leur salut, les seuls à qui le salut ait été rendu possible, Jésus-Christ n*a eu la volonté d'appliquer 1. Conf. Jans., De Grat. Chr, Salval., l., 2, c. 5. — De Grat, prtmt ho- minU, i. 1, c. 14. — De Grai. Chr. Salml*i 1. 2, c 24, 12, 21, 25. — De hseresi Pelag*, i. 8, c. 6, sq. — 103 — qxx'k eux seuls le prix de sa rédemption ; qu'il est mort par conséquent pour le salut des seuls prédestinés : ce qui con- vient parfaitement à son système d'une grâce toujours efficace. Il prétend, parla même raison,que ceux qui sont effectivement justifiés étant les seuls à qui la justification ait été rendue pos- sible, et ceux qui arrivent à la foi étant les seuls qui aient pu y arriver, Jésus-Ghrist n'a voulu justifier que ceux qui le sont en effet ; qu'il n'a voulu faire arriver à la foi que ceux qui y parviennent, et que s'il est mort pour obtenir des grâces pas- sagères à certains réprouvés, la grâce de la foi à ceux qui croient, celle de la justification à ceux qui sont justifiés, en un mot, les grâces actuelles que les uns et les autres reçoivent pour un temps, il n'est pas mort néanmoins pour leur salut. Il porte môme l'impiété jusqu'à dire que Jésus-Christ n'a pas plus prié pour le salut de ceux qui ne sont pas prédestinés,qae pour celui des démons. Telle est dans son horrible réalité la doctrine de Jansénins fidèlement reproduite par la cinquième proposition (1). On le voit : les cinq propositions ne sont pas incognito dans Jansénius. Bossuet, qui avait étudié VAugustiniis plus que le chevalier de Grammont et sans doute autant que M. Sainte- Beuve, écrivait au maréchal de Bellefonds : a Je suis bien aise de vous dire, en quelques mots, mes sentiments sur le fond* Je crois donc que les propositions sont véritablement dans Jansénius et quelles sont l'âme de son livre. Tout ce qu'on a dit au contraire me paratt une pure chicane, et une chose in- ventée pour éluder le jugement de l'Église (2). » A propos de la cinquième proposition, M. Sainte-Beuve, qui voit avec quelle peine Jansénius s'efforce de se séparer de Calvin, nous engage , pour nous former sans trop de frais une théologie suffisante [et une base de comparaison, de lire les chapitres xxi xxn et xxm du livre de VInstUution ehré-^ tienne^ par Calvin, dans lesquels l'auteur traite spécialement de la prédestination, de l'élection étemelle. La difficulté, pour y être abordée de front et avec audace, ne l'est pas moins avec une adresse, avec une précaution infinies. L'autorité de saint Augustin y revient sans cesse : « Si je voulais, écrit l'apfttre de 1. Gonf. Jans., De Grat. Chrit, Salvat.y \.Z,c. to, 21. 2. GBuvreB de Bossuet, correspondance, lettres diverses, I. 52. — 104 — Genève, composer un volume des sentences de saint Augustin, elles me suffiraient pour traiter cet argument, mais je ne veux pas charger le lecteur de si grande prolixité. » Jansénius, à sa manière, n'a fait, dans VAugusUnm, que remplir le desidera- tum du réformateur. « Jansénius a lu saint Augustin avec les lu- nettes de Calvin. » C'est un mot du Père Michel Le Yasseur, quand il était prêtre de TOratoire (1). Le mot de l'oratorien paraîtra encore plus vrai si, aux chapitres cités de Ylnstituiion ehrétiennej on ajoute quelques chapitres d'autres œuvres de rhérésiarque, par exemple, le chap. vi, sess. 6, de VAntidoie du Concile de Trente^ le chap. xvii du Commentaire sur l'Évan- gile de saint Jean,sur la première épitre de saint Jean, le livre n livre du libre arbitre contre Pighius. Certes, Henry Ottius, ministre et professeur à Zurich, avait bien raison de s'écrier dans une harangue intitulée de Causa Jansenisticajei imprimée en 1653 : « Jansénius se range de notre côté I Les Jansé- nistes et nous, en dépit des Jésuites, nous chantons sur le même ton. i> Nous dirons comme M. Sainte-Beuve : « Pardon et patience 1 Nous voici plus d'à moitié chemin. » Cependant, il nous faut revenir sur nos pas. Maintenant que nous connaissons la doc- trine de Jansénius, nous comprendrons mieu;s[ son langage. Remontons jusqu'à la préface de VAugustinv^. M. dTpres y déclare qu'il va combattre, non-seulement les anciens péla- giens, mais encore les contemporains qui ont la prétention d'être catholiques tout en renouvelant les dogmes impies de Pelage. Il découvrira l'erreur des uns et des autres : malgré la difficulté de l'entreprise, il traînera cette erreur au grand jour; malgré le fard dont elle se teint, le prestige des mots dont elle se couvre, il la démasquera ; sachant ce qu'elle pense, il sait bien en quel sens elle parle. Jansénius rappelle ici à M. Sainte-Beuve Uriel reconnaissant, chez Milton, Satan sous la forme d'un ange adolescent dont il se revêt pour corrompre Ihomme ; il lui semble être, par endroit, le théologien dont Milton est le poète, bien que Milton, dit-il, soit peut-être au fond quelque peu arien et pélagien. Aussi ne veut*il parler que (( d'un certain rapport d'élévation et de beauté théolo- gique sombre (2). t Pour moi, je remarque que Jansénius se 1. Port Royal, tome 2, p. 106. î. Port'fioyaf, tome 2, p. 112. — 105 — propose dans ce combat, de s'appayer, non pas sur Tautorité de l'Eglise, mais sur l'autorité de saint Augustin à qui TEglise, par les Papes et les Conciles, a reconnu qu'il appartient de trancher infailliblement les questions de la grâce. Nous allons entendre Jansénius proclamer aTec enthousiasme Tinfaillibilité du saint docteur. Mais il nous faut l'entendre, au premier livre de son second Traité, nous parler modestement de lui- même, de son but, de sa méthode. Ce qui le fait écrire, dit-il, c'est l'amour de la vérité. Chrétien et disciple de Jésus, il yeut avoir de la grâce une connaissance profonde, pure et lumi- neuse. Les combats inextricables que les plus savants docteurs se livrent dans les champs de la Grâce, loin de le décourager, excitent son ardeur. Qu'il serait beau pour lui de mettre un terme à ces controverses qui divisent les écoles du monde chré- tien, et tiennent en suspens le tribunal même de l'Eglise ca- tholique I Qu'il serait beau d'éclairer par l'éclat de ses résul- tats les ténèbres dont ces disputes obscurcissent les esprits, et de concilier les opinions qui séparent les chrétiens 1 Cependant une pensée pleine d'angoisses le poursuit. Déjà,lorsqu'il étudiait la théologie au collège du pape Adrien VI, à Louvain,et lorsqu'il visitait la France et ses plus savants docteurs, il s'étonnait que les mystères de la grâce que saint Augustin, ses disciples et l'Église romaine, la mère et la maîtresse de toutes les églises, enseignaient avec tant de certitude, de précision et de clarté, fussent maintenant ensevelis dans une nuit impénétrable, et se dérobassent à tous les regards. Il fut obligé de conclure ou que ces mystères n'étaient pas abordables, ou que la méthode suivie était mauvaise. Comment soutenir la première partie de ce dilemme, qu'il se posait dans ses méditations douloureuses? Les Pères de l'ancienne Église, dont la doctrine est célébrée d'âge en âge, auraient-ils donc épuisé leur génie à rechercher L'impossible, ou bien après avoir trouvé la vérité, Tauraient-ils cachée si profondément dans ce puits de Démocrite, qu'on ne dût plus espérer de l'en retirer I Qui serait assez téméraire et assez absurde pour oser l'affirmer 1 Reste donc que ses con- temporains n'emploient pas la méthode d'investigation qui les conduirait à la découverte de la vérité cachée. Quelle est cette méthode inconnue ou négligée, avec laquelle Jansénius retrouvera renseignement perdu de saint Augustin, de ses disciples, de l'ancienne Église ? Ici, l'apôtre de la grâce manque de clarté, de logique et de sincérité. Il décrit tous les — 106 — maux dont la philosophie est la source dans la théologie, con- fondant la philosophie que saint Paul condamne avec le rai- sonnement que saint Paul n'a jamais condamnés. Cette confu- sion lui permet d'affirmer que jamais par les principes de la philosophie on ne rétablira la paix, ni on ne trouvera la vérité. Les questions qui regardent le concours de Dieu, la nature de la volonté libre, de TindiiTérence, de la liberté, etc., ne seront jamais tranchées par la philosophie, suivant la méthode d'Aris- tote ou de Zenon. Il faut les traiter par voie d'autorité ; car toujours la philosophie employée dans la théologie fut la mère des hérésies. — Jansénius devrait conclure ainsi : Il y a deux méthodes théologiques, la méthode scolastique, la méthode positive ; la première ne vaut rien, la seconde est seule bonae. -— Ce serait trop logique ; il conclut ainsi : c II y a deux méthodes pour pénétrer les mystères que la révélation divine propose à notre foi : Tune est celle du rai- sonnement humain, suivie par les philosophes et sujette à beaucoup d'erreurs ; l'autre part de la charité enflammée par laquelle le cœur de l'homme se purifie, s'illumine de manière à pénétrer les secrets de Dieu qui sont contenus dans l'écorce des Écritures sacrées et dans les principes mômes révélés. Ce mode de comprendre est très*familier aux vrais chrétiens ; c'est par là que dans les personnes spirituelles, hommes ou femmes, à mesure que la charité s'accroît, la sagesse croit d'autant, jusqu'à ce qu'elle arrive à son jour de maturité par- faite. Car de même que l'arbre naît de la semence, et que la semence à son tour naît de l'arbre, et qu'ainsi l'un et l'autre, par cette production réciproque, vont se multipliant à Tinfini, de môme la connaissance de la foi chrétienne suscite l'amour de la charité et opère par elle ; laquelle charité aussitôt excite une nouvelle lumière de connaissance, et cette lumière pro- voque une flamme d'amour qui de nouveau engendre une lu- mière ; et ainsi, par une émulation et un redoublement continuel, flamme et lumière s'excitant et s'engendrant, mè- nent l'âme chrétienne à la plénitude de la feryeur et de la lu* mière, c'est-à-dire à la plénitude de la charité et de la vérité, c'est-à-dire à la plénitude de la sagesse. » Nous voici bien loin de la méthode d'autorité ! Cette méthode de charité enflammée est-elle plus sûre que la méthode de rai- sonnement ? La charité, au milieu de ce redoublement mys- tique de flamme et de lumière, errera-t-elle moins que la — 107 — raison guidée par les principes de la philosophie ? On sait où conduit rilluminisme. Après avoir confondu le raisonnement et la fausse philosophie, Jansénius confond la connaissance scientifique et la connaissance intime et amoureuse des mys- tères ; la première s'acquiert par une méthode scientifique, et la seconde par une méthode mystique. A ces confusions évidentes, Jansénius ajoute des contradic- tions non moins manifestes. Citons un exemple entre mille. Au ch. lu, il se plaint amèrement de ce que les scolastiques ont recours pour résoudre les questions pendantes aux prin- cipes philosophiques seuls, et négligent l'autorité ecclésiastique, c'est-à-dire le témoignage de la tradition et de TÉcriture. Or, au ch. m, il défend la scolastique contre les hérétiques qui l'at- taquent et la condamnent sans vouloir, distinguer la méthode des abus de la méthode, et il dit : « De l'aveu même des scolastiques , personne ne peut se dire entièrement versé dans la théologie scolastique s'il n'étudie toute sa vie les mo- numents de la tradition. La plupart d'entre eux tiennent pour certain qu'il est impossible d'exceller dans la théologie sco- lastique, si on n'excelle pas dans la théologie positive. Saint Thomas, Cajetan le démontrent ; ils ont grandement raison. » Ils ont raison, grandement raison : Jansénius cependant se gardera bien de les suivre. 11 nous racontait, dans les prolégo- mènes de son second traité, les impressions qu'il avait reçues et les desseins qu'il avait formés au milieu des controverses dont il fut, dès les premières années de sa vie de théologien, le témoin attristé. Il continue ses confidences au chapitre x. Il nous apprend que, ne trouvant pas la vérité dans les livres des scolastiques, il remonta aux sources, à l'Écriture, aux con- ciles, aux Pères. Parmi ceux-ci, ses maîtres lui apprirent à vénérer et à étudier saint Augustin. Une longue expérience lui a prouvé combien ce grand Docteur méritait et cette vénéra- tion et cette étude. Jansénius consacre plusieurs chapitres à célébrer saint Augustin. Le titre seul de ces chapitres nous donnera la mesure de ces louanges. C'est un véritable dithyrambe. a Saint Augustin a fondé les quatre dogmes principaux du chris- tianisme : TuDité du chef de TËglise, runilé du corps de TÉglise, Tuaité du sacrement de rincorporation (Baptême), l'unité de la grâce (1). 1. C. 12. — 108 — « Le premier il a ouvert aui fidèles l'intelligeace de la grâce divine et du Nouveau Testament (1). (( La doctrine de saint Augustin sur la grâce de Dieu est évan- gélique, apostolique, catholique, d'une irréfragable autorité, écrite au nom de toute l'Église, au milieu du silence de tous les théolo- giens (2). a Cette doctrine a été approuvée en termes magnifiques et consacrée par les Pontifes romains Innocent, Zozime, Célestin, Léon, Hormisdas, Félix II, Jean II (3). « Augustin a surpassé tous les écrivains latins et grecs par Tahon- dauce des dons naturels et surnaturels de l'esprit (4). (( Il est semblable à Paul par la conversion et l'élection, par la con- naissance et l'enseignement de la grâce (5). « Les docteurs qui sont venus après lui, même saint Thomas, ont appris d'Augustin la grâce et la théologie (6). Après cet éloge, il ne restait plus qu'à proclamer l'infaillibi- lité de saint Augustin. Jansénius n'y manque pas : « Il appartient à l'Église de proposer et d'exposer aux chrétiens les articles de la foi combattus par les hérétiques ou obscurcis par la négligence des hommes. Mais dans les débats sur la grâce, par un changement de rôle que Dieu a permis, Augustin, vase d'élection choisi pour cette mission par le Seigneur, dès le ventre de sa mère, Augustin a rendu cet office à l'Église. Dans toutes les questions dogma tiques, les Docteurs ont coutume de tirer de l'Église leur science et le décret suprême qui fixe la vérité. Ici, au contraire, l'Église tire sa science, non pas de tous les Pères et docteurs qu'elle consulte d'ordi- naire pour terminer les controverses, mais de saint Augustin seule- ment... Nous montrerons que la plupart des vérités dont on dispute 1. G ta. 2. G. 14. 3. G. 15, 17. 4. G. 20-21. 5. G. 22. 6. G. 23. 7. G. 24. — 109 — aigrement en ce siècle, ont été définies comme] de foi catholique par saint Augustin et par TÉglise (1). » Mais si la doctrine de saint Augustin est infailliblement vraie, les scolastiques qui reproduisent cette doctrine n'ont point à redouter les attaques des adversaires de leur enseigne- ment. Ils croient reproduire la doctrine du Maître, répond Jansénius : or ils n'y entendent rien. . « Je fus épouvanté, je Tavoue, plus qu'il ne peut se dire, écrit-il, quand je vis bien clairement avec quel manque d'intelligence les plus graves chefs de sa doctrine avaient été tirés et comme tordus par les modernes en des seas tout opposés au véritable ; avec quel aveugle- ment, plus d'une fois, ce qu'il combattait avait été pris pour ce qu'il alléguait, et des erreurs pélagiennes plus de dix fois proscrites par lui, avaient paru des vérités augustiniennes ; comment, enfin, les objec- tions qu'on lui avait faites étaient acceptées et avaient cours comme étant ses propres réponses^ ses solutions mêmes. « Cette théologie moderne diffère si fort de celle de saint Augustin, qu^il faut, ou qu'Augustin lui-même se soit trompé en mille sens.., ou bien que les théologiens modernes à leur tour se soient tous à coup sûr écartés du seuil de la véritable théologie (et je dis sans inculper leur foi), mais écartés de telle sorte qu'ils paraissent ne plus comprendre ni cette foi chrétienne qu'ils gardent pourtant en leurs cœurs comme catholiques, ni l'espérance, ni la concupiscence, ni la charité, ni la nature, ni la grâce, la grâce à aucun degré et sous aucune forme, ni celle des anges, ni celle des hommes, ni avant la chute, ni depuis, ni la grâce suftisaote, ni Tefficace, ni l'opérante, ni la coopérante, ni la prévenante, ni la subséquente, ni l'excitante, ni Tadju vante ; ni le vice, ni la vertu; ni la bonne «ovre, ni le péché, soit originel, soit actuel ; ni le mérite et sa récompense ; ni le prix et le supplice de la créature raisonnable, ni sa béatitude, ni sa misère ; ni le libre arbitre et son esclavage ; ni la prédestination et son effet ; ni la crainte, ni l'amour de Dieu, ni sa justice, ni sa miséricorde; enfin, ni l'Ancien, ni le Nouveau Testament; qu'ils semblent, dis-je, ne plus rien comprendre à toutes ces choses, mais bien plutôt, à force de raisonnements, avoir fait de la théologie morale une Babel pour la confusion, et pour l'obs- curité une région cimmérienne ()). » Qui donc renversera cette Babel ? Qui éclairera ces antres de l'Aveme ? En un mot, qui interprétera infailliblement la 1. G. 13. 2. Lib., c* z. — 110 — doctrine infaillible de saint Augustin ? Jansénius répond : moi seul : « Pour moi» je me suis approché du saint docteur, espérant en mon Dieu que Je ne serai pas frustré du fruit de mon trayail, c'est-à-dire, de la connaissance de la vérité, ou de la doctrine avec laquelle Augus* tin triompha des Pélagiens et dont l'Église fait une si grande louange. J'espérais ces résultats à ces conditions que je m'étais posées : venir à cette fontaine avec simplicité d*esprit^ avec une soif ardente de la vérité ; déposant les préjugés des divers systèmes dont ma jeunesse avait été imbue dans les écoles de théologie, ne point m'ériger en juge des écrits d'Augustin, mais me montrer en toute humilité son disciple fidèle ; n'avoir pas pour but de chercher si ses premières opinions que j'avais embrassées sans le lire, pouvaient être placées sous son patronage et défendues en son nom, comme beaucoup le font aujourd'hui ; ne pas ramasser à grand'peine quelques sentences de saint Augustin pour en tirer vanité, en être applaudi, et pour con* firmer plutôt que pour corriger nos propres sentiments ; au contraire, me résoudre avec une entière conviction à le suivre lui-même avant tous les autres Pères, à corriger selon ses paroles et ses pensées toutes mes paroles et mes pensées, à croire qu'il est suffisamment explicite et qu'il n'a pas outrepassé la mesure, à recevoir avec une docilité par- faite tout ce qu'il a enseigné sur ce sujet, comme indubitable, romain et catholique. » Jansénius, il nous l'assure, a rempli ces conditions, et il est arrivé à une connaissance solide et complète de saint Au- gustin et de sa doctrine. Il ajoute avec une certaine ironie que si quelqu'un pense qu'il s'est trompé, il lui rendra un grand service et complétera son travail en lui faisant part de ce que Dieu lui a peut-être inspiré et révélé de plus certain et de plu^clair que ce qu'il a lui-même exposé. C'est entendu, à moins d'une inspiration et d'une révélation de Dieu, personne ne pouvait exposer la doctrine de saint Augustin plus sûrement et plus clairement que ne l'a fait l'évêque d'Ypres (i). Cependant Jansénius soumet au jugement du Siège aposto* lique son interprétation individuelle de saint Augustin, qu'il appelle quelque part le cinquième évangéliste. C*est ici qu'é- clate toute la sincérité du saint prélat. 1. C» 25., 29. — 111 — « J'ai résolu, dit*il> de prendre, comme je l'ai fait dès mon enfonce, pour guide de mes sentiments l'Église romaine et le successeur du bienheureux Pierre. Je sais que l'Église est bâtie sur cette pierre. Quiconque ne ramasse pas avec lui, disperse. C'est chez lui que Théri* tage des Pères est conseryé sans corruption. Tout ce que cette chaire de Pierre, en la communion de laquelle j'ai vécu dès mon jeune âge et reux vivre et moutir, tout ce que le successeur du Prince des apôtres, le vicaire de Jésus-Christ, tète, modérateur, pontife de l'Église chrétienne universelle prescrit, je Tobserve ; tout ce qu'il désapprouve, je le désapprouve, tout ce qu'il condamne, je le condamne, tout ce qu'il anathématise, je Tanathématise (1). i» A peine a-t-il achevé cette émouvante profession de foi, que, se trouvant en face des scolastiques qui lui objectent certaines propositions attribuées à saint Augustin et condamnées par les Souverains Pontifes, il se hâte de substituer saint Augustin à saint Pierre, et il s'écrie : « Ayez recours à lui, 6 vous tous qui ne voulez pas errer 1 w D'ailleurs, les véritables sentiments du sectaire se découvrent plusieurs fois dans le cours de son ou- vrage. Dans le traité de l'état de la nature innocente ou de la grâce du premier homme et des anges, Jansénius, enseignant que dans cet état, ni pour Thomme, ni pour l'ange, la persé- vérance et les mérites ne furent point des grâces de Dieu, ren- contre ces deux propositions de Baïus anathématisées par Pie V et Grégoire XIII : On ne peut proprement appeler grâce ni les mérites de l'ange, ni ceux de Vhomme innocent. ^ La félicité est pour les bons anges^ et aurait été pour Vhomme, sHl eût persévéré dans Vinnocence jusquà sa mort une récompense et non une grâce. Plus loin, dans le Traité de la nature déchue, enseignant que toutes les œuvres des infidèles sont des péchés, et que les prétendues vertus des philosophes sont des vices, il se heurte encore aux anathèmes de ces deux pontifes. C'était le cas de désapprouver ce que le successeur de Pierre désapprouvait. Jansénius hésite : il avoue qu'il est dans l'em- barras, et il cherche à se soustraire au jugement de Rome. * Qui voudrait croire, s'écrie-t-il, que le Siège apostolique, qui a tant de fois approuvé et qui s'est approprié la doctrine de saint Augustin, soit venu à condamner comme hérétiques, erronées et fausses des sentences de ce même Augustin, des 1. G. 29. — 112 — ^niences les plus inhérentes à l'ensemble même de ses écrits. ..? Personne ne voudra croire cela, hormis le téméraire qui vou- drait croire en même temps que^ le Siège apostolique s*est trompé ou autrefois ou maintenant, et qu'il est en contradic- tion avec lui-même (1). » Dans le traité de l'état de pure nature^ et dans celui de la grâce du Christ Sauveur^ Jansénius renouvelle et ses pro- testations de soumission au jugement de l'Église romaine, et ses révoltes contre ce jugement solennellement prononcé. Partout il cherche à éluder les coups qui ont frappé sa doc- trine dans la doctrine de Baïus, en opposant les Pontifes an- ciens aux Pontifes modernes : misérable subterfuge que les hérétiques ont coutume d'employer, au grand mépris de l'his- toire, pour échapper aux étreintes de la vérité et voiler leur apostasie. Je serais bien tenté de suivre Jansénius naviguant dans sa barque axigustinienne sur le plein océan de la grâce, à la re- cherche du monde perdu de la vérité. Nous le verrions, le dos tourné au phare de l'Eglise romaine, se heurter à tous les écueils de ces abîmes, s'égarer de plus en plus à mesure qu'il avance, et naufrager totalement avant d'atteindre le rivage désiré. Mais l'histoire détaillée de cette orgueilleuse et fatale navigation, le récit circonstancié de ce naufrage, nous retien- draient trop longtemps et nous mèneraient trop loin de la chaire de M. Sainte-Beuve. D'ailleurs nous en avons assez dit, trop même pour le charme de nos lectQurs, du fond théolo- gique de VAiîgustinus, Revenons à M. Sainte-Beuve. 11 n'eftleure ce fond ténébreux que du bout de l'aile agile de sa critique, tout juste assez pour montrer qu'il en sait le che- min et en connaît la profondeur. S*il descend vers la sombre matière, il remonte vite au soleil des parallèles littéraires et philosophiques, des rapprochements historiques, des anecdotes piquantes. Là, il est dans son élément ; il s'y joue avec complai- sance,au grand plaisir de ses auditeurs. Nous nous figurons l'efiroi de ces auditeurs quand ils virent Sainte-Beuve passer brusque- ment des in-folio si vides de Balzac, comme il leur disait, à Tin-folio si substantiel de Jansénius. Que d'ennui promettait le formidable Auguslinus! L'habile professeur trompe bientôt cette sotte crainte. Gomment n'aurait-il pas captivé son audi- 1. C. 27. - 113 — toire? Il cherche les cinq Propositions en compagnie de made-. moiselle Hamilton et du chevalier de Grammont ; il fait étin- celer l'aurore cartésienne à travers la nuit scolastique dont Jansénius combat les ténèbres ; il cueille, en traversant le jardin de Tap^tre de Genève, quelques fleurs choisies pour les offrir (et Thommage était mérité I ) à l'évoque dTpres ; il trouve tour à tour dans VAugustinus du La Rochefoucauld, du de Maistre, du Bacon, du Bayle et du professeur Yinet ; il extrait du gros livre les' beautés miltoniennes qui y étaient cachées, et le Paradis perdu à la main, il commente le théolo- gien par le poète ; tout à coup, il demande pardon à Dieu de ce qu'il a presque appelé les beautés de Jansénius, et avoue qu'il n'a pas assez dit combien, forme et fond, et le siècle de Louis XIY ayant passé dessus, il était nécessairement devenu illisible, combien il s'était assombri et à quel point il dut, en somme, paraître à tous prolixe, d'un latin ardu, insatiable et lourd de preuves, les offrant souvent blessantes, encore plus massives ; il montre alors, par quelques traits choisis et fai- sant lumière, la doctrine janséniste repoussée en définitive par l'opinion publique dont elle choquait les tendances ; enfin, il clôt le sujet, en le variant, par l'exposé rapide de la théorie esthétique de Jansénius, théorie qui condamne comme une concupiscence criminelle l'art et le goût, et contre laquelle Sainte-Beuve cite une page du Père Bouhours, un jésuite à qui il trouve cette fleur agréable et prompte, cette pointe fine et légère, que Voltaire, élève du Pèr^ Porée, posséda si bien et marqua de son nom. Ainsi les caresses que Sainte-Beuve prodigue à Jansénius sont mêlées de quelques justes sévérités, et les rigueurs dont il poursuit les ennemis de M. d'Ypres sont adoucies par un bout de compliment. Quelques austères Méthodistes s'étonnèrent de trouver leur cher professeur si divers et si ondoyant. Sainte- Beuve aurait pu leur répondre, avec son aimable sourire de sceptique, ce qu'un jour, trop indulgent à son génie, il se laissa aller à dire, tout à la fin de l'un de ses volumes de critique mêlée : « Je suis l'esprit le plus brisé et le plus rompu aux inétamarphoses. J'ai commencé franchement et crûment par le XYin* siècle le plus avancé... Là est mon fonds véritable. De là je suis passé à l'école doc- — 114 - triiiaire et psychologique... De là j'ai passé au romaatisme poétique... J'ai traversé ensuite ou plutôt côtoyé le Saint-Simonisme et presque aussitôt le monde de La Mennais, encore très-catholique. En 1837, à Lausanne, j*ai côtoyé le calvinisme et le méthodisme, et j*ai dû m'effor^ cer à l'intéresser. Dans toutes ces traversées je n'ai jamais aliéné ma volonté... Je n'ai jamais engagé ma croyance ; mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais les plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir et me croyaient à eux. Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relief de chaque chose et de chaque organisa- tion, m'entraînaient à cette série d'expériences, qui n'ont été pour moi qu'un long cours de physiologie morale (1). » C'était dans la Bibliothèque de TÂcadémie que le perfide professeur expérimentait sur les sincères Calvinistes et Métho- distes de Lausanne. Il leur donnait les plus grandes espérances, en face du beau lac, « au cadre auguste, dont les rivages tant célébrés ont eu de tout temps de délicieuses retraites pour les gloires heureuses et des abris pour les infortunes, et qui ofiQrait alors un nid de plus à une doctrine étouffée qu'il plaisait à on libre esprit d'y transplanter un moment (2). » Soutenu par la sympathie de son auditoire, et les souvenirs fidèlement gardés par ces sites immortels, Sainte-Beuve laissait aller ses pensées, cherchant partout à l'entour dans cet horizon, se créant à plaisir des points d'appui, des rapports de contrasté ou de convenance (3), côtoyant le calvinisme et s'efforçant de l'inté- resser. Il l'intéressait vivement. Les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine, de trois à quatre heures, l'élite de la société vaudoise se pressait dans la Bibliothèque. Sainte-Beuve comp- tait de longues années après, les grands hommes de la Suisse qui suivaient son cours. Puis, mêlant un sourire à ces souve- nirs sérieux, il disait : « La réunion fréquente, au pied de cette chaire, de la jeu- nesse des deux sexes, avait fini par amener de certaines ren- contres, de certaines familiarités honnêtes, des railleries même comme le sexe le plus faible ne manque jamais d*en trouver 1. Port-Royal, t. 2, p. 613. 2. Port-Royal, 1. 1, p. 2. 3. Ibid., p. 3. — 115 — « le premier, quand il est en nombre, en face de l'ennemi. Plus d'un de mes élèves, dès qu'il entrait, avait, du côté des dames, un sobriquet tiré de Port-Royal et qui circulait tout bas : Lan-- celot. Le Maître Singlirif etc. — Je ne sus tout cela que plus tard. Enfin^ il y eut l'année suivante plus d'un mariage et quel- ques fiançailles dont on faisait remonter l'origine à ces réguliers et innocents rendez- vous que mon cours avait procurés... Mais ceci m'éloigne par trop de mon sujet (t). » Pas trop ; les comédies ne finissent-elles pas d'ordinaire par le aiariage* 1. Port-Rayal, t. i, p. 517. V. Les dernières œuvres et les derniers jours de M. de Saiut-Gyran, ses reliques et son culte. Jansénius « triomphait parmi les honnêtes gens (t), » mais Saint-Gyran gémissait dans la prison de Yincennes. Les histo- riens de Port-Royal se plaisent à décrire les « affreuses épreuves de cet illustre innocent dont il plut au Tout-Puissant de faire un homme de douleur, pour être un prodige aux sages du monde, un mystère et une énigme aux savants, un modèle de fidélité et de constance aux justes et aux saints (2). » On le traita, disent-ils, avec la dernière rigueur. Ceux qui le gar- daient avaient ordre d'entrer à toute heure, la nuit comme le jour, pour empêcher qu'il ne pût écrire, et qu'il n'eût commu- nication avec qui que ce fût. On lui refusa durant plus de quatre ans la consolation de voir ses amis (3). — Ne nous hâtons pas de nous attendrir à cette terrible peinture de la captivité de Saint-Gyran : nous pleurerions, comme à la co- médie, sur des malheurs imaginaires. En effet, nos bons Jan- sénistes racontent, -— nous ne nous chargeons pas de conci- lier leurs récits avec leurs tableaux, — racontent que Saint- Gyran, gardé à vue avec une rigueur inexorable, fut un des premiers à lire VAugustinus dans sa prison. Ses amis le lui ap- 1. Lettres choisies de feu M. Guy-Patin, docteur en médecine, eic, t. 1 lettre 2. — M. Sainte-Beuve cite avec complaisance cette phrase de Guy- Patin. Il aurait pu citer encore celle-ci « En ce temps la fortune triomphe par impudence, par ignorance et par imposture. » (Lettre XIV.) 2. Quatrième gémittement d'une dme vivement touMe de la conMu- tion de N. S. P. le pape Clément II, p. 94. 3. Jli^M>û*0i de M. du Fossé, p. 12. — 117 - portèrent et recueillirent, pour les transmettre à la postérité, les paroles qu'il prononça au sujet de l'évoque d'Ypres et de son livre. M. Sainte-Beuve appelle ces paroles souveraines. Le saint abbé, moins frivole que le sceptique professeur de Lau- sanne, ne s'arrêta pas à considérer la beauté sinon dantesque du moins miltonienne qui reluit en bien des endroits do l'œu- vre de son glorieux ami (1) ; il alla droit au fond des choses, et il dit qu'après saint Paul et saint Augustin, on pouvait mettre Jansénius le troisième qui eût parlé le plus divinement de la Grâce. Il dit encore que VAugustinus devait être le livre de dévotion des derniers temps. Un jour M. de Gaumartin, évoque d'Amiens, lui ayant annoncé qu'on tramait quelque censure contre le triomphant in-folio^ il répondit avec feu que c'était un livre qui durerait autant que V Église. Ces paroles pouvaient être souveraines. M. Sainte-Beuve, académicien et sénateur, savait reconnaître les paroles sou- veraines, et il l'affirme ; mais elles n'étaient pas prophétiques. Les seuls livres de théologie qui durent autant que l'Église, sont ceux qu'elle porte dans ses mains ; ceux qu'elle rejette ne survivent pas à ses anathèmes. M. de Gaumartin n'était pas seul à visiter Saint-Gyran, au- quel on refusait si obstinément, selon M. du Fossé, la conso- lation de voir ses amis. Pendant les cinq ans que dura sa cap- tivité, jamais la porte de sa prison ne fut fermée à M. Arnaud d'Andilly, c'est lui-même qui nous le dit (2). Que d'autres en- core, grâce à M. d'Andilly, franchirent le seuil de cette porte redoutable ! Fontaine (3) regarde M. Hillerin, curé de Saint Merry, comme le fruit de la prison de Saint-Cyran. H. Hil- lerin, dit-il (4), le voyait souvent à Yincennes, par l'entremise de M. d'Andilly, son paroissien. Ge saint prisonnier lui ouvrit insensiblement les yeux par la sagesse de ses entretiens, et le cœur par la grande affection qu'il lui témoignait. Dès qu'il l'apercevait, Sain t-Gyran courait à lui les bras ouverts pour l'em- 1 Port-Rayaly L 2, p. 97 2. Mémoires de A/. d'AndUly, au sujet de messire Jean du Verger de Hauranne, etc. 3. Le même M. Fontaine dit quelques pages plus îloin : « Le saint abbé fut pendant quatre ans en prison sans avoir la liberté de voir ses amis. » Il ne pense plus k M. Hillerin. 4. Mémoires pour servir à V Histoire de Port-Royal, par M. Fontaine, t. 1, p. 206. 8 1 — 118 — brasser, et s'écriait : Hé ! voilà noWe bon ami. o Ainsi, ajoate Fontaine, oet abbé invisible et caché dans le fond d'une prison agissait sur les cœurs avec une force d'autant plus efficace que sa parole, sa vertu et sa personne étaient plus renfermées dans l'obscurité. » Par quels moyens Vinvisible abbé exerçait-il son action sur les cœurs ? M. de Baint-Gyran n'oubliait pas au fond de sa pri- son une de ses prineipates détotions^ qui était d'élever les en- fants. Élever les enfiints, c'était les soustraire à l'enseignement des Jésuites et les former dans d'autres principes que ceux qui étaient en vogue dans leurs écoles (4). Aussi Saint-Cyran re* gardait l'éducation de la jeunesse comme un des emplois les plus nécessaires à l'État et à l'Église, et il disait à son fidèle disciple, Lancelot, qu'il aurait été ravi d'y passer toute sa vie (3). Mais oe qu'il eût été ravi de faire toute sa vie, le saint abbé l'estimait indigne des autres prêtres. < Il est in- digne d'un prêtre (ce sont ses propres paroles) de s'amuser à régenter des classes de lettres humaines et de sciences pro- fannes, comme on fait dans les collèges (3). )» Néanmoins, il ne craignait pas lui, d'abaisser son sacerdoce à cet amusement. « Étant au bois de Vincennes, racontait-il à M. le Maître, je m'occupais avec le petit neveu de M. le Chantre; je lui montrai les rudiments, les genres et la syntaxe. » Il est vrai que les Jésuites n'avaient pas sans doute, comme M. de Saint-Gyran, cette charité qui étant vraiment catholique comme sa foi^se ré- pandait jusque sur cespetites âmes qui sont si ahandonnécs{i). Il est vrai encore que Saint-Cyran ne se contentait pas d'ap- prendre à ses élèves, car il en eut plusieurs, les rudiments, les genres et la syntaxe. Il les accoutumait « à manger toutes sortes de légumes, de la morue, des harengs (5). » Le prison- nier, pour peupler son école, t avait la dévotion de prendre les enfants à la mamelle, de payer les nourrices, de leur faire acheter des chemises et autres linges ; il avait môme envie d'envoyer vers les frontières recueillir quelques petits en- 1. Vie de M. Nicole et Histoire de ses Ouvrages (par Goujei), p. 26. 2. Lancelot, Mémoires, i. 2, p. 338. 3.26id., p. 167. 4. Mémoires sur Us petites écoles de Port^Royal, au t. i de$ Mémoires de M. Fontaine. 5. Mémoires de Fontaine t 2, p. 83. - 119 - fanU orphelins qui n'eussent ni père, ni mère pour les nourrir en scm abbaye (i). Cette dévotion s*était manifestée de bonne heure chez Saint-Gyran. Avant son emprisonnement, ainsi qu'il récrivait de Vincennes à M. Rebours, il avait fait le dessein de bâtir une maison qui eût été comme un séminaire pour TÉglise. Il avait même commencé à recruter quelques élèves. Un jour qu*il alla acheter une paire de bas chez un marchand, il vit un petit garçon qui lui parut de bonne espérance. Il eut le regret d'apprendre qu'on l'envoyait au collège où il était en danger de se gâter, et il dit à ce marchand de l'envoyer chez lui, qu'il lui donnerait des leçons avec son neveu, ce qu'il fit pendant quel- que temps. Cet enfant, hélas f ne correspondit pas à la grâce : Saint-Gyran (lit obligé de le renvoyer (2). Les élèves dont Saint-Gyran avait commencé l'éducation à Yincennes et qu'il avait ensuite confiés à ses disciples de Port- Royal, ne lui firent pas tous honneur,bien qu'il eût recommandé a qu'on les châtiât de verges quand ils résisteraient et réité- raient leurs fautes (3). • Un de ces petits garçons, dit Lancelot, ayant commencé par dérober à M. Singlin une vieille caiolte qu'il vendit deux liards pour avoir de quoi jouer, et prenant ensuite tout ce qu'il pouvait friponner, s'avança tellement à grands pas dans le mal, qu'il prit jusques à des cuillères d'ar- gent, et tomba dans toutes sortes de désordres. Sur quoi le pieux Lancelots'écrie : < C'est ici qu'il faut adorer les jugements de Dieu et dire avec l'Écriture : Novit Dominus qui sunt ejus^ puisque toute la charité d'un des plus grands hommes de l'E- glise n'a pu sauver cette petite âme... Personne ne peut cor- riger ceux que le Seigneur abandonne (4). » Tels furent les commencements, peu glorieux, il faut l'a- vouer, des célèbres petites écoles de Port-Royal. Nous ne vou- lons pas faire leur histoire. Indiquons cependant l'esprit dans lequel elles furent fondées et continuées. Lancelot, qui con- naissait mieux que personne les principes du maître, a là- dessus quelques pages qu'il faut citer : a M. de Saint-Gyran ne pouvait souffrir qu'on fît le capital dans l'éducation des enfants, des sciences et de l'étude, comme on fait 1. Mémoirei de Fontaine, t. 2, p. 83. 2. MémoitH de Lancelot, t.*?, p. 34a. 3. îbid,, p. S5. 4. Ibid., 1. 1, p. 134. — i20 — aujourd'hui.' II regardait cette conduite comme une des grandes fautes qu'on pouvait faire dans la sainteté de cet emploi, et observait qu'outre qu*elle dégoûtait ceux qui étaient tardifs, et donnait de la vanité aux autres, elle retombait encore ensuite sur la*République et sur TÉglise, chargeant l'épouse de Jésus-Christ d'une quantité de gens qu'elle n'a point appelés, et l'État d'une infinité de personnes vaines qui croient, être au-dessus de tous depuis qu'ils savent un peu de latin, et qui pen- seraient être déshonorés de suivre la profession où leur naissance au- rait pu les engager. C'est pourquoi il disait qu'entre les enfants dont on aurait été entièrement maître, quoiqu'on grand nombre, on en au- rait dû faire étudier que fort peu, et seulement ceux en qui on aurait reconnu une grande docilité et soumission, et quelque marque de piété et d'une vertu assurée (1). — Ce qui est bien remarquable, c'est qu'il ne se réglait nullement sur les talents naturels pour faire ce discerne- ment, mais sur les semences de vertu qu'il voyait que Dieu jetait dans le fond de l'âme. Lorsque j'allais à Saint-Cyran, à la fin de 1639, on me mit entre les mains un enfant qui paraissait un prodige d'esprit pour son âge. La mémoire et le jugement allaient de pair, et surpassaient tout ce qu'on peut dire. Car à l'âge de huit ou neuf ans il apprenait lui seul les principes du latin, voyant que je ne voulais pas les lui apprendre, et il expliquait quelquefois assez heureusement l'office de rËglise. Il retenait tout ce qu'il lisait et entendait, de sorte qu'il gavait une infinité de choses, sans qu'on pût presque dire comment ; il pénétrait tellement dans tout ce qu'il lisait, qu'il en faisait ensuite des discours et des livres. Je lui surpris une fois un traité qu'il avait fait de l'Antéchrist, composé de ce qu'il avait ramassé de côté et d'autre. M. de Saint-Cyran voulut qu'on le lui envoyât clans sa prison pour le voir. On ne remarquait dans cet enfant rien qui tînt de la corruption, mais seulement une avidité étrange de savoir, jointe à une grande curiosité, avec un désir ardeot de se jeter dans l'Église et d'avoir des bénéfices, désir que ses parents lui avaient inspiré sans qu'il pût seulement savoir ce que c'était. M. de Saint-Cyran voulut que je lui en 1. M. Arnaud d'Andilly, le premier et le plus estimé des disciples de Saint-Cyran, écrit dans son Mémoire pour un touverain : « Retrancher les procès, et principalement la chicane, qui est une des principales causes de la ruine du peuple. Vun des meilleurs moyens (fen verùr à bout, est de dtmt'- nuer le nombre des coUéges, et faire quHl y ait seulement autant d'écoles gu*il en sera besoin pour apprendre à lire et à écrire : car les personnes de petite condit^n qui savent un peu de latin dédaignent d^estre soldats^ labou- reurs et marchands, ce qui est la force des Etats, et ne deviennent pour la pltupart que des prestres ignorons ou des personnes de chicane, • Voyez la Vérité sur les Amauld, par M. Yarin. Lire et écrire, voilà toute la science que [le Jansénisme permettait aux personnes de petite condition. — M. Sainte-Beuve ne cite pas ees textes. — 121 — dise mon avis, et après que je l'en eus averti^ il conclut sans difiérer qu'il ne fallait point du tout le faire étudier, et cela fut absolument exécuté (1). Avant tout il fallait faire de bons jansénistes, de petits Mes- sieurs. C'est pourquoi c ces écoles étaient plus pour la piété que pour les sciences. On donnait cependant aux enfants de solides principes pour les études (2). n Mais comme la piété avait à Port-Royal sa théologie anti-moliniste, l'enseignement des belles-lettres eut sa méthode opposée à celle suivie par les Jésuites. « On suivit des routes qui n'étaient alors nullement connues. Ceux qui seraient curieux de connaître ces routes ou- vertes par les maîtres des petites Écoles^ peuvent lire le Mé- moire du docteur Amauld sur le règlement des études dans les lettres humaines. Il faut lire aussi pour se faire une idée complète de la méthode de Port-Royal, les Préfaces que Guyot a mises en tète des traductions de Gicéron. L'étude du français primant l'étude du latin, l'explication philologique remplaçant l'explication littéraire, la traduction de vive voix faite par le maître devant l'élève substituée à la version écrite, liberté laissée à l'élève de choisir le sujet de ses compositions latines dans les souvenirs de ses lectures, narrations parlées faites sur le champ et puisées dans ce que l'élève vient de lire, subs- titution d'un abrégé de rudiment en français à la grammaire latine, suppression des thèmes latins dans les petites classes et des vers latins dans les hautes, exercices du corps multipliés, telles sont les principales innovations de la méthode de Port- Royal. L'Université n'en profita pas, » dit M. Sainte-Beuve, et il ajoute : u Rien n'est tenace comme l'esprit de routine dans les vieux corps... Faut-il l'avouer ? En lisant le détail des re- commandations et des conseils donnés par nos amis, en me pénétrant siurtout de l'esprit qui y respire, j'ai été tout surpris de voir que, même de nos jours, l'Université renouvelée n'a- vait pas encore accepté quelques-unes de ces réformes le plus expressément indiquées dès lors, sur les thèmes par exemple, sur les vers latins, sur le mode d'explication des au- 1. Mémoiret de Lancelot, t. 2, p. 338 194. 2. Mémoire de M. Wcillon sur les écoles de Port'Royal, où il avait été élevé. Ce mémoire se trouve dans le SuppUmenî au Nécrologe de Vabbaye de Sore-Dame de PorhRoyal des Champs, — 122 — leurs anciens (4). » M. Jules Simon a entendu cette plainte de M. Sainte-Beuve, et a introduit dans renseignement univers!- taire les réformes indiquées par Arnauld, Guyot et les autres messieurs de Port-Royal. La fameuse circulaire de ce ministre de l'instruction publique, n*a été que le fidèle écho du rè- glement des études dans les lettres humaines et des préfaces de Gicéron. M. Sainte-Beuve aurait pu dire de la circulaire ce qu *il dit du règlement et des préfaces : « Nous rentrons, ici du moins, dans la nature, dans la voie large et simple ; un souffle de Montaigne a passé par là. » Et aussi un souffle de Rabelais. Nous indiquons à ceux qui aiment à remonter le cours des idées dans ce monde où il n'y a jamais rien de nou- veau, les chapitres de la vie de Gargantua et de Pantagruel dans lesquels maître François raconte comment Tillustre fils de Grandgousier fut soumis d*abord au système gothique des rê- veurs mathéologiens, des corrupteurs de la jeunesse, puis au système nouveau de Ponocrates, un précepteur du temps présent. Il nous resterait à décrire l'influence des maîtres de Port- Royal, à montrer comment, au point de vue doctrinal, ils firent valoir le jansénisme par leurs beaux ouvrages, ainsi que le disait d'Aubigny à Saint-Évremond, et comment, au point de vue pédagogique, ils posèrent au milieu d'utiles réformes, lé principe de la décadence des études classiques. Mais cela nous éloignerait trop du donjon de Yincennes. Saint-Gyran, dans sa prison, ne s'occupait pas seulement des enfants : sa charité catholique s'étendant aux grands comme aux petits. M. Fontaine nous disait tout à l'heure que Tin- fluence du saint abbé était d*autant plus efficace que sa parole, sa vertu et sa personne étaient plus renfermées dans l'obscurité (â). Il nous dit maintenant : t Les hommes sont aveugles dans tous leurs desseins. Les plus sages sont Ceux de qui Dieu se joue davantage. Ils voulaient par cet emprisonne^ ment cacher cet abbé dans l'obscurité ; et c'est ce qui le tira de l'obscurité, au contraire, comme on peut le voir par ce nombre infini de lettres qu'il écrivit de ce lieu à des personnes de condition qui désirèrent ses avis et ses prières, 'et se mirent 1. Porl-Royal, u Sy p. 510. '2. Mémoires, 1. 1, p. 206. -. 123 - sous sa conduite (i)« » Deson côté, M. d'Andilly, énamérant les causes de la captivité de Du Yergier^ nous assure « que la principale de toutes est tout le bien que Dieu voulait faire dans cette illustre prison ou plutôt dans cette sainte retraite, par laquelle on peut dire qu'il a été segretatus in evan^ gelium Dei^ puisque la divine bonté s'en est servi pour l'en^ger par ses admirables lettres à la conduite de tant d'âmes (â). » Ainsi les chaînes du nouveau saint Paul ne Tem- péchaient pas de diriger une foule choisie dans les voies de la grâce et de la pénitence. Sa correspondance forme deux vo- lumes in*'4'. (c Ge fut dans un petit coin de sa prison, disent MM. de Sainte-Marthe dans leur QaWa Christiana^ qu'il écrivit comme à la dérobée, et à l'insçu des soldats qui le veillaient de toutes parts, non avec Tencre qu'on lui refusa toujours, mais ayec un crayon de plomb, ces lettres admirables où l'on voit éclater si efficacement le feu de sa charité* j> Il y a un peu de fantaisie dans ce tableau. M. d'Andilly est plus sincère. Il ra'^ conte qu'il allait assez souvent dîner chez M. de Saint»Gyran au bois de Yincennes, restant seul avec lui jusqu'à l'approche de la nuit) et il ajoute : « C'était dans ces visites que je lui apportais du papier^ des crayons, des 'plumes, et quelquefois de l'encre. » D'ailleurs on n'a qu'à ouvrir la correspondance de Saint*Cyran, on y verra que malgré les soldats qui le veil- laient de toutes paris, il pouvait écrire à la dérobée des lettres ^de 15 et 30 chapitres. Il dit un jour à M. de Rebours : « Je viens de me lasser en escrivant une grande lettre ; » et une autre fois : « Je ne sçay ce que je vous ay escrit dans mes deux lettres précédentes, les ayant dictées à la haste, et n'ayant pu les faire relire, et sçachant que celuy à qui je les dicte est sujet à se plaindre de ma promptitude, et à s'en servir pour couvrir ses fautes, et la lenteur de sa main (3). » Saint^Gyran, qui lassait sa plume et celle de son secrétaire à écrire des lettres que nos Messieurs proclament admirables et dont Bossuet signalait la spiritualité sèche et alamhiquée^ trouvait encqre le temps de composer, toujours à la dérobée, sans doute, la théo- logie familière qui devint le catéchisme des Jansénistes. C'est 1. Mémoires, t. 2, p. 4. 2. Mémoires de Jf. d'Andilly au sujet de messire J. du Verger de Ùàuranne, etc. 3. LêUres chréiiennes et spirituelles de messire J. du Verger de ïlauranne, abbé de Saini-Cyran. 8«coDde partie, lelt. 34 et 38. — 124 — dans ce livre semé d'erreurs capitales, habilement voilées^ qu'on trouve cette définition de l'Église : c C*est la compagnie de ceux qui servent Dieu dans la lumière et dans la profession de la vraie foi^ et dans l'union de la charité, » A Taide de cette définition, que Luther et Wiclef n'auraient pas désavouée» les Jésansénistes prétendirent rester dans l'Église de Jésus- Christ, malgré le Pape et les Évèques qui les en retranchaient. La sœur Sainte-Euphémie (Jacqueline-Pascal), refusant de signer le formulaire^ écrivait : « Mais peut-être on nous retranchera de l'Église? Mais qui ne sait que personne n'en peut être retranchée malgré soi^ et que l'esprit de Jésus-Christ étant le lien qui unit ses membres à lui et entre eux, nous pouvons bien être privés des marques, mais jamais de l'effet de cette union , tant que nous conservons la charité. » Le timide Nicole et quelques autres défenseurs de Port-Royal voulurent atténuer cette doctrine ; ils n'y réussirent pas. Demeurer dans l'Église, malgré l'Église, ce fut toujours la prétention du Jansénisme. Au milieu des graves occupations de directeur et de docteur qu'il se donnait, Saint-Cyran se délassait un peu en envoyant & M. d'Andilly quelques sujets pour les poésies que son ami composait alors sous le titre de Stances des vérités chrétiennes. M. d'Andiliy était poète, et sa sœur, la célèbre mère Ange- lique, le calomniait lorsqu'elle disait que tout son talent était de traduire (i). Ce n'était pas le sentiment de la mère Agnès, une autre sœur de M. d'Andiliy ; elle lui écrivait de Notre- Dame de Tart, non pas au sujet des Œuvres chrétiennes en vej^s^ comme le dit M. Faugère, éditeur des Lettres de la mère Agnès Arnauld (les Œuvres chrétiennes ne parurent qu'en 1644, et la lettre est du 27 avril 4634), mais au sujet d'un Poème sur la vie de Jésus-Christ, publié le 18 mars 1634 : a Je distribue ici vos vers sans vous nommer ; néanmoins, quand on me prend à foi et à serment, je n'oserais retenir la vérité 1. (c Je vous avoue, Madame, écrivait la mère ÂDgéliquu à la coadju- trice de Xaiotes, que j'ai eu envie de rire de ce que vous vous ôles adressée à mon frère d'Andiliy pour les dispositions du baplôme. Vous le prenez, Madame, pour un théologien, ce qu'il ne fut jamais. Tout son talent est de traduire. » — Une autre religieuse, amie de Port-Royal, prenait M. d'Andiliy pour un évoque. La mère Angélique la détrompait aussi, mais sans envie de rire (Lettres de la mère Angélique, t. 3, p. 460 ; t. 1, p. 531). — 125 — prisonnière, tellement que je franchis le mot au hasard de la vaine gloire qui me poursuit d'être sœur d'un excellent poète.» Plus fécond qu'excellent, ses premiers vers lui furent inspirés par l'affection qu'il portait à son beau-père, M. de la Borderie; il les fit en carrosse, et en fit huit cents en huit jours. Tandis que M. d'Andilly recevait de Yincennes le canevas de ses stances, son plus jeune frère, Antoine, qui étudiait alors en Sorbonne, venait y renoncer aux fascinations de la dignité doctorale, et demandait au saint prisonnier la permission de rappeler^ son père, puisque Dieu lui donnait la volonté d'être son fils. Saint-Cyran, qui depuis longtemps tendait les bras à cet enfant prédestiné à la Grâce (1), se déclara prêt à Fassister au péril de sa vie. Il avait déjà rendu un service signalé au jeune étudiant : il lui avait donné, pour le préserver du poison moliniste des leçons de TEscot, son professeur, les Opuscules de saint Augustin sur la grâce. Il les lut avec fruit, et quand il vint se 'mettre tout à fait sous la direction de M. de Saint- Cyran, celui-ci « eut la joie qu'a un laboureur qui voit que la semence qu*il a jetée dans son champ y a germé, et qu'elle commence, en sortant de terre, à lui donner l'espérance d'une heureuse et abondante moisson (2). « Quand le moment de recevoir la prêtrise fut venu, Saint-Cyran fit dépouiller son disciple de tous ses biens en faveur de Port-Royal -, il l'obligea cependant à accepter, dans la cathédrale de Verdun, un riche bénéfice qu'il refusait d'abord^ et à le garder jusqu'à ce qu'il pût le résigner entre les mains d'un ami éprouvé (3). C'est à cette époque qu'il rengagea à écrire le livre De la fréquente communiony travail qu'il regardait comme une excellente pré- paration au sacerdoce. 11 revoyait les cahiers à mesure qu'ils étaient composés, et aidait Tau leur de ses lumières et de ses conseils (4). 1. « Le P. Colombeau, jéeutle, dit un jour à la mère Angélique de son jeune frère : Voyez-vous cel enfant 7 Ge sera lui qui humiliera notre compa- gnie, et un jour il sera le fléau des plus pernicieux ennemis de l'Église. — Le P. Colombeau passait pour un saint homme, et fut le dernier jésuite qui confessa ii Port«Royal. » Vie de messire Antoine Amauld, t. 1, p. 10. — Le P. Colombeau estle seul jésuite dont les Jansénistes aient reconnu la sain- leié ; bien lui en prit de faire cette prophétie. 3. Histoire de la vie et des ouvrages de M, Amauld, p. 22. 3.1a Vérité tur les Amauld, par Jf. Varin, t. 1, p. 375. 4. Vie de messire Antoine Arnauld, (. 1, p. 45. — 126 - Au moment où Saint-Cyran communiquait ainsi le feu de sa charité, il faillit être abandonné de la grâce et perdre le titre d'amateur très-passionné de la vérM. Pressé par ses amis, M. d'Andilly, M. de Liancourt, M. de Ghavigny, il écrivit à celui-ci une lettre qu*il devait montrer à Richelieu, lettre explicative, très-équivoque, sur la contrition et Vattritian^ accordant à cette dernière d'être suffisante avec le saoremcfit. M. de Sainte*Beuve analyse ainsi les sentiments qui agitèrent rftme « du grand serviteur de Dieu » dès qu'il eut fait cette concession : « La lettre à peine partie, il sentit sa faute ; il en eut un regret amer, une humiliation secrète, aussitôt suivie d'un surcroît de bouillonnement qui le mit hors de lui... C'est dans une saillie de cette ferveur retrouvée^ de ce bouillonne- ment qui ne le quitta plus, que fut écrite à M. Arnauld une lettre décisive dont il faut citer les principaux passages ; on y voit bien à nu M. de Saint-Cyran, relevé d'un moment de fai- blesse, aiguillonnant et déchaînant, pour ainsi dire^ le génie polémique du grand Arnauld : « Tempus tacendi et iempus loquendi. Le temps de parler est arrivé; ce serait un crime de se taire, et je ne doute nullement que Dieu ne le pudtt eo notre personne par quelque peine visible et très-sensible. Je vous di dit souvent que je suis très-lent dans les grandes et impor- tantes affaires ; mais quand le temps est arrive, il m*est impossible de changer ou de perdre un moment pour agir sans cesse dans toute l*é<- tendue de ma lumière et de mon pouvoir... Il n*y a point lieu de dou- ter et d^hcsiter dans cette affaire : quand nous devrions tous périr et faire le plus grand vacarme qui ait jamais été, nous ne devons plus laisser ses sermons {les sermons que M» Habert, théologal de Paris, prêchait à Notre-Dame contre les doctrines de la Grâce) sans répondre à tous les chefs en particulier; nous ferions une grande faute au juge- ment de tous les hommes sensés, si nous ne répondions pas. Il est certain que le silence et la modestie que nous avons gardes jusqu'à présent nous a fait tort; mais c'est ma coutume d'avoir longtemps grande patience en semblables affaires qui regardent Dieu et TÉglisei.. Il ne faut plus user de silence ni de dissimulatiin de peur de nuire à ma liberté,.. Je vous prie d'agir avec toute retendue de votre esprit et de votre pouvoir. t. Je salue tous meâ adiis et les supplie de pfendfe part à cette lettre, et de n'avoir non plus d'égard à ma pHsotl que si j'étais en pleine liberté (1). » 1. Port-Royal, t. 2, p. 20, 21. — 127 — Au lieu d'expliquer celte lettre, ooinme M. Sainte-B*uve, par un surcroît de bouillonnement qui s'empara de l'Ame de Saint- Gyran» nous l'expliquonS) au risque d'infirmer le caractère intrépide du grand aerviteur de Dieu^ par la date qu*elle porte. Cette lettre est datée du 1*' février 1643, six jours avant la sortie de prison de Saint**Gyran qui avait l'assurance de sa liberté prochaine, Richelieu était mort le à décembre précé- dent (1). « DieU| dit M. Fontaine parlant de cet événement, sembla se réveiller comme d'un profond sommeil, pour rendre justice à ceux qui criaient vers lui nuit et jour, n Tant que Dieu dormit, c'est-à-dire tant que le cardinal vécut, Saint«*Gyran pensa que le temps de parler n'était pas venu, qu'il ne fallait pas faire le plus grand vacarme qui ait jamais été, qu'il était à propos de garder le silence et la modestie, et observa qu'il était prudent de s*en tenir à sa coutume d'avoir longtemps grande patience. Il faut, disait-il à M. Le Maître qui l'interrogeait sur la conduite à garder, il faut baisser les yeux et adorer Dieu. La lettre explicative sur YaHrition portée, Saint-Gyran, dit M. Sainte-Beuve, en eut un amer regret^ une humUiation êecrèle^ aussitôt suivie d*un surcroît de bouillon- nement qui lui fit écrire la lettre guerrière au docteur Arnauld. M. de Saint-Cyran lui*môme nous assure du contraire : « Nous ne savons ce que nous désirons, écrit-il à un do ses amis à ce sujet dans l'effusion de son cœur. Dieu veut peut-être mieux faire les choses que nous ne pouvons nous imaginer... Qu'on garde bien le silence. Qu'on ne dise pas un mot : je vous en prie autant que je puis. Je vous le redis encore, vous avez tort d'être triste d'une chose dont je ne le suis nullement (2). » Cette résignation dura jusqu'à ce que Louis XIII eût promis aux amis du saint prisonnier, « l'illustre innocent », d'ouvrir les portes de sa prison. Alors seulement il supplia ces amis d^aglr et de n^avoir non plus d'égard à sa prison que s'il était en pleine liberté. Quelques jours après, en efiet, Saint-Gyran était libre. Sa sortie de Vincennes fut un triomphe. M. d'An- dilly alla le quérir lui-même dans son carrosse. Il le mena 1. Le jour delà fête de Saint-Gyran, remarquèrent nos Messieurs, et le saint abbô le premier, ce qui les confirma dans celte modeste pensée « que Dieu venait de faire pour l'heureuse liberté du prisonnier uiie si grande rérolution dans le monde, i Mémoiru de Fontaîney t. 2, p. 23. 2. MémoWis d$ M. Fontains, u 2, p. 17. — 128 — remercier ses amis, M. de Ghavigny, M. le président Mole. Il le conduisit à Port-Royal de Paris, où on l'attendait. Toute la communauté s'était réunie au parloir pour recevoir le Père tant désiré ; mais lorsqu*il entra, M. de Rebours, qui avait la vue basse, prit une lunette pour lorgner, ce qui fit rire une religieuse, et celle-ci en fit rire une autre, et toutes écla- tèrent. M. de Saint -Gyran se dit tout bas avec le Sage dans sa discrète révérence : Auez^vous des filles ? Évites de vous nion- trer à elles avec un visage riant. « J'avais bien quelque chose à vous dire, mais il y faut une autre préparation que cela ; ce sera pour une autrefois. » Ge fut tout le discours de ce père tant désiré, et il se retira. Il revint huit jours après célébrer Toctave de sa sortie. M. Singlin chanta la grand'messe ; M. Amauld fit diacre et M. de Rebours sous-diacre. M. de Saint-Gyran se contenta de communier avec Tétole. Après le Te Deum, il envoya son domestique dans la sacristie dire qu'il priait tous les officiants et le célébrant de s'assembler et de lui tirer un psaume tel qu'il plairait à Dieu de le leur envoyer. Le diacre prit un psautier, le prêtre ficha une épingle dedans, afin de prendre ce que Dieu enverrait pour consoler son serviteur. « G'est ici, s'écrie Lancelot auquel nous empruntons ces récits, où l'on a tout sujet d'admirer la providence de Dieu et sa bonté, et d'attendre avec patience le jugement qu*il prépare aux ennemis de.la vérité et de ses défenseurs ; car le psaume qui nous échut fut le xxxiv« : Étemel, plaide contre ceux qui plaident contre moi^ fais la guerre à ceux qui me font la guerre. » Saint-Gyran, trè&-touché de l'attention de la Providence divine, voulut chanter ce psaume à l'heure môme, avant que de sortir de sa place, ail pria pour cela que l'on fît retirer tout le monde de la chapelle, afin qu'il pût se répandre avec plus de liberté en la présence de Dieu. » Du Yergier resta donc tou- jours ce que le P. Petau l'avait connu, lorsque, jeunes étu- diants, ils mangeaient ensemble à la même pension bourgeoise, fort particulier dans toutes ses manières. Saint-Gyran avait repris son ancien logement près des Ghar- treux. Il fut visité de tout ce qu'il y avait d'hommes et de femmes de qualité dans le parti, et il se remit à son rôle de directeur et de docteur avec plus de hardiesse que jamais. Sa prison le rendit plus considérable qu'auparavant, par Thonneur qu'il se faisait d'avoir souff'ert la persécution pour la doctrine de la grâce. 11 passait pour martyr, et il sut si bien profiter de — 129 — ses avantages, qu'il s'en fit une manière de droit pour débiter ses erreurs plus impunément que jamais (1). Pendant les quelques mois qui séparèrent sa délivrance de sa mort, Du Yergier put contempler avec joie les progrès de sa doctrine, que la mort du roi Louis Xlll favorisa beaucoup. On vit alors à la cour, dit le P. Rapin, une autre conduite, d'autres vues, d'autres cabales et d'autres intrigues. Dans ce changement si universel, personne ne profita davantage que les Jansénistes. L'audace de tout oser leur vint de l'impunité de tout faire. Ne trouvant plus que des applaudissements là où ils ne trouvaient auparavant que des accusations, ils entreprirent de s'insinuer à la cour^ et de se rendre partout les maîtres des esprits. Le concours des nouveaux prosélytes était grand ; les dames s'as- semblaient à Port-Royal de Paris, oh les deux mères Arnauld les instruisaient, et les honnêtes gens, parmi lesquels Jansénius triomphait, s'assemblaient chez l'abbé de Saint-Gyran, ou aux Chartreux, dans la cellule de Dom Garouge, l'une des plus commodes, des plus logeables et des plus régulières des belles Ghartreuses de l'Europe (2^ Ges succès développèrent chez le réformateur cette ardeur excessive de tempérament que Riche- lieu avait remarquée de bonne heure, et qui lui envoyait à la tête des vapeurs dont se formaient ses imaginations mélanco- liques qu'il prenait pour des réflexions spéculatives ou pour des réflexions du Saint-Esprit. On le vit le jour de Pâques communier dans sa paroisse de Saint-Jacques du Haut-Pas, parmi le peuple, à la grand*messe, avec une étole sur son manteau. Il voulait autoriser par cette conduite singulière les idées qu'il avait de la hiérarchie, et le secret dessein qu'il mé- ditait d'abolir les messes basses dans chaque paroisse, ce qui allait à éloigner les peuj^Ies de la fréquentation des autels et à refroidir la dévotion des fidèles par la rareté de la célébration des saints mystères. G'était ce qu'il y avait de plus caché dans la cabale que ce dessein, qu'on n'expliquait point ouvertement. La communion laïque du Patriarche était le signal qu'il com- mença à donner de ses intentions. 11 vécut de cette manière le reste de l'été, ne disant que rarement la messe ou point du tout ; ainsi il donnait à son esprit et à sa religion toutes les formes qu'il voulait, tantôt ne faisant que le hiérarque et ne 1. Histoire du JcmséniiVM, par le P. Rapin, p. 496. ?. S;knysi\, Antiquités de Paris, t. 1, p. 440. — 130 — prônant que la paroÎBse pour gagner les curés, tantôt faisant de grands éloges de la vie religieuse et de la perfection des vœux, pour mettre en vogue le couvent de Port-Royal. C'est le P. Rapin qui nous fournit ce détail des derniers jours de Saint-Gyran. M. Sainte-Beuve ne voit dans les récits du jésuite que des petitesses dénigrantes dans lesquelles le néant du jugement humain se lit tout entier. 11 déplore que les écri- vrains de la robe et du bord du révérend père le copient plus ou moins. Quant à lui, il s'en gardera bien ; il a des actes fidèles qui démentent le P. Rapin. Ces actes fidèles se démen* tent quelquefois les uns les autres, nous venons de le constater à plusieurs reprises. D'ailleurs sont-ils si fidèles que le dit M. Sainte-Beuve? M. Cousin se plaignait des éditeurs jansé- nistes du faubourg Saint - Marceau et d'Utreobt qui, au xviii* siècle, corrigèrent les lettres de la mère Angélique (i). M. Sainte-Beuve à son tour nous avertit de l'état de remanie- ment et d*à peU'près dans lequel les lettres de Saint*Gyran nous sont parvenues (2). 11 y a plus : il nous avertit que lui- même rend quelquefois les phrases de ces Messieurs support tablais de grammaire. Et ces Messieurs n'ont-ils pas rendu les phrases de leurs illustres docteurs supportables de théologie ? Assurément, et c'est M. Sainte-Beuve qui nous l'affirme. C'est à propos des corrections infligées aux Pensées de Pascal par les premiers éditeurs, Amauld, Nicole, de Tréville, etc. : N'ètes-vous pas effrayé de cette multitude de défilés et de coins périlleux par où est obligé de passer une pauvre pensée humaine, laissée orpheline du génie qui l'a produite, et VLayant plus là son père pour la défendre ? Pour les vrais anciens, transmis durant des siècles à travers tant de mains diversement intéressées, cela fait trembler. Chez ces homîMS qui 8 1. La mère Angélique, — dit M. Sainte-Beuve, sur le témoignage d'un de ces témoins qui ont vu, — n'eut dans ce malheur que deux paroles : Dominus in ealo ! Dans le ciel est le Seigneur. Elle en eut au moin» une troisième : La chemise du saint abbé ! Honni soit qui mal y pense ! 2. Mémoires de Lancelot, t. 1, p. 256,257. — Ces reliques se répandirent dans la province avec la doctrine de Saint-Gyran. Nous en avons vu dans un reliquaire que possède le musée du grand séminaire deNimes; et elles sont accompagnées des reliques de beaucoup d'autres saints do Port-Iioyal, M. de Paris, M. de Sens, M. de Pamicrs, M. Racine, M. Arnauld, la mère Angé- lique, M. de Sacy, M. Singlin, le P. Quesncl, la mère Agnès, etc., etc. — Les jansénistes ne dénichaient nos saints que pour placer les leurs. « Les religieuses de Port-Hoyal des Cbamps, écrivait en 1665 une no- vice de ce monastère à Oesmareis, ont fait plusieurs fois la procession nu- pieds, portant les reliques de MM. de Saint-Cyran, de Bagnols et Le Muistre. Elles chantaient les hymnes des confesseurs et en disaient l'oraison au re- tour. Quand il y avait des malades, on leur faisait boire de l'eau dans la- quelle le doigt de M. de Saint-Cyran avail trempé ; on lui faisait des neu- vaincs, et on faisait loucher ù ces prétendues reliques des images qu'on gardait avec grande vénération, a Mémoires du P. Rapin, t. 3, p. 343. tt Une 80 us mal tresse des novices, qui deviendra célèbre, sœur Flavie ne se lassait point d'amasser des relic|pes de M* de Sainl-Cyran, de M. dp — 138 — Ne vous semble-t-il pas que le fanatisme de ces messieurs suinte ici visiblement ? M. Sainte-Beuve, qui aime à passer les détails trop peu gracieux (1), a omis cette page de son témoin de prédilection. Toutefois, pour honorer sans doute la méde- cine qu'il étudia dans sa jeunesse, il note que a le médecin et le chirurgien admirèrent la capacité du cerveau de Saint- Gyran, et qu'ils dirent n'en avoir jamais vu de si grand pour la quantité, ni de plus blanc pour la substance. » L'enterrement se fit le 13 octobre, en grande pompe, dans l'église de Saint-Jacques du Haut-Pas. Pour faire honneur aux obsèques d*un homme si important, on eut soin de faire une assemblée de conséquence, c'est-à-dire de gens du parti et d'autres qui n'en étaient pas^ pour faire plus de bruit dans le monde. Quelle façon ne prit-on point pour en faire un béat ! Voici ce qu'on fit pour rendre la mémoire du défunt célèbre en attirant du monde à son tombeau : on envoyait tous les samedis des prêtres de Port-* Royal, qui venaient dire la messe à l'autel fe plus proche du tombeau. Ce n'était pas la messe des morts, avec du noir, qu'ils disaient : c'était une messe de confesseur avec du blanc, car on traitait déjà ce mort de bien- heureux à Port-Royal. On envoyait la veille laver et nettoyer la tombe avec un grand soin, pour faire mieux lire l'éloge contenu dans l'épitaphe (2). Les personnes de qualité y ve- BagnoU, de h mère Angélique, de la mère des Anges, de M. Singlin, etc. Elle n'en avait jamais assez. Elle allait la nuit ouvrir la fosse de quelque détunt ou de quelque défunte, en emportait quelque os, le faisait bouillir pour enôler les chairs qui y tenaient et les montrait à ses petites pension- naires ; elle les obligeait quelques fois à racler ces os pour les dèchamer. Elle fatiguait toutes les sœurs qui avaient plus d'adresse qu'elle, pour lui faire de petits reliquaires où elle déposait toutes ces reliques. Elle prenait quelquefois plusieurs sœurs le soir dans un enthousiasme de dévotion, et leur faisait faire secrètement des processions avec ces reliquaires... »~ BesoignCf BUtoire de Cabhaye de Port-Royaly t. 2, p. 299. 1. Port-Royal, t. 1, p. 97. 2. Voici cette épitaphe : Vous n*aurez point Vous n'aurez point de Dieu nouveau. de vérité nouvelle. Gy gtt M** Jean du Vbrgibr de Hauraknb, abbé de Saint-Gyran, qui, par une merveille qui a peu d'exemples, a sçu joindre une profonde huînilité à une haute science, qui ayant toujours eu un zèle très-particulier — 139 - naient en foule, et Ton se succédait dans les prières qu'on faisait auprès de ce tombeau, comme on fait au saint sacre- ment dans les lieux où se fait Tadoration perpétuelle. Cepen- dant d'Andilly , qui avait fait graver l'image de Tabbé, la distribuait dans le faubourg ; S quoi on ajoutait de petites gué- risons et de petits miracles qu'on supposait à ces images pour les rendre recommandables ; mais comme on y ajoutait des au- mônes dans le petit peuple, elles y étaient toujours bien reçues. Enfin, ce concours de personnes de condition, ces carrosses plantés à la porte de la paroisse, ces dames en dévotion sur la tombe du défunt, cet appareil, ces cérémonies, donnèrent tellement dans les yeux du peuple, qu'il commença à se mêler à cette dévotion, et par Tidée qu'on lui en fit ou qu'on le força de se faire sur ce qu'il voyait, il s'accoutuma au langage qu'on afiecta de débiter dans le faubourg, que le défunt était nn saint (1). Saint-Gyran, à la veille de mourir, avait dit à son médecin qui était aussi celui des jésuites : « Allez, dites à ces Pères qu'ils n'ont que faire de désirer ma mort, et qu'ils n'y gagneront rien, parce que je leur laisserai peut«ôtre une douzaine de personnes après moi qui leur feront plus de peine que moi (2). » Ces douze surent, nous venons de le voir, exploiter, au profit de la nouvelle doctrine, la mort et le tom- beau du maître. Encouragés par la vénération que les grands et le peuple vouaient à la mémoire de Saint-Cyran, persuadés qu'ils avaient auprès de Dieu un puissant protecteur dont ils se rappelaient cet oracle : L'heure de parler et de combattre est venue, ils déployèrent hardiment l'étendard augustioien de la grâce. poar Tunitô de i'âglise, la tradition des Pères et les vérités qu'il avait apprises de l'anUquité, lorsqu'il avait commencé à écrire contre les hérétiques de ce temps pour la défense de l'Église catholique, à laquelle il était uniquement attaché, est mort, ayant été regretté de tout le clergé de Franoe, et de tous les gens de bien, l'onzième d'octobre M. DG. XLIII, et le LXII de son âge. Vérité. Charité. Humilité. 1. Hittoirêdu JanténisnWj par le P. Rapin. «Quoique ce soient des ennemis qui racontent cela, dit M. Sainte-Beuve (t. 2, p. 212), j'ai peine ici à ne pas les croire. » Z, Lancelot, MémoireSy t. 2, p. 117. V/ VI. Le livre de la fréquente Communion. Les Mêret de l'Église. Premier combat. La doctrine nouvelle enfermée dans le gros in-folio de révoque dTpres et dans les nuageuses traditions orales et écrites du mystérieux Saint-Gyran ne serait jamais devenue populaire, s'il ne se fût trouvé un homm^,-Afileia€L4!!5^^i qui TéimsiL^l[AuguslimiS^ dès~piopoitiuns plttfr4CL.aniabTS^et vulgarisa les principes i^Qfi&Jus des seuls, initié». Par le Irrre'de la Fréquente Communion, que ce jeune docteur écrivit sous Finspiration de Du Yergier, mais avec une clarté, une sion dont son maître n'avait pas le secret^JeJansénisi chissant l'ençemle jie la Sorbonne, des universités eT de Port- Royal, fit son entrée dans le ni cmde: L'éclat de son apparition, sous cette forme française, fut considérable. « Car, dit le P. Rapin, outre qu'on n*avait encore rien vu de mieux écrit en notre langue, il y paraissait quelque chose de l'esprit des pre- miers siècles et un caractère de sévérité pour la morale qui ne déplaît pas tout à fait au génie de notre nation, quoiqu'un peu libre dans ses manières. Un livre si bien écrit ne put pas éblouir les yeux sans surprendre les esprits: il fut d*abord bien reçu de la plupart du monde, et, ayant été répandu avec osten- tation dans Paris et dans tout le royaume par les soins et par les diligences de ceux du parti, on peut dire que rien n'attira tant de crédit ni de sectateurs à la cabale que cet ouvrage dont il importe de bien exposer le dessein (i). » Abandonnant les sommets de la théorie augustinien^ie de la grâce, se plaçant au cœur môme de la pratique de la vie chrétienne, entre le confessionnal et le tabernacle, Arnauld !• Mémoires du P. Rapin, c. i, p. 22, — 141 — reprend, au point de vue disciplinaire, l'accusation portée, au point de vue doctrinal, par Jansénius et Saint-Gyran, contre l'Église catholique : il l'accuse d'avoir délaissé la traditicm apostolique et de n'être "pîuy qu'une * épouse infidèle; il la comparera" un fleuve, \ un Tiômmé; à un jour, à un royaume. « Or, dit-il, comme on ne doit pas seulement considérer un fleuve dans une petite partie de ses eaux, ni un homme dans sa vieillesse, ni un jour dans son couchant, ni un royaume dans sa défaillance, ainsi nous ne devons pas seulement considérer l'Église en ce temps présent, qui est le temps de son altération et de sa vieillesse, selon Gré- goire VU, et de sa défaillance et de son couchant, selon saint Bonaventure (1). » Montrer que ootla-£glise j'ieille^et défaillante. s'étail„Jiaissé corrompre dans ^administration du sacrement de pénitence et qn^Bfte-fkvaft iiesûin 4'4tii réformée à ce suiet,JaI"61aiLlfi.-but- ^éniiir et avoué que^se proposait fô docteur Arnauld. « Il prétendait que c'était un abus qui s'était glissé dans la disci- pline depuis les cinq ou six derniers siècles, de donner l'abso- lution sacramentelle après la confession, et qu'il fallait la différer selon l'usage des |;remiers siècles, jusqu'à ce que le pénitent se fût disposé par une peine proportionnée au péché. 11 produisait sur cela les anciens canons, la tradition et le sentiment des Pères avec un faste qui sentait bien plus le dé- clamateur que le docteur et l'historien ; et il faisait un grand détail des maximes qui allaient à établir son dessein, comme par exemple : que la pénitence, ainsi qu'elle se pratique au- \. De la Fréquente Communion, préface. «Grégoire VII, dit arnauld dans une note, a appelé l'Église de son temps senescentem mundum, il y a près de 600 ans, et saint Bonaventure, ^cc/driam/l/io/em, il y a près de 400 ans.» « Arnauld tire les textes à lui, moyennant des suppressions arbitraires ou des interprétations forcées. (Voir dans VAmi de la religion du mois de mai 1 855 les articles signés Truchet et qui sont de bonne source.) Mais ceci sort de ma compétence. » C'est M. Sainte-Beuve qui parie ainsi. Les questions de bonne foi ne sont pas de su compétence : nous le savions. Le P. Petau reprochait à Arnauld lui-même ses suppressions arbitraires et ses interprétations forcées. Voyez De pœnilenlia publica el prxparaiione ad eommunionem, l. i, c. 8 ; — 1. 2,c.6 ; — 1. 3, c. 6, 13, 14, 15, 16, 17 ; — I. 4, c. 6 ; — 1. 6, c. 8, 9, 10; — l. 8, c. 13, 15, 16. — Ceux qui estiment que les questions de bonne foi ne sortent pas de la compétence d*un historien de Port-Royal pourront se convaincre par la lecture de ces chapitres de Tbabileié d'Arnauld à faire des contre-sens. — 442 — jourd'hui, ne sert qu'à favoriser Timpénitence générale des chrétiens... Que l'Église s'était relâchée en ce point, parce qu*elle est corruptible en ses mœurs et en sa discipline *, que le délai de Tabsolution, étant d'ordonnance divine et de tra- dition apostolique, était indispensable, même dans un danger évident de mort, parce qu'il était essentiel au sacrement ; que Tabsolution du prêtre n'était capable de communiquer au pénitent tout au plus que la grâce d*une réconciliation exté- rieure, et que c'est la satisfaction canonique qui rend T&me pure et qui la vivifie ; que le pouvoir de délier ne regardait que la peine sans regarder la tache du péché, la puissance qu'exer- cent les prêtres sur les pécheurs dans le sacrement n'ayant pour fin principale que l'imposition de la satisfaction et non pas la rémission du crime (1). Que les Pères ne faisaient con- sister ce pouvoir de délier que dans celui de mettre en péni- tence et de séparer de la communion ; que le prêtre enferme en lui seul avec éminence toute l'Église ; que les évêques sont les successeurs des apôtres, les héritiers de la principauté céleste que Dieu leur a donnée sur la terre ; que la primauté du Pape au-dessus des évêques n'est pas de droit divin, et que saint Pierre et que saint Paul sont deux chefs de l'Église qui n'en font qu'un. (( Cependant le dessein secret et particulier de ce livre était encore plus dangereux et d'une plus pernicieuse conséquence ; car il allait à renverser ce qu'il y a de plus établi et même de plus saint dans notre religion par des maximes encore plus dures et plus étranges que les premières. Sous le titre de la Fréquente Communion^ il tâchait d'en détruire l'usage par rimpossibilité de la disposition qu'il y demandait, et il ne pen- sait qu'à en détourner les fidèles par la frayeur qu'il donnait d'une action si sainte, qu'il ne représentait que sous des cou- leurs terribles pour en imprimer l'éloignement dans les esprits, en prétendant n'imprimer que du respect. Il insinuait que tous les péchés mortels secrets et publics étaient sujets à la pénitence publique ; que l'Église, ayant approuvé dans les premiers siècles cette pénitence ordonnée par les canons, ces- 1, Ce sont là les principes que Sainl-Cyran enseignait à M. Sinfflin, le confesseur de ^Port-Royal, dans une longue conversation qu'il eut aveclui peu de temps avant de mourir et qu'on trouve dans les Mémoires de Fontaine, t. 2, p. 102 sq. — 143 — serait d'être la colonne de la vérité si elle cessait d*en autoriser la pratique ; qu'ainsi ce sacrement était principalement établi pour exercer toute la rigueur de la justice sur le pécheur. Il prétendait encore que c'est un tribunal érigé pour la peine du pécheur et non pour sa consolation, pour sa condamnation et non pour lui faire gr&ce ; que toute la force de la pénitence doit être bien plus imputée à la peine que se fait le pénitent qu'à la vertu du sang de Jésus-Christ infuse par le sacrement ; que rhumilité et la confusion intérieure qui l'accompagne dans le délai de la communion satisfait plus à Dieu que toutes les œuvres de charité séparées de cette contrition ; que la plus grande pénitence étant le retranchement de la communion, qui est une représentation de cette séparation dernière qui fait la plus grande peine des damnés, est la plus excellente de toutes les pénitences ; que ce retranchement de la communion est une pratique des âmes les plus parfaites et la plus aisée selon les hommes, parce que chacun en est susceptible; qu'ainsi Ton ne doit pas la désapprouver, étant plu^ propre à affliger TÀme que le corps ; qu'on ne doit pas croire légère- ment que la communion puisse rendre hommage à Dieu, non plus que des sujets soient capables d'honorer leur prince en mangeant à sa table. 11 ajoutait qu'il connaissait des âmes prêtes à différer leur communion jusqu'à la fin de leur vie pour mieux témoigner à Dieu la douleur qu'elles avaient de l'avoir offensé, et qu'enfin c'est le diable qui incite à commu- nier souvent ; il appelait même cette tentation du nom de « luxure spirituelle ». Yoilà les maximes dont était rempli ce dangereux livre, dont l'auteur avait caché le poison sous l'arti- fice du langage et sous toutes les beautés de l'éloquence, comme sous autant de fleurs, pour Tinsinuer plus agréable- ment dans les esprits (i). » C'est avec ces maximes qu'Arnauld voulait ramener l'Église à la ferveur et à la discipline des premiers siècles. Leur appli- cation dans la conduite des âmes devait infailliblement pro- duire cet heureux résultat : les Jansénistes en avaient déjà fait l'expérience. « Tout le monde sait, disait Arnauld, qu'à vingt- cinq lieues de Paris, Dieu a retracé une vivante image de la pénitence ancienne parmi tout un peuple, par la vigilance et la I. Mémoires de Rupin, 1. 1, p. 22 sq. — 144 — charité d'un excellent pasteur, et par la sagesse d'un grand archevêque, qui Ta appelé à ce ministère... C'est là qu'on voit des pénitents^ qui non-seulement reçoivent les pénitences qu'on leur impose, mais qui les demandent avec instance, qui les pratiquent avec ardeur, et qui tâchent toujours d'en aug- menter l'austérité et la durée. Non-seulement ils souffrent qu'on leur retranche la communion du Fils de Dieu, mais ils veulent eux-mêmes en être séparés ; ils n'entrent pas même dans l'église, se trouvant indignes de mêler leurs, voix avec celle du peuple de Dieu et de jouir de la vue bienheureuse des mystères également terribles et vénérables; ils se tiennent à la porte dans une huùiilité profonde, pleurant tandis que les autres chantent.... Ils se retirent de Dieu par un saint res- pect, afin qu'il s'approche d'eux par sa miséricorde.... Que peuvent opposer les hommes à ces miracles de la puissance de Dieu...? » Nous ne leur opposerons que l'histoire. Le village où vivait cette cbmmunauté retrouvée de premiers fidèles, s'appelait Saint-Maurice, dans le diocèse de Sens. Henri Duhamel en était le curé. Henri avait pris ses grades en Sorbonne dans le temps où les controverses soulevées par VAurélius de Saint- Cyran passionnaient les esprits ; il avait embrassé avec ardeur les opinions du Vengeur tirs-juste de la hiérarchie. Dès qu'il fut établi dans sa petite cure, il commença à parler à son peuple d'un ton de prophète, à déplorer en Jérémie le relâchement des mœurs. Il retraçait dans ses prônes les images de l'ancienne pénitence, dont il exagérait la pratique, tout en lui décernant de grands éloges. Après avoir préparé son peuple par ses beaux discours, il rétablit la pénitence publique dans sa paroisse, mêlant aux prescriptions de l'ancienne discipline des règles de sa façon. Un dimanche de l'année 1641, après avoir fait à l'ordinaire la procession autour de l'église^ on lui apporta un fauteuil à rentrée, où, s'étaut assis, il parut un paysan nu-tête et nu-pieds qui vint se prosterner devant lui pour être mis en pénitence. Le curé et le paroissien s'étaient préalablement concertés et les cérémonies furent bien observées de part et d'autre. Une fois réconcilié, le pénitent suivit son pasteur, qui, triomphant de cette conquête, monta en chaire, et, par un discours un peu plus véhément que d'habitude, tâcha d'inspirer à son peuple l'amour de cette pénitence dont il venait de lui montrer un — 145 — exemple ; il lui en expliqua les règles, lui annonça qu*on les suivrait désormais, et commença par distinguer ceux qu'il pré- tendait mettre en pénitence en quatre ordres différents, selon la différence de leurs péchés. Le premier était pour les pé- cheurs qui n'avaient causé aucun scandale : ils assistaient à Toffice dans l'église, mais au bas, vers la porte, et séparés des autres paroissiens ; le second était pour les pécheurs qui n'a- vaient causé aucun scandale, mais qui s'étaient laissé aller à quelque parole blessante envers le prochain : ils assistaient à l'office, hors de l'église et sous le vestibule ; le troisième était pour les pécheurs scandaleux : ils étaient relégués dans le cimetière et n'entraient dans l'église que pour assister à la prédication ; le quatrième était pour les pécheurs d'une vie tout à fait déréglée : on les éloignait jusque sur une petite colline, située en face de l'église, mais séparée d'elle par un vallon où coulait la rivière. Tous ces pénitents avaient la tête nue pendant l'office, quelque temps qu'il fît. Lorsque le curé allait commencer à prêcher, son diacre s'avançait vers la porte de l'église et criait : « Que ceux qui sont en pénitence s'appro- chent pour entendre la parole de Dieu. » Après le sermon, le diacre disait : « Que ceux qui sont en pénitence se re- tirent.» Quand le curé le jugeait à propos il réconciliait ces pénitents de la manière suivante : il se plaçait à la porte de l'église re- vêtu de l'aube, de l'étole, accompagné de son diacre et d'autres officiers. Assis dans un fauteuil, il tenait les pénitents proster- nés à ses pieds pendant qu'il récitait sur eux quelques prières de son rituel, et, après les avoir arrosés d'eau bénite, il leur commandait de se lever, il leur donnait la main pour les intro- duire dans le lieu saint les uns après les autres. Il les confessait alors pour la seconde fois, leur donnait l'absolution, disait la messe et les communiait ; il terminait la cérémonie en les rece- vant à l'offrande avec des agneaux, des poulets ou autres pré- sents avec lesquels le saint pasteur fêtait l'heureux retour de ses ouailles à la vie de la grâce. Cependant Duhamel vit que la discipline de la primitive Eglise n'était pas du goût de tous ses paroissiens ; il voulut faire un exemple d'éclat et négocia avec le seigneur de Saint- Maurice pour qu'il lui permit de mettre sa fille en pénitence. Ce seigneur, appelé Navineau, était un homme de bien et de petit esprit ; sa fille, Âgée de dix-huit ans, était de mœurs fort — 146 ~ innocentes. Navineau consentit à la proposition de son curé. Quand on sut que la fille du seigneur allait être mise en péni- tence, chacun en parla selon ses idées ; mille soupçons vinrent aux uns qui furent combattus par les autres. Duhamel, ce- pendant, disposait tout pour le spectacle. La demoiselle, en habit de pénitente, fut reléguée au cimetière, d'oîi elle assis- tait aux offices pieds et tète nus. Il fit croire à cette pauvre fille que cette humiliation lui serait un grand honneur devant Dieu et devant les hommes. Il en conta tant à cette innocente que, soit par l'ardeur qu'elle mettait à accomplir sa pénitence, soit par la délicatesse de son Âge et de son tempérament, elle tomba malade d'une fièvre continue qui l'emporta en peu de jours. Tout le monde, à Saint-Maurice,et dans les environs, at- tribua cette mort à l'imprudence du curé. Celui-ci, pour conso- ler Navineau, fit l'oraison funèbre de safille et la déclara sainte. On raconte une équipée d'un autre genre. Il y avait dans le village un cabaretier qui parlait assez hardiment et se moquait de ces innovations de pénitence qui lui enlevaient sans doute quelques pratiques. Le curé trouva bientôt un prétexte de se venger. Le cabaretier donnait à boire les dimanches et jours de fête, quand le service divin était fini, selon les ordonnances de Tarchevèque de Sens. Duhamel l'entreprit sur cela ; le caba- retier s'en moqua, et comme le curé le menaçait s'il ne lui obéissait, cet homme, oubliant le respect qu'il devait à son pasteur, laissa échapper te nom de Dieu. A ce blasphème, le réformateur, transporté d'un zèle un peu intéressé, lui donna un grand soufflet à tour de bras et le renversa à ses pieds, car c'était un rude jouteur. Il ne s'en tint pas à cette punition ; il fit traîner le malheureux en prison, d'où il ne le laissa sortir qu'après lui avoir fait promettre de se mettre en pénitence pen- dant plus de quatre mois. Citons encore un trait de la vigilance et de la charité de cet excellent pasteur. Un curé dans le voisinage de Saint -Maurice, après avoir causé du scandale, était revenu à Dieu. Duhamel le sut et crut que cet homme servirait à ses desseins s'il voulait se donner à lui ; il le cajola si bien que le curé se mit sous sa conduite, et il en fit aussitôt l'ornement de la pénitence publi- que. Il l'obligeait à monter en chaire sans soutane, les pieds et la tète nus, la corde au cou, et l'y tenait pendant tout l'office (i). I. Histoire du Jansénisine, p. 441 sq. — 447 — Voilà les extravagances impies qui, à vingt-cinq lieues de Saint-Maurice, se transformaient sous la plume d'Arnauld en « vivante image de la Pénitence ancienne». Certes, ce n'était point par de telles folies qu'on pouvait remédier aux abus qui s'étaient glissés alors dans radministration du sacrement de pénitence. Ces abus qui accusaient la faiblesse de ministres prévaricateurs, et non la défaillance et la corruption de l'É- glise, Bossuet les signalait et les flétrissait ainsi : « Il a pris, à quelques docteurs, une malheureuse et inhumaine complai- sance, une piété meurtrière, qui leur a fait porter des coussins sous les coudes des pécheurs, chercher des couvertures à leurs passions, pour condescendre à leur vanité, et flatter leur ignorance afiectée.... Ils confondent le ciel et la terre ; ils mê- lent Jésus-Christ avec Bélial ; ils cousent l'étoffe vieille avec la neuve, contre l'ordonnance expresse de l'Évangile, des lam- beaux de mondanité avec la pourpre royale : mélange indigne de la piété chrétienne ; union monstrueuse qui déshonore la Térité, la simplicité, la pureté incorruptible du christianisme». Mais en même temps le grand évèque signalait et flétrissait les docteurs jansénistes : « Quelques autres, non moins extrêmes, ont tenu les consciences captives sous des rigueurs très-in- justes : ils ne peuvent supporter aucune faiblesse, ils traînent toujours l'enfer après eux et ne fulminent que des anathèmes.. Ils trouvent partout des crimes nouveaux et accablent la fai- blesse humaine en ajoutant au joug que Dieu impose (1) ». Entre ces docteurs extrêmes, saint Vincent de Paul, M. Olier le P. de Condren et les prêtres pieux et zélés qu'ils formaient, apportaient dans la direction des âmes cette charité pastorale, sévère sans rigueur et douce sans flatterie (2), dont saint Fran- çois de Sales venait de donner de si beaux exemples et de si belles leçons. Cependant, arrivé à un âge oh la froide raison aurait dû lui inspirer plus de justice, Arnauld écrivait à un ami : « Il n'y avait presque personne, en France, qui fut éclairé sur le délai de l'absolution, avant le livre de la Fréquente Communion, Et c'est ce qui fût cause qu'il fît tant de bruit, les uns condamnant ce qui y était dit sur ce sujet, comme une nouveauté blâmable, et les autres en étant ravis, et y donnant une approbation extraordinaire. Il ne parait point que l'utilité 1. Oraison funèbre de Nicolas Cornet. 2. Panégyrique de saini François de Saies. — 148 — de ce délai ait été connue à saint Philippe de Néri ; et je pense qu'on doit dire la même phose du cardinal de Bérulle et du P. de Gondren (1). » Ces Arnauld ont toujours eu « de la vanité à revendre ». Écoutons l'humble Vincent de Paul donner une leçon de modestie au superbe auteur de la Fréquente commu- nion : « Peut-on ne pas s'apercevoir, disait-il, que les dispo- sitions qu'exige ce jeune docteur pour la réception des saints mystères sont si hautes, si éloignées de la faiblesse humaine, qu'il n'y a personne sur la terre qui puisse s'en flatter ? Si, comme il le soutient sans aucun adoucissement, il n'est permis de communier qu'à ceux qui sont entièrement purifiés des images de la vie passée par un amour divin pur et sans mé- lange, qui sont parfaitement unis à Dieu seul, entièrement par- faits et entièrement irréprochables, peut-on se dispenser de dire avec lui que ceux qui, selon la pratique de l'Église, com- munient avec les dispositions ordinaires, sont des chiens et des antechrists ?... Non, avec de tels principes, il n'appartient plus de communier qu'à monsieur Arnauld, qui, après avoir mis ce? dispositions à un si haut point qu'un saint Paul en serait effrayé, ne laisse pas de se vanter plusieurs fois dans son apo- logie qu'il dit la messe tous les jours (2). » En effet, il n'appartenait plus qu'à M. Arnauld de commu- nier : le livre de la Fréquente Communion avait fait déserter la table sainte. Ce résultat désastreux nous est attesté par un saint et par une femme du monde. Il importe de recueillir leur témoignage. Il nous permettra déjuger le jansénisme, non pas dans les beaux ouvrages de MM. de Port-Royal et de leurs amis, mais à ses fruits parmi le peuple chrétien. a La lecture de ce livre {la Fréquente Communion), écriTait Vincent de Paul à un de ses prêtres, au lieu d'affectionner les hommes à la fréquente communion, les en retire plutôt. L'on ne voit plus cette hantise des sacrements qu'on voyait autrefois, même à Pâques. Plu- sieurs curés se plaignent de ce qu'ils ont beaucoup moins de commu- niants que les années passées : Saint-Sulpice en a trois mille de moins; M. le curé de Saint-Nicolas du Ghardonnet, ayant visité les familles après Pâques, en personne et par d'autres, nous dit dernièrement quMl a trouvé quinze cents de ses paroissiens qui n'ont pas communié; et ainsi des autres. L'on ne voit quasi personne qui s'en approche les 1. Leitre à M. Ou Vaucel, 30 septembre 1689. 2. Cité par Rohrbacher, Bistoire de FÉglise, t. XXV, p. 455. -- 149 — premiers dimanches des mois et les bonnes fêtes, ou très-peu, et guère plus aux religions^ si ce n'est encore un peu aux jésuites (1). » Entendons noiaintenant madame de Ghoisy écrivant à son amie, la comtesse de Maure, au sujet d'une petite brouille sur- venue entre elle et la marquise de Sablé, très-affectionnée à Port-Royal et à la bonne mère Angélique : « À l'exemple de l'amiral de Ghâtillon, je ne me décourage pas dans la mauvaise fortune. J'ai senti avec douleur la légèreté de madame la marquise, laquelle, persuadée par les Jansénistes, m'a ôté l'amitié que les Carmélites m'avaient procurée auprès d'elle. Je vous prie, Madame, de lui dire de ma part que je lui conseille en amie de ne s'engager pas à dire qu'elle ne m'aime plus, parce que je suis assurée que dans dix jours que je suis obligée d'aller loger à Luxembourg, je la ferai tourner casaque en ma faveur. Entrons en matière. Elle trouve donc mauvais que j'aie prononcé une sentence de rigueur contre M. Ârnauld. Qu'elle quitte sa passion, comme je fais la mienne, et voyons s'il est juste qu'un particulier, sans ordre du Roi, sans bref du Pape, sans caractère d'évèque ni de curé, se mêle d'écrire incessamment pour réformer la religion, et exciter par ce procédé là, des embarras dans les esprits, qui ne font autre effet que celui de faire des libertins et des impies. J'en parle comme savante, voyant combien les courtisans et les mondains sont détraqués depuis ces propositions de la grâce, disant à tous moments : a Hé ! qu'lmporte-t-il comme l'on fait, puisque, si nous avons la grâce, nous serons sauvés, et si nous ne l'avons point, nous serons perdus ?» Et puis il concluent par dire : « Tout cela sont fariboles. Voyez comme ils s'étranglent trétous. Les uns soutiennent une chose, les autres une autre. » Avant toutes ces questions-ci, quand Pâques arrivoient, ils étoient étonnés comme des fondeurs de cloche, ne sachant où se fourrer et ayant grands scru- pules. Présentement ils sont gaillards, et ne songent plus à se con- fesser, disant : « Ce qui est écrit est écrit. » Voilà ce que les Jansénistes ont opéré à l'égard des mondains. Pour les véritables chrétiens, il n'étoit pas besoin qu'ils écrivissent tant pour les instruire, chacun sachant fort bien ce qu'il faut faire pour vivre selon la loi. Que mes- sieurs les Jansénistes, au lieu de remuer des questions délicates, et qu'il ne faut point communiquer au peuple, prêchent par leur exemple, j'aurai pour eux un respect tout extraordinaire, les considérant comme des gens de bien, dont la vie est admirable, qui ont de l'esprit comme les anges, et que j'honorerais parfaitement s'ils n'avaient point la vanité de vouloir introduire des nouveautés dans TËglise. Je crois I. Lettre de saint Vincent de Paul à l'abbé d'Horgni, 25 juin 1648. 10 - 150 — fermement que si M. d'Andilly saTait que f eusse l'audace de n'approu- ver pas les Jansénistes, il me donnerait un beau soufflet, au lieu de tant d'embrassades amoureuses qu'il m'a données autrefois. Je ne vous écris pas de ma main, parce que je prends des eaux de Sainte-Reine, qui me donnent nn froid si épouvantable que je ne puis mettre le nez hors du lit. Mais^ madame, la colère de madame la marquise ira-t-elie, à votre avis, à me refuser la recette de la salade ? Si elle le fait, ce sera une grande inhumanité, dont elle sera punie en ce monde et en l'autre (1). » Ce ne fut pas s^euleoient à Paris qu'on eut à déplorer les ra- vages du jansénisme dans la piété chrétienne. A mesure qu'il se répandit dans les provinces, il y produisit rapidement des fruits de mort. Bientôt on vit partout des curés, imbus de Tes- prit d'Amauld, refuser pendant de longues années l'absolution à leurs paroissiens, les détourner de raccomplissement du devoir pascal, différer la première communion des enfants jusqu'à Tâge de vingt et trente ans, laisser mourir les malades sans sacrements, et crier à la violation des saintes règles el de la discipline ecclésiastique, dès qu'on vonjait s'opposer à leur conduite barbare et sacrilège (2). Il était nécessaire d'indiquer ce résultat pratique des doc- trines d'Arn%uld pour bien apprécier le débat, nous devrions dire le combat, qui va s'engager autour du livre de la fréquente Communion. Les jésuites furent les premiers à dénoncer cet ou- vrage. Du haut de la chaire de la chapelle de Saint-Louis, dans la rue Saint- Antoine, où il prêchait alors avec un grand succès, le P. Nouet, ancien professeur de rhétorique, démasqua le doc- teur inconnu qui se cachait comme Calvin avant de répandre ouvertement son venin, M. Sainte-Beuve se moque de l'élo- quence du révérend père, et lui trouve des mots peu élégants. Il reconnaît toutefois que « le fond du reproche (adressé par le P. Nouet à son adversaire) était qu'on voulait rendre les autels déserts et la sainte table inaccessible, sous prétexte de les honorer, et qu'il y avait partie liée de couper les vivres aux fidèles (3). > Ce reproche nous parait assez mérité. En le i.Pori^Royal, t. 5, p. 72. 2. On peui lire k la tin du 3* volume des Mémoires du P. Rapin plusieurs docuinenis authentiques sur la conduite de quelques curés jansénistes dans divers diocèses. Rien de plus navrant, et ce n'est là cependant qu'un coin du tableau 1 3. Port-Royaly t. ?, p. 180. formulant dès la première heure, le P. Nouet montrait une grande clairvoyance, qui rachète amplement à nos yeux les défauts de sa réthorique. M. Sainte-Beuve ne connaît d'ailleurs ces défauts que par « ces langues sincères, et ces plus véridi-- qaes » de Port-Royal, ce qui nous explique et les ridicules de l'orateur et les railleries du critique. Amauld et ses amis aTaient prévu cette attaque. Ces fiers et courageux défenseurs de la vérité devaient bientôt vouer au mépris les docteurs qm voulaient combattre saint Augustin en renards et non en lions (i). Ils ne dédaignèrent pas cependant de ruser pour se mettre à Tabri des coups qu'ils redoutaient. Ils jugèrent pru- dent de faire précéder le livre de la fréquente Communion de nombreuses approbations épiscopales et de lui donner ainsi la la marque authentique de Torthodoxie. Mais ils eurent soin de ne soumettre à l'examen des prélats que le corps de Touvrage à peine imprimé, c'est-à-dire une suite ûe propositions, de ré- ponses, de textes et de conclusions qui avaient la simple pré- tention d'éclaircir « un escrit intitulé : « Q^^^^ion^ s'il est meilleur de communier souvent que rarement (2). » Ils se gardèrent bien de produire la fTT^^aca, pièce capitale où Ar- nauld avait condensé toute la théologie ascétique de Saint* Cyran, et qui devait rester comme le guide pratique des con- fesseurs jansénistes. Une fois les approbations obtenues, la préface^ tenue cachée jusque-là, prit sa place d'honneur, et le livre de la fréquente Communion fut livré au public. Deux évèques, Nicolas Sanguin, évèque de Senlis, et Louis d'Attely, évoque de Riez, trouvèrent si dangereux le livre dé- capité qu'on avait soumis à leur examen, qu'ils prièrent le P. Mairat, supérieur du P. Nouet, d'obliger le prédicateur de Saint-Louis à réfuter Touvrage d'Amauld. De sorte que cet ou- vrage fut attaqué avant qu'il fût mis en circulation orné de l'approbation de seize prélats. M. Sainte-Beuve accuse le P. Nouet d'avoir écrit lui-même l'approbation d'un de ces prélats, Tarchevôque de Tours, Victor Le Boiithillier, et il trouve piquant de voir le révérend père prêcher avec ardeur contre le livre qu'il avait loué avec non moins 1. Considération sur F entreprise de maître Nicolas Cornet^ par Arnauld. 2. Cet ^crtt était un extrait de ï Institution des Prêtres du chartreux Molina. Le P. de Sesmaisons, jésuite, l'avait Tait pour sa pùnitenle inadume deSî'blé, à laquelle madame de Guéméné, dirigée parles Jansénistes, repro- chait de communier trop souvent. Madame de Guéméné se h&ta de mettre la consultation du H. P. entre les mains d' Arnauld. — 152 — d'ardeur quelques mois auparavant. Ce qu'il y a de pi- quant, c'est que M. Sainte-Beuve fasse prêcher le P. Nouet contre l'ouvrage d'Amauld, revêtu des approbations, alors que les sermons du Père commencèrent au mois de tnat, que les approbations, sauf une, sont datées des mois de ;um, juillet et aoûtf et qu'elles ne parurent avec le livre complet qu'à la fin d'août ou dans les premiers jours de septembre. Malgré tout, il reste prouvé pour M. Sainte-Beuve que le Père Nouet en personne avait rédigé l'approbation de l'archevêque de Tours, datée du 23juint avant de commencer ses sermons, au mois de mai. Que voulez-vous ? Lancelot le dit positive- ment. Et quand c'est un Lancelot qui parle... les dates elles- mêmes ont tort de le contredire. La prédication du P. Nouet a découvrit tout le poison d'un si pernicieux livre, tout caché qu'il était sous les fleurs les plus exquises de l'éloquence de Port-Royal (i). » Elle élargit aussi le cercle de la discussion. On ne parla plus que de la fré- quente Communion. « La division se mit dans les familles, les enfants commencèrent à disputer contre leurs pères, les femmes contre leurs maris, les pénitents contre leurs confesseurs, quand ils leur refusaient l'absolution. On appelait excommuniés dans le public ceux qu'on retranchait de la communion. Le scan- dale qui croissait tous les jours alla jusque-là qu'on vit pro- faner ce qu'il y a de plus saint et de plus inviolable dans le se- cret de la confession, et il se trouva jnême, à l'occasion d'une conduite si nouvelle, des maris aller observer leurs fem^mes jusque dans le sacré tribunal de la Pénitence (2). » Cependant le prince de Gondé faisait imprimer ses Remarques chrétiennes et catholiques sur le livre qui agitait si profondément l'opinion; le P. Lombard écrivait ses lettres dEusèbe à Polémarque ; Raconis, évêque de Lavaur, sa Brève anatomie du libelle ; le P. Petauy son traité de la Pénitence publique. Assurément, au point de vue littéraire, ces polémistes perdirent t leur escrime contre M. Arnauld de la fréquente Communion, » comme dit Gui Patin (3). M. Sainte-Beuve, après Boileau, a beau jeu contre leur français et leur style malsain et suranné. Mais il y avait là autre chose qu'une question de littérature, et, dans 1. Histoire du Jansénisme^ p. 501. 2. Mémoires du P. Rapin, t. 1, p. 33. 3. Lettres^ leure 2. — 153 — une controTerse théologique, il n'est ^as nécessaire de parler le français d'un académicien pour avoir raison. Le carême arriva ; à Paris, et dans plusieurs villes, Amiens, Toulouse, Marseille, les prédicateurs agitèrent la gl*ande question du moment. La mêlée s'agrandit , elle s'enve- nima aussi ; à Amiens, par exemple, « on pensa en venir aux mains et se cantonner sur la diversité de ces opi- nions (1). » Dans cette conflagration générale, les femmes se distinguèrent par leur empressement à s'enrôler et à combattre sous la bannière de Jansénius. Le P. Rapin, qui est bien in- formé quand il donne des renseignements sur les dames, sur le ton et l'esprit des sociétés (M. Sainte-Beuve se plaît à le re- connaître), a sur ce sujet des chapitres qu'il aurait pu intituler: Les précieuses ridicules et les femmes savantes de la Grâce. Je lui emprunte abondamment. On ne parlait que de saint Augustin dans les ruelles. Les femmes du grand monde se rangèrent aisément du côté des nouveaux docteurs, parce qu'elles y étaient considérées et qu'on y avait une grande déférence pour leurs sentiments. Celles surtout qui, après une jeunesse peu régulière, recher- chaient la réputation de prudes dans un âge plus avancé, étaient les plus zélées et les plus ardentes. D'ailleurs la dé- votion devenait à la mode, car ia reine était dévote. Il ne pa- raissait point à la cour d'autre parti pour les femmes, et beau- coup pensèrent à se rendre considérables par là. Mettant en pratique les sermons de leurs austères directeurs, elles com- mencèrent à prendre des collerettes et des manches pour se couvrir le sein et les bras (2). Cette réforme eut du succès : on appela ces manches à la Janséniste. La dévotion n'était pas le seul mobile de cet engouement des femmes pour Port-Royal. Les dames qui se piquaient d'es- prit étaient charmées de voir la princesse de Guéméné, la 1. Mémoires d'Omer Talon (année 1644}. 2. Tartufb, tiranl un moudwir de ia podie^ Ah I mon Dieu I je vous prie Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir. DORINE. Commenl ! Tartufe. Couvrez ce sein que je ne saurais voir par de pareMs objets les Ames sqnt blessées, etc. — 154 — comtesse de Brienne, la marquise de Liancourt parler d*un air décisif de la doctrine de Molina et de celle de saint Augustin, s'enfoncer dans les abîmes les plus profonds de la prédestina- tion, citer l'histoire des semi-pélagiens, le concile d'Arles, le second concile d'Orange ; elles se persuadaient qu'il ne fallait que devenir Jansénistes pour devenir savantes. Ces savantes fi- rent les docteurs. Une d'elles, par exemple, et de la plus haute condition, toute heureuse d'avoir rencontré dans quelque ou- vrage traduit de saint Augustin un endroit qui lui paraissait venir à l'appui d'une opinion de Jansénius, accourait sur l'heure vers son curé avec son trésor, lui montrait du doigt le passage formel, et remerciée, félicitée même par l'honnête pasteur qui n'osait^ par égard, la contredire, s'en retournait triomphante. Une autre, à une objection qui lui était faite sur un point de dogme, répondait résolument : et Nicole apportant un petit traité de morale, purent se rencontrer sur l'escalier de la marquise (i). On comprend pourquoi le P. Rapin trouve des excuses au jansénisme de ma- dame de Sablé et pourquoi Port-Royal, dans son Nécrologe, lui mesure la louange avec une parcimonie qui n'est pas dans ses habitudes. Cependant, quoiqu'elle n'eût pas persévéré jusqu'à la fin , madame de Sablé avait bien mérité des Jansénistes en leur amenant madame de Longueville, qui devint la grande actrice du parti. Madame de Longueville.— Comme toutes ses contemporaines, elle s'occupa beaucoup de théologie à l'apparition de la fré- quente Communion, Quand elle accompagna son mari à Muns- ter, elle emmena le Père Esprit, de l'Oratoire, pour discourir \.PoH'Royal, t. 5, p. 7 G. — 160 — avec lui de la grâce et de la prédestination, trouvant cela fort beau ; elle s*occupa bien plus de saint Augustin que des négo- ciations diplomatiques. La gouvernante de sa belIe-ftUe disait à sa mattresse : « Votre belle-mère décide à table en se jouant des choses dont les Pères et les conciles ne parlent qu'en trem- blant. V On connaît les aventures galantes et guerrières de rhérofne de la Fronde. Après s'être tout permis, elle trouvait la morale des jésuites trop relâchée ; le concile de Trente lui faisait pitié. Elle tourna contre les ennemis de la Grâce son ardeur belliqueuse, et mérita bientôt avec son inséparable amie (1), mademoiselle des Vertus, le titre auguste que leur donna La Rochefoucauld. Mademoiselle des Vertus publia un jour qu'elle avait été guérie miraculeusement d'une fluxion sur le genou par la sainte épine que gardaient les filles de la Mère Angélique. Les docteurs du parti déclarèrent le prodige très- authentique, ce qui augmenta beaucoup la dévotion du peuple pour les autels de PortrRoyal. Madame de Longueville était moins mystique. Elle n'avait pas besoin de miracle pour auto- riser le pouvoir doctoral qu'elle s'était attribué : ses charmes lui suffisaient. Rapin l'appelle la grande enchanteresse. Elle parlait mieux que personne et savait flatter avec un art incom- parable. Elle fît plus pour le progrès de la nouvelle doctrine que n'avaient fait tous les discours et tous les écrits de ses directeurs. Elle gagna bien des dames de la cour, où, après la mort de la reine-mère, la cause de la bonne doctrine fut presque abandonnée. Mais ces conquêtes de ruelles où la duchesse se signalait n*étaient que le prélude de conquêtes plus illustres et plus importantes. Elle attira dans les rangs des défenseurs de la vérité un grand nombre de prélats. Elle les invitait à la venir voir, tenait avec eux des conférences dans son hôtel, et les cajolait si bien, qu'ils se laissaient mener avec une admirable docilité. Ces champions de madame de Longue- ville, comme on les nommait, avaient seuls son estime entre tous les membres de l'épiscopat. Quand on lui parlait des évêques qui s^étaient si hautement déclarés avec le Pape contre 1. « Elles étaient velues en vraies touriërcs de carmélites et passaient l'une et l'autre une partie de leur vie dans une affectation de minauderies éter- nelles, gémissant sans cesse toutes deux, au coin de leur feu, sur les dé- sordres du siècle et sur les malheurs de TÉglise, médisant avec hauteur de tout le monde par principe de réforme. » Rapin, t. 3, p. 236. — 161 — le jansénisme, elle disait en haussant les épaules : c( Est-ce que ce sont des évèques, que ces gens-là? C'est Tévêque d'Alet, révoque de Pamiers, Tévèque d'Angers, Tévèque de Beauvais, qui sont de vrais évoques, non pas ces prélats de cour. » Pour correspondre avec ces vrais évêques et d'autres amis qui habi- taient la province, elle se servait d*un homme dont elle avait éprouvé le dévouement pendant les guerres de la Fronde. C'était un gascon appelé Janet ; il laissa croître sa barbe et se revêtit d'un habit d'anachorète. La duchesse crut qu'il ne serait pas facile aux ennemis de découvrir le courrier de la grâce sous le froc méprisé d'un ermite, et elle s'en divertissait avec son frère, le prince de Gonti. Ces sortes d'intrigues étaient tellement chères à madame de Longueville, qu'elle eût été capable de se faire janséniste par le seul plaisir qu'elle y trou- vait. C'était l'ermite qu'on chargeait des paquets les plus im- portants; c'était lui qui faisait les ambassades les plus secrètes. On le voyait paraître de temps en temps à la porte du cabinet de la duchesse sans qu'on le connût ; il recevait ses instruc- tions, qu'il accomplissait dans le mystère le plus impénétrable. Tout en faisant les affaires de Port-Royal, l'ermite n'oubliait pas les siennes ; il apportait tant de soin et d'habileté à aug- menter son bien, qu'on l'appela le coupeur de bourses de la nouvelle opinion. Le P. Rapin avait ouï dire au P. Talon, qui le connaissait, qu'en moins de dix-huit mois il envoya plus de cent mille francs à ses parents. Il ne parlait jamais que de Dieu, le pauvre homme ! avec ceux qui n'étaient pas du parti, et il en parlait d'un air si touchant qu'il attendrissait jusqu'aux larmes ses auditeurs. Sous cette barbe et ce froc d'ermite, ne vous semble-t-il pas reconnaître le bon monsieur Tartufe? Nous l'avons déjà trouvé à Port-Royal déguisé en prélat ; le voici devenu anachorète. Nous le verrons encore changer plusieurs fois de costume dans cette sainte maison où il est né assuré- ment, s'il n'y est pas mort. Quand vint l'heure de la perséctUiony madame de Longue- ville cacha chez elle, « comme faisait autrefois sainte Mélanie, ceux que Ton chassait de toutes parts. Elle les cachait encore plus dans son cœur que dans son hôtel (1). » Les Messieurs célèbrent surtout les charités de la duchesse à l'égard des 1. Mémoires de Fontaine, L 4, p. 301. — 162 — défenseurs de la vérité. Aussi cette pieuse princesse j après avoir réjoui l'Église de la terre ei du ciel par la solidité de sa con- version ^ eut le bonheur de mourir comme elle avait vécu depuis tant d'années^ c'est-à-dire dans de grands sentiments de pénitence. Dieu est maintenant la récompense de ses vertus si chrétiennes ; il lui ouvre son sein, commue elle a ouvert ses entrailles de charité à ses serviteurs. Que Jésus-Christ lui rende à la vue des anges et de son Père céleste ce qu'elle a fait si longtemps dans un si grand secret,,. Avec quels yeux n^au- ra-t' elle pas vu dans le ciel l'admirable M. de Bemières^ dont Dieu s'était servi pour fomenter et nourrir les premiers feuœ de sa conversion ! et quelles actions de grâces ce saint homme^ en la voyant^ aura^il rendîmes à Dieu, qui avait mis lui- même la main à l'édifice pour l'affermir et l'achever^ puis- que sans son secours tout serait tombé par terre (l) ! » — Tel est le style des décrets de canonisation janséniste. Port-Royal est vraiment et uniquement — dans la pensée de beau- coup — la porte du ciel. Tous, messieurs et darnes^ frères et sœurs, prennent place dans le bienheureux séjour ; ils s'y cantonnent, autour de saint Augustin probablement, et y soutiennent encore que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius. A côté des femmes illustres de Port-Royal, dont nous ve- nons de citer quelques noms, il faut placer la foule bour- geoise des pénitentes de M. Duhamel, le curé de Saint-Mau- rice, devenu curé de Saint-Merri, à Paris. Duhamel, nous l'avons vu, était prédicateur et charlatan, humble et éva- poré, décisif et patelin, baisant tout le monde et naimanl personne, de toutes les parties de dévotion et de toutes le:^ intrigues. La chaire de SainIrMerri devint comme le premier écho de Port-Royal, où l'on faisait retentir le bruit de la trompette du nouvel évangile par la bouche de cet apôtre. Duhamel exerça bientôt un véritable empire sur tous ses paroissiens, mais il régna encore plus sur les femmes que sur les hommes ; il faisait faire à ses pénitentes une confession générale, et il devenait ainsi le maître de celles qu'il dirigeait par cet atta- chement d*où elles ne reviennent point, dit le P. Rapin, quand 1. Mémoires de Fontaine, t. 4, p. MH, — 1GH — une fois elles se sont livrées à un directeur par une confidence si générale de leur personne et par une déclaration de toute leur vie. Son collègue à la cure de Saint-Merri, Edme Amyot, écrivait au père Annat, confesseur de Louis XIY : « Sa maison est toujours pleine de dames, auxquelles il fait des caresses comme en font les galants les plus passionnés ; il les prend par les mains et par les bras, il les pince également avec fami- liarité (1), il les touche au visage en disant quelques mots d'édification sur la dévotion et sur Tamour de Dieu, ou en se recommandant à leurs prières. 11 a autant d'artifice pour se couvrir qu'il en a pour dépouiller les femmes et leur faire donner jusqu'à leurs chemises. Il tient longtemps en pénitence celles qui ont de la difficulté à lui donner, pour les attendrir, et il épouvante des jugements de Dieu celles qui lui résistent ; il y en a plusieurs qui en sont mortes, et d'autres devenues folles. Dans Téglise, il se compose le visage à la modestie, ayant toujours les yeux baissés (2) ; hors de l'église, ce ne sont que privautés, caresses, mignardises, qu'il accompagne toujours de quelques paroles de piété, il a une maison en la paroisse sous le nom d*un certain Ghanlat^ proche le cloître, où il voit les 1 . Taetdfb, prmmt la main d'Elmire, et lui serrant les doigls. Oui, Madame, sans doute ; et ma ferveur est telle... Eluire. Ouf! vous me serrez trop. Tabtufb. C'est par excès de zèle. De vous faire aucun mal je n*eu8 jamais dessein Et j'aurais bien plutôt... Elsirk. Que fait là votre main ? Tartufe, Je tàle votre habit : rétoflfe en est moelleuse. Orgon. Chaque jour à l'ë^lise il venait d'un air doux Tout vis-à-vis de moi se mettre k deux genoux. Il attirait les yeux de l'assemblée entière Par l'ardeur dont au ciel il poussait sa prière : Il faisait des soupirs, de grands élancements, Et baisait humblement la terre à tous moments.. . Je lui faisais des doQS, mais^ avec modestie. Il me voulait toujours en rendre une partie... Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême. »> — 164 — dames qui viennent de nouveau à sa direction : les conféren pour les convertir durent plusieurs mois et plusieurs fois la semaine, deux ou trois heures par jour, selon le mérite ^es personnes si elles sont belles, mondaines, riches, n Ce n'était pas seulement dans sa maison du cloître que Du- hamel avait ses dévots entretiens. On lit dans l'abrégé manus- crit de V Histoire du jansénisme, conservé à la bibliothèque de Troyes : (( On emprunta alors de grosses sommes d'argent pour accroître le Port-Royal de Paris, où on élevait avec un fort grand soin les filles de qualité, surtout celles qui avaient de l'esprit, à qui on apprenait le latin, les Pères, saint Augustin et le grand mystère de la grâce et de la prédestination. Duha- mel, curé de Saint-Merri, ne contribuait pas peu aux frais qu'il fallait faire. Il s'était rendu maître de la plupart des veuves de sa paroisse ; il avait l'adresse d'engager les plus considérables à de petites parties de dévotion et à des rendez-vous sur le mont Valérien, où Ton faisait des conférences sur la grâce et sur la doctrine de saint Augustin, dont les bourgeoises étaient char- mées, et tout cela se terminait par de petites collations propres et honnêtes, mais qui ne laissaient pas d'inspirer à la compa- gnie un certain air de familiarité, qui est toujours d'un grand ragoût à des femmes avec un directeur d'importance et de réputation, quand il sait relâcher à propos quelque chose de sa gravité de père spirituel et de pasteur par condescendance à ses brebis* Ces femmes si attachées à Duhamel étaient entre autres la Devarize, veuve d'un conseiller au Parlement, la Doublet, veuve d'un avocat, la Dubosc, veuve d'un marchand, la Humbert, veuve d'un chirurgien (1). » Le dévot et galant curé de Saint-Merri ressemble assez à l'ami de M. Orgon et de madame Prenelle. On ne s'étonnerait pas de l'entendre dire au Mont-Yalérien ou dans la maison de M. Chalat : (( L'amour qui nous attache aux beautés éternelles N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles, etc. » 1. Giiô par Tédi leur des Mémoires da P. Rapin, t. 1, p. 128. — 165 — Et encore, en acceptant les libéralités des ses veuves : « Geax qui me connaîtront n'auront pas la pensée Que ce soit un effet d'une âme intéressée... Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains... Et ne s'en servent pas ainsi que j'ai dessein Pour la gloire du ciel et le bien du prochain. » Mais n*insistons pas ; M. de Sainte-Beuve, qui ne voit dans Tartufe que le casuiste de Pascal, et dans Duhamel qu'une innocente victime des calomnies des jésuites, nous répondrait avec madame Pemelle : « Les langues ont toujours du venin à répandre ; Et rien n'est ici-bas qui s'en puisse défendre... Mon Dieu I le plus souvent l'apparence déçoit ; Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit. » Faisons encore connaissance avec quelques curés jansénistes de Paris. Ils sont tous illustres, car on était théologien, prédi- cateur, directeur incomparable dès qu'on épousait les intérêts de Port-Royal. C'est toujours le P. Rapin qui nous introduit, et qui parle. Antoine de Bréda, curé de Saint-André-des-Arts, fut gagné des premiers par le goût qu'il prit à la direction des dames de sa paroisse. La duchesse de Luynes, qui fut une de ses pre- mières pénitentes, lui fit venir ce goût. Madame de Luynes, détournée du monde par le peu de succès qu'elle y avait, se fit dévote ; elle fréquenta la paroisse, prit le curé pour directeur, et eut une grande docilité pour ses instructions. Le curé, charmé d'avoir une duchesse pour pénitente, la cultiva soi- gneusement, la visitant tous les jours presque et souvent même plus d'une fois. Cette fréquentation fit un attachement mutuel, et comme rien n'attachait tant que la nouvelle doctrine. M* de Bréda, pour se conserver sa dévote, la fit janséniste. L'exemple de la duchesse fructifia dans la paroisse Saint-André : la prési- dente de Hersé et bien d'autres femmes se mirent sous la direc- tion de leur pasteur. Celui-ci voyait avec plaisir qu'il était secondé dans son zèle par Sainte-Beuve, docteur de Sorbonne, qui faisait aussi de grandes conquêtes pour Port-Royal. Il habitait sur cette paroisse. Il demeurait avec sa mère et deux 11 — 166 — sœurs, jeunes, mondaines et grandes joueuses, qui attiraient chez elles beaucoup de monde. Le docteur avait son cabinet au second étage de la maison, de sorte que ses pénitentes se rencontraient souvent sur l'escalier avec les galants de ses sœurs : ce qui faisait mal à propos de petits embarras aux dévotes et des quiproquos de galanterie et de dévotion. On se plaignit à M. de Bréda, qui pria Sainte-Beuve d'avertir ses sœurs. Les jeunes filles n'étaient pas d'humeur à se réformer sitôt ; elles répondirent à leur frère qu'elles attendraient la grâce efficace de Port-Royal et le renvoyèrent à son saint Augustin. Cependant le confessionnal de Sainte-Beuve fut bientôt plus fréquenté que celui du curé, lequel vit le nombre de ses pénitentes diminuer de jour en jour. Madame de Luynes et mademoiselle de Ghâteauvieux elles-mêmes le quittèrent et passèrent au docteur. M. de Bréda ne supporta pas cette con- currence. Il obligea le docteur à se retirer, et, pour ressaisir son prestige et se Venger, il renonça au jansénisme, devint moliniste ou quelque chose d'approchant. Quant à M. de Sainte- Beuve, privé de son confessionnal à Saint- André, il demanda en vain un asile dans les autres églises paroissiales : les curés qui craignirent un rival, réconduisirent. Il fut réduit à se faire directeur en chambre garnie, M. Mazure, curé de Saint-Paul, se signala moins par le nombre de ses pénitentes et l'éclat de sa direction que par ses querelles avec les Jésuites, ses paroissiens. Tantôt il voulait les obliger à l'encenser quand il portait le Saint-Sacrement à la Fête-Dieu, en passant devant leur église ; tantôt il faisait don- ner des batailles par ses prêtres aux pères de la maison pro- fesse, quand on faisait chez eux des enterrements de quelqu'un de la paroisse ; d'autres fois il refusait les derniers sacrements à ses paroissiens qui s'étaient confessés aux Jésuites. Un jour, le célèbre P. de Lingendes prêchait à Saint-Paul sur la nécessité de faire une bonne confession à l'heure de la mort. 11 dit que tous les confesseurs étaient bons à ce dernier moment pourvu qu'ils fussent habiles, et que les plus habiles étaient les meil* leurs. A ces mots, le curé fit sonner les cloches, entonner vêpres et contraignit le prédicateur à se taire. — Inutile d'a- jouter que M. Mazure était fort estimé à Port-Royal. M. Merlin fut curé de Saint- Eustache par l'autorité des dames des halles, qui se révoltèrent pour repousser le candidat de la Cour et soutenir le pasteur de leur choix. Les troaMes — 167 — durèrent trois jours. On sonna le tocsin^ on fit des barricades, et on menaça de piller Thôtel du chancelier. Une députation de harengères alla trouver la reine. Elles lui adressèrent un discours pour lui démontrer que M. Merlin devait être curé de Saint-Eustache parce que tous les Merlin l'avaient été de père en fils (i). M. Merlin, d'un caractère timide, ne servit pas avec éclat les Jansénistes dans sa paroisse^ mais il les laissa faire. M. Rousse, curé de Saint-Roch, et M. Grenet, curé de Saint- Benoît, furent très-dévoués à Port-Royal. C'étaient eux qu'on avait chargés de soutenir contre les religieux les droits de la hiérarchie dans les assemblées des curés de Paris. La façon dont les Jansénistes s'y prirent pour se rendre ces curés favo- rables mérite d'être rapportée. L'archevêque de Sens, qui savait le charme puissant qu exerce sur certaines gens un excellent repas, pria son ami, M. Rousse, de lui donner à dîner, et de réunir à cette occasion quelques-uns de ses con- frères. Au jour marqué, les invités se rendirent avec exactitude à la maison curiale de Saint-Roch. Le prélat présida la fête. Il prit un air familier et se laissa aller à sa belle humeur. Pour animer le repas de cette joie qui est le plus grand assaisonne- ment des viandes et de la table, après qu'on eut fait des projets de ligue contre les réguliers, qu'on eut bien déclamé contre les privilèges, et qu'on eut discouru en l'air sur les pouvoirs du Pape et sur la hiérarchie, il s'avisa, pour réchauffer les esprits, de faire un ragoût de reste de gibier ; il demanda un réchaud, de l'orange et d'autres ingrédients qui piquent l'ap- pétit. Il ne manquait plus que du poivre blanc. Sans poivre blanc, le plat était manqué, et il ne s'en trouva pas au logis. Grande émotion parmi les convives I Mais l'archevêque lève les yeux au ciel, semble invoquer la Toute-Puissance céleste et, ouvrant sa croix pastorale il la trouve remplie de poivre blanc fort exquis : le ragoût était sauvé I Les applaudisse- ments éclatent et la gaieté redouble ; tous les cœurs étaient conquis (2). 1. Mémoires de Mademoiselle, eit<^s par l'éditeur des Mémoires du P. Rapin. 2. L*évêque d'Angers, frère du docteur Arnauld, imitait Monsieur de Sens. Sa table absorbait les revenus de son évéché, et môme un peu plus. Mais « ce prélat Irès-soëre, dit on historien, avait néanmoins une assez bonne table, parce qu'il croyait dans les commeDcements devoir se — 168 — Cette petite débauche si tendre et si pleine de privautés fit tout Teffet qu'on s'était proposé. Ce fut là l'origine des assem- blées des curés de Paris. Ils formèrent une espèce de corps avec un syndic, eurent leurs jours de réunion, dressèrent des statuts, et quoiqu'ils ne se déclarassent pas ouvertement pour la nouvelle doctrine, ils ne laissèrent pas que de servir indirec- tement les Jansénistes. Ils donnèrent l'exemple aux curés des autres villes du royaume. On commença à faire partout de grands éloges de la hiérarchie et à ne prôner que les hiérarches. On appelait de ce beau nom ceux qui s'attachaient à leur pa- roisse et suivaient la direction de leur curé. Et comme on n'approuvait à Port-Royal que la dévotion de la paroisse et que la direction des curés parce qu'on voulait leur donner du crédit et les attirer, cette fantaisie devint alors tellement à la mode que, jusque dans les compagnies les plus libres de toute attache janséniste, on se moquait des dames qui se confes- saient à des réguliers, comme n'étant pas de la hiérarchie. Rien ne diminua si fort l'influence des religieux et ne releva davantage la paroisse, chose si méprisée auparavant, qu'on abandonnait les cures les plus considérables de la capitale aux Picards, aux Normands et aux Manceaux, comme des postes peu dignes de gens de qualités. L'abbé Olier fut le pre- mier de condition qui par zèle pour les âmes se fit curé ; plusieurs l'imitèrent, mais non pas poussés par le même motif: les considérations d'intérêt s'y mêlèrent. Ce furent donc les Jansénistes qui mirent en vogue cet esprit de paroisse qui régna depuis si fort à Paris. « Ce n'est pas, ajoute le P. Rapin, — sans doute pour calmer les scrupules des curés qui se trou- veraient un peu jansénistes en ce point, — ce n'est pas que ce ne fût une chose fort louable de s'affectionner à sa paroisse, puisque c'est une dévotion selon l'esprit de l'Église, qui la conseille aux fidèles ; mais cet attachement devint alors blâ- mable par l'esprit d'intrigue qui s*y mêla et par les excès d'au- torité auxquels se portèrent la plupart des curés. > Curés et docteurs, grandes dames et bourgeoises, commen- cèrent à s'agiter et à se grouper autour de M. Arnauld pour défendre le livre attaqué de la Fréquente communion. Nous avons signalé l'ardeur de la première lutte : elle fut grande ftervir de ce moyen pour connaître et gagner messieura les Aogerina. » O pureté d*intention ! — 169 — des deux côtés. Cependant la reine régente et le cardinal Mazarin voulurent mettre un terme à cette dispute théologique, qui troublait et divisait si profondément les esprits, et réso- lurent de la soumettre au juge infaillible, assis sur la chaire de saint Pierre. Au mois de mars (1644), Amauld reçut Tordre d'aller « rendre raison de sa doctrine au Pape, qui était le principe de la doctrine. » Ce fut le chancelier Séguier qui signifia cet ordre au docteur, en présence de M. d'Andilly. « Que répondrai-je à la reine? » lui demanda-t-il. — c Que je ne suis point cité juridiquement à Rome, répondit le digne élève de Petrus Aurelius ; qu'une pareille citation serait d'ail- leurs contraire aux lois de l'Église de France, qui veulent que les causes nées dans son sein y soient jugées par elle, et à celles du royaume, qui ne permettaient pas qu'un sujet soit jus- ticiable d'un tribunal étranger (1). » Les Jansénistes renforcés des Gallicans virent dans Tordre de la reine « les lois de la nation sur Tordre des jugements mises à l'écart, TInquisition introduite en France sous une forme déguisée, un tribunal étranger substitué aux tribunaux du royaume pour juger les sujets du roi (2). » Aussi a toute la France, dit le P. Ques- nel (3), se remua d pour empêcher le docteur d'obéir. Toute la France, c'est pour les Jansénistes le Parlement et la Sorbonne. Le Parlement et la Sorbonne, en efiTet, se remuèrent beau- coup. A ce grand bruit, le cardinal, s'excusant sur ce qu'il ne connaissait pas l'usage du royaume, renvoya Taffaire au chance- lier. Pendant que Messieurs de la grand*Ghambre et Messieurs des Enquêtes étaient aux prises sur cette grave question d'État qui suspendit durant un mois l'exercice de la justice, M. de Barcos, le neveu de M. de Saint-Gyran, se cachait chez la prin- cesse de Guéméné, car il était également compromis : c'est lui qui avait inséré dans la préface de la Fréquente communion la fameuse phrase, les deux chefs de ï Église qui n'en font qu'un. Il conseillait à Amauld de se cacher aussi, pensant que le parti avait tout à gagner à rester encore dans l'ombre et le silence. Quelques amis aussi timides que Barcos, mais pour d'autres mo- tifs, faisaient craindre au docteur les périls du voyage, ou les prisons de TInquisition à Rome (4) . » Les plus hardis s'écriaient : 1. Vie de messire ArUotne Arnauld, 1. 1, p. 57. 2. Vie de messire Antoine Amauld, t. 1, p. 58. S. Histoire de la vie ei des ouiorages de M, Amauld, p. 119. 4. Vie de messire Antoine Amautd, u i, p. 65. — 170 — « Oui, il faut aller à Rome défendre hautement la vérité. On en reviendra plus glorieux. » M. Amauld penchait vers ce dernier parti, qui était celui de madame de Longueville et de M. d'Andilly ; il aurait aimé à faire le lion. L'exemple et les conseils de M. de Barcos prévalurent, et il se décida à faire le renard. Il se retira chez M. Hamelin, contrôleur des ponts et chaussées, qui vint tout exprès habiter au faubourg Saint- Marceau, afin d'y garder plus sûrement son trésor [[). lient soin d'écrire à la reine pour lui annoncer c qu'il se retirait entre les bras de Dieu » ; il l'assurait que c'était pour se sous* traire aux violences de ses ennemis qu'il s'allait mettre à couvert sous l'ombre des ailes de Dieu, où il lui offrirait sans cesse ses prières pour la prospérité de Sa Majesté (2). » M. Fontaine, qui accuse les adversaires d'Arnauld «de tumultes séditieux et de plaintes sanguinaires (3), » nous dit que le grand docteur, une fois dans son asile, <& vivait paisiblement, comme un agneau, pendant qu'une infinité de personnes fré- missaient contre lui comme des loups. » Cet agneau, qu'Alexandre YIl appela le perturbateur du repos public, profita de l'impunité que lui assurait sa retraite pour poui^uivre sa lutte contre TËglise catholique. Urbain Yill avait condamné YAugusiinus. Afin sans doute qu'on ne se doutât pas que c'était la peur seule de l'Inquisition qui 1 avait empêché d'aller rendre compte de sa foi au Pape, Arnauld publia V Apologie pour M. Jansénius, évêque d'Y près ^ et pour la doctrine de aaint Augustiiiy < xjdiquée dans son livre intitulé Augiistinus. M. Sainte-Beuve reproche au Père Nouet et à ses confrères d'avoir appelé Arnauld hérétique, t Nous, ajoute-t-il, qui lisons jusqu'au bout dans l'âme et dans les arrières- pensées d'Arnauld, nous saurons à quoi nous en tenir. Le calvinisme secret d'Arnauld est une chimère et une imposture (4). » Si au lieu de lire jusqu'au bout dans l'âme et dans les arrière-pensées du docteur, M. Sainte-Beuve eût lu les premières pages de YApOiOgie^ il aurait vu que le calvinisme d'Arnauld n est pas une imposture. Arnauld y renouvelle en effet ce dogme de Calvin : Dieu a voulu positivement exclure de la vie éternelle et de son royaume ceux qu'il n'a pas prédestinés. Cette réprth \.Port-Hoyalf t. ii, p. 287. 2. Mémovet de Fontaine, t. j, p. 381. 3. éhémoires de Fontaine, 1. 1, p. 358. 4. Jfori'Boyai, t. u, p. 180. — 171 — àaiian n'est pas seulement négative^ mais positive. Dang une première Apologie écrite en 1643 en réponse aux sermons d'Isaac Habert, H. Amauld disait encore avec Calvin, que Jésus-Christ n'est mort que pour les fidèles et les élus. Ne seraitrce pas là du calvinisme 7 Naturellement, dans ces deux Apologies où il se glorifie de copier et de traduire Jansénius, grarid et saint évêque^ l'ornement de toute V Église^ M. Arnauld reproduit les erreurs fondamentales de son illustre maître. Jansénius appelait la grâce suffisante un monstre de grâce ; Ârnauld Tappelle une grâce du diable, Jansénius enseignait que toute gidce de Jésus-Christ est efficace^ que toute grâce fait que la volonté veut et agit ; Arnauld enseigne que la grâce de Jésus-Christ ne manque jamais d'avoir son effet. Jansénius, repoussant la liberté d'indifi'érence nécessaire pour mériter et démériter, n'admettait avec Calvin qu'une simple nécessité; Arnauld admet que la liberté subsiste avec la nécessité inévi- table d'agir. Jansénius affirmait que queljues commandements sont impossibles même aux justes, selon les forces présentes de l'homme ; Arnauld affirme que c'est là une maxime indu- bitable dans la doctrine de saint Augustin. Jansénius déclarait que Jésus-Christ n'est pas mort pour les infidèles, ni pour les justes qui ne persévèrent pas. Arnauld déclare q}iQ Je sus-Christ n'est mort que pour les fidèles et les élus qui sont appelés tous les hommes, parce qu'ils sont pris des hommes de toutes sortes de conditions. Ainsi c'était bien la pure et exacte doctrine de l'évèque dTpres queTapologiste défendait. Et cependant, après l'avoir défendue durant quarante-trois ans, il écrira tout un volume (1) pour prouver que son jansénisme est un fantôme. Gardons-nous bien d'accuser la bonne foi du grand docteur : M. Sainte-Beuve aurait pour nous des u mots peu élégants. » Disons simplement que M. Arnauld dut lire dans son âme et dans ses arrière-pensées au lieu de relire ses ouvrages. là' Apologie acheva de populariser monsieur Jansénius, qui avait par lui-même « un air trop sombre, trop sec et trop sco- lastique (2j. » Elle acheva aussi de convaincre les hommes éclairés qui avaient signalé Ihérésie naissante, qu'ils ne s'é- taient point trompés et que le temps était venu de combattre le jansénisme sans trêve ni merci. Mais avant de nous engager 1. Phanlâme du jansénisme oujusii/lcaiion des prétendus Jansénistes. 2. RapiD, Mémoires, u i, p. 95. — 172 — dans cette grande bataille, allons reconnaître les saints de l'armée ennemie, se préparant à la lutte dans le Désert de Port- Royal des Champs. L'heure est propice : M. d'Andilly, obéis- sant aux désirs que M. de Saint-Gyran lui avait exprimés en lui léguant son cœur, quitte le monde et va rejoindre les bienheu- reux solitaires. VII. M. Arnauld d'Àndilly dans le monde et dans le Désert. — La Clélie chez nos Messieurs t et nos Messieurs dans la Clélie. — Les Romans et les Jan- sënistes. — Le plus tendre des amis et le plus dur des pères. — Mélibée « dans un cadre chrétien. » — Influence politique des poires et des pavies de M. d'AndiJly. — Multiplication des solitaires. — Régiment janséniste pendant la Fronde. — L'abbaye de Thélème réalisée à Port-Royal, mais saintement et en Dieu, — Marques de cette école de la Pénitence. — Jar- diniers et Philosophes. — Conlradiction entre les principes et la conduite de DOS Messieurs, entre leur conduite et leurs biographies, entre leur morale spéculative et leur morale pratique : Exereices^de l'une, Règle- ments et instruction de Tautre. Les Jansénistes jugés et classés par un Janséniste. — « On pouvait bien dire de M. d'Andilly : c Qu'êtes-vous allé voir dans le Désert? » s'écrie Fontaine, en racontant l'arrivée « du saint vieillard » à PortrRoyal des Champs. Le premier disciple de Saint-Gyran n'avait pas attend uTheure de la retraite, ni celle de la vieillesse, pour pratiquer la vertu avec une per- fection qui rappelait à son biographe enthousiaste la louange même que Jésus-Ghrist décernait à saint Jean-Baptiste. « Il avait pendant toute sa vie joint ensemble deux choses presque inalliables, c'est-à-dire la politesse du monde avec une grande innocence, un esprit très-pénétrant avec une simplicité in- croyable, une générosité héroïque avec une profonde humi- lité {!)..• Quelques traits de la vie de M. d'Andilly nous mon- treront jusqu'à quel point ce panégyrique est mérité. M. d'Andilly était le fils aîné d'Amauld, l'avocat que nous avons vu déployer à tout propos les maîtresses voiles de son éloquence contre la Compagnie de Jésus. Tout jeune encore, il entra dans les finances, dont son oncle, Isaac Arnauld, était intendant. Or, dit M. d'Andilly dans ses Mémoires, « comme 1. Mémoirei de Fontaine, t. II, p. 236. — 174 — mon oncle était extrêmement prévoyant et qu'il jugeait que l'inclination que le roi portait à MM. de Luynes les pourrait porter un jour à une faveur, il m'avait conseillé de faire amitié avec eux; et je n'y eus pas grand'peine, parce qu'ils furent bien aises d'avoir quelqu'un qui les pût servir, comme je fai- sais, de tout mon pouvoir. » M. d'Audilly, qui avait l'esprit irès-pénéirant, n'eut pas grande peine à suivre ce conseil, ni grand profit. L'Intendant mourut en i617 : son neveu demanda à lui suc- céder. Albert de Luynes, le favori, lui promet la place de secré- taire d Élat, qu'il ne lui donne pas, et fait échouer ses projets pour rintendance. M. Du Fossé raconte ainsi cet échec de la prévoyance de Toncle et de la pénétration du neveu : « Le roi Louis Xill, qui connaissait le mérite de M. d'Andilly, le voulut faire secrétaire d'État, mais il supplia Sa Majesté de l'en dis- penser (4). » Comme c'est bien tourné I Vraiment! ces Mes- sieurs de Port- Royal, ces immortels défenseurs de la vérité, ont une grâce particulière — et qui a été très-efflcace pour leur renommée — de travestir l'histoire à leur avantage. Au lieu de secrétaire d État, M. d'Andilly devint premier commis de M. de Schomberg, surintendant des finances. Mais, comme il avait de la vanité à revendre, dit Tallemant, il aifectait devant le monde de faire paraître qu'il avait tout le pouvoir imaginable sur l'esprit du surintendant. M. de Schomberg n'y prenait pas plaisir, et disait : a Mon Dieu 1 cet homme parle beaucoup 1 » M. de Schomberg tombe en disgrâce, son premier commis, qui joignait une humilité profonde à une ginérosiU hércUquey l'abandonna et se tourna vers le duc d'Orléans. Son ambition éprouva de cruels mécomptes. Le maréchal d'Omano, qui l'avait fait nommer intendant général de la maison du prii^ce, réconduisit, jaloux de son infiuence, disent les uns, trahi par lui, affirment les autres. Le fait est que le maréchal fut enfermé à Yincennes par Richelieu, lequel offrit sa place à M. d'Andilly ; n'était-ce pas la récompense de sa trahison ? Le duc d*Orléans ne voulut pas de M. d'Andilly, — sans doute parce qu'il lui était trop dévoué — et Richelieu l'oublia, a Tant de choses, dit Thumble M. d'Andilly, qui arrivèrent ensuite, empêchèrent Son Éminence de donner son applica- 1. Mémoires de M. Du Fossé, p. 72. — 175 — tion à ce qui me regardait* » Il se retira dans sa terre de Pomponne. Le cardinal cependant se ressouvint de lui et le nomma intendant de l'année des maréchaux la Force et Brezé. Ser- vien, le secrétaire d'État, lui annonça cette faveur. M. d'Andilly écrit dans ses Mémoires : « Je reçus une lettre de M. Servien, écrite de sa main, ce qu'il faisait rarement, à cause de Tincom- modilé de son œil, par laquelle il me mandait que le roi m'avait choisi pour m'envoyer intendant dans cette armée, et qu'encore que ce né fût pas un emploi tel que je le pouvais espérer^ je devais compter pour beaucoup de ce qu'on m'en- voyait chercher dans ma maison, comme autrefois les dicta- teurs à la charrue. » Quelle profonde humilité I Avant de suivre ce nouveau Gincinnatus dans la brillante carrière qui s'ouvre enfin devant lui, entrons dans sa pauvre maison et voyons-le dans son petit champ. A coup sûr, c'est ici, ou nulle part, que nous le trouverons vivant dans une incroyable simplicité et dans une grande innocence. Un de ses ûls, l'abbé Arnauld, qui, lui aussi, a laissé des Mémoires^ va nous faire les honneurs de Pomponne : Ce n'était tous les jours, en ce temps là, que jeux d'esprit et par- ties galantes... Et un jour que nous étions à Pomponne, madame la marquise de Rambouillet, avec une troupe choisie, résolut de l'y venir surprendre AS. Godeau en était; il ne pensait point en ce temps-là à devenir prince de TËglise, comme il le fut quelques années après, ayant été fait évéque de Grasse et puis de Vence. Ceux qui l'ont connu savent qu'il était fort petit, et à l'hôtel de Rambouillet on l'appelait le Nain de la princesse Julie. Ils partireDt de Paris en deux carrosBes ; et sur les cinq heures du soir, deux ou trois cavaliers vienneoi à Pom- ponne comme s'ils eussent été des maréchaux- des-legis d'une com- pagnie de cavalerie, et demandent à faire le logement. Aussitôt on court au château en avertir M. d'AndiiJy, qui, n'étant pas accoutumé à recevoir de ces sortes d'hôtes, vient fort échauffé trouver ces messieurs, les interroge de leur ordre, s'étonne qu'on lui ait voulu causer ce dé- plaisir, et les prie de ne rien laire qu'il n'ait parlé à leurs officiers. Pendant qu'il raisonne avec eux, on entend sonner la trompette : îl avance croyant que ce fût la compagnie ; mais il fut étrangement sur- pris de voir le Nain de la princesse Julie, lequel, armé à l'antique et monté sur un grand coursier, sans lui donner le loisir de le recon« naître, pousse sur lui à toute bride et lui rompt au milieu de restomae une lance de paille qu'il avait mise en arrêt, lui jetant en même temps un cartel de défi en vers fort galants. U ne fut pas longtemps à revenir — 176 — de l'étonaeinent où cette surprise Tavait jeté ; car les deux carrosses parurent aussitôt, et les éclats de rire lui firent perdre sa mauTaise humeur. Il reçut cette agréable compagnie de meilleur cœur qu'il n'aurait fuit l'autre ; mais ce ne fut pas sans avoir puni par quelques soufflets ce petit Nain audacieux de sa téméraire entreprise. Gomme le dit M. Sainte-Beuve : « Il nous faut rabattre du d'Andilly-Gincinnatus ; » il nous faut rabattre aussi du d'An- dilly-Saint-Jean-Baptiste. L'innocent et austère dictateur de Pomponne ne perdit rien de son amabilité pendant son séjour à l'armée. Dans la célèbre Guirlande de Julie, tressée en 1641 par les hôtes de l'hôtel Rambouillet, on trouve un madrigal d'Arnauld. C'est le lys qu'ilfait ainsi parler en Thonneur de la belle prin- cesse : De la reyne de l'air je suis la fleur divine ; Ma blancheur de son lait tire son origine. Et je veux de ma gloire enrichir la beauté ; £n vain toutes les fleurs, dans leur pompe suprême, Se vantent de t'omer d'un royal diadème j Leur plus superbe éclat n'a point de majesté. Nul autre que le lys sans audace n'aspire A te rendre un honneur qui soit digne de toy ; Elles parent ton front, et je t'offre un empire, Puisqu'on te couronnant je t'égale à mon Roy. M. de Saint-Gyran ne faisait pas plus de cas des belles pa- rôles que des fleurs du printemps; et, un jour trouvant les élèves de Lancelot qui étudiaient Virgile, il leur dit : c Voyez- vous cet auteur là? il s'est damné, oui, il s'est damné en faisant ces beaux vers, parce qu'il les a faits par vanité et pour plaire au monde (i). » Les madrigaux de M. d'Andilly n'étaient-ils pas faits par vanité et pour plaire au monde, et dès lors, leur auteur ne méritait-il pas la damnation étemelle ? Non. M. d'An- dilly avait pris ses précautions contre les reproches de sa conscience et la dure sentence de son maître : il avait joint ensemble deux choses presque inalliables, la galanterie et la dévotion. Dans ses parties galantes, il portait les saintes pré- 1. Ménmretde Lancelot, t. I, p. 39. — 177 — occupations de l'apostolat dont M. de Saint-Gyran Tayait revêtu. Il prêchait les belles personnes, dédaignait les laides, et aimait mieuXy comme disait madame de Sévigné, sauver une âme gui était dans un beau corps qu'une autre. Ses sermons étaient toujours accompagnés de quelques embrassades, ou ses embrassades de quelques sermons. Au milieu des flammes de la fournaise ardente où il resta jusqu'à un âge avancé, comment M. d'Andilly s'y prit-il pour garder intactes les ailes de son innocence ? car ses amis nous assurent qu'elles ne furent point atteintes. Il pensa que pour faire revivre la primitive Église, il pouvait bien se servir des moyens que les casuistes avaient employés pour la corrompre. Il adopta le système de la pureté d'intention^ système perni- cieux chez les Jésuites, excellent chez les apôtres de la Grâce. D'ailleurs M. de Saint-Cyran, « le docteur souverain, » n'a- vait-il pas enseigné que toutes choses sont pures et nettes à ceux gui le sont (1) ? M. d'Andilly aima donc ses belles con- temporaines en Dieu et pour Dieu, Le cardinal de Retz, qui lui disputait madame de Guéméné, écrivait que le bonhomme en était plus amoureux que lui^ mais en Dieu et purement, — spirituellement, — ce que Molière traduit ainsi : Tartufe (à Elmire). Je puis TOUS dissiper ces craintes ridicules, Madame, et je sais Tart de lever les scrupules. Selon divers besoins, il est une science D'étendre les liens de notre conscience, Et de rectifier le mal de Faction Avec la pureté de notre inteation. Personne n'a mieux pratiqué la pureté d'intention que les Jansénistes en général, et M. d'Andilly en particulier. Ainsi, en 4637, dès la mort de sa femme, il promet de se retirer du monde ; toutefois, il ne tint pas sa promesse : il avait pour rectifier le mal de l'action une intention si pure I II différait, en effet, sa retraite parce qu'il espérait être nommé précepteur du Dauphin. Anne d'Autriche y avait d'abord songé. Mais depuis la mort de Richelieu Tamitié d'Arnauld pour Saint-Gyran et son i. Question Roy aile. — 178 — zèle pour la nouvelle doctrine avaient eu des éclats compro- mettants. Anne d'Autriche, devenue régente (1643), renonça i son projet. « Je sais, écrivait M. d'Andilly à un de ses amis mattre d'hôtel de la Reine, je sais que depuis douze jours elle a dit qu'un des plus grands regrets qu'elle eût, était qu'il (M. d'Andilly) eût de certaines opinions ; et que sans cela il n'y eût personne en France entre les mains duquel elle eût voulu mettre le roi qu'entre les siennes. » Éloigné du précep- torat, Arnauld pouvait entrer dans la maison du roi, qui n'était pas encore formée. C'est pourquoi il tâchait de faire oublier certaines opinions. 11 multipliait les avis, lettres ei mémoires qu'il avait pris coutume d'adresser à Anne d'Autriche sur la conduite des affaires, en vue sans doute de montrer son aptitude à instruire le Dauphin. C'est ce que son ami Saint-Ange appe- lait envoyer à la reine du petit Museac. Museac était le secré- taire de M. d'Andilly. « 11 ne manquerait rien à mon bonheur, disait alors M. Ar- nauld — qui soupirait après le moment de s'enfermer à Part- Royal {{), — si Sa Majesté connaissait le fond de mon cœur, puisqu'elle n'y verrait rien qui lui pût donner la moindre peine, ei qu'elle y remarquerait une si violente passion pour son servfce, et un tel respect pour sa personne, qu'elle se trouverait sans doute obligée par justice d'ajouter plus de foi à des paroles aussi sincères, qui seront toujours les miennes, qu'aux impressions que des personnes très-intéressées ou très- mal informées s'efforcent de lui donner pour lui faire croire des choses sur mon sujet ou qui ne sont point du tout, ou qui sont très-innocentes (2). » Comme on sent dans ces lignes que M. Arnauld n'est pas si détaché qu'il veut bien le dire (3), des intérêts du monde ! Après avoir essayé de faire revenir la reine-mère de ses pré- ventions, il voulut donner aux personnes très-mal informées une meilleure idée de ses sentiments. Il ne trouva rien de plus propre à ce dessein que de publier une édition complète de ses œuvres. Ses poésies parurent les premières sous ce titre : Œuvres chrétiennes de M. Arnauld d'Andilly^ siziôme édi- tion. Dans la préface, il adresse à Urbain YIII un très-beau 1. Fontaine, Mémoires, p. 234. 2. Lettre citée dans la Vérité sur les AiTiautd, t. I, fi. 3. Ibid., I, 24. — 179 — compliment. « Ceux qni se plaisent à faire des vers, dit-il, devraient choisir principalement des sujets de piété ; et il y a de quoi sétonner que plus de personnes n'y travaillent en un temps où nous avons pour exemple celui qui possède si digne- ment la qualité de chef de l'Église. Qui ne sait que ce pasteur souverain des âmes joint aux sacrées occupations de la pre- mière charge du monde le soin de nous faire voir les miracles de la divinité dans ses illustres ouvrages, oh Rome se voit en- core triomphante par la magnificence de ses vers ? » Assurément le Pape ne pouvait manquer d'être sensible à cet éloge et d'y trouver un témoignage du respect de M. Amauld pour le Saint-Siège. Dès lors, n'aurait-il pas vu avec plaisir arriver aux premières dignités de la cour de France, l'appré- ciateur sincère de sa personne et de son talent? M. d'Andilly y comptait bien, et cette intention lui a fait pardonner son compliment par les historiens jansénistes. Il ne lui suffisait pas de gagner le Souverain-Pontife en le flattant. Il désirait vive- ment gagner par le même procédé les évêques de France. Il édite, dans ce but, les I/^Ures de Saint-Cyran^ et les leur dédie « comme un tribut de sa soumission, de son respect, de sa piété et de sa reconnaissance. » Dans cette dédicace, il pro- clame l'orthodoxie de son maître et aussi la sienne. « Je ne puis jamais oublier ce que j'ai appris de ce grand homme, que l'un des principaux exercices de l'adoration qu'ils taschoit de rendre à Dieu, estoit de regarder avec une obéissance respec- tueuse sa volonté dans le ciel, et son Église sur la terre, et que les deux premiers objets de sa révérence dans cette Église, estoient TÉglise de Rome, comme le chef du corps immortel de Jésus-Christ, et l'Eglise de France, comme Tune des plus saintes et des plus nobles parties de ce divin corps. » Mais dans l'Église, la compagnie de Jésus était une puis- sance, et les amis de Saint-Cyran étaient fort soupçonnés de nourrir contre elle des projets hostiles. M. Ârnauld se hâta de détruire ces soupçons, qui nuisaient à son ambition et à ses intérêts. Après les lettres de Saint-Cyran, il donna au public sa propre correspondance, où ses calomniateurs purent lire une lettre de M. d'Andilly à un jésuite, le P. Lejeune, dans laquelle il fait profession de la plus profonde admiration et de la plus grande amitié pour plusieurs fils de Saint-Ignace, assure que H. de Saint Cyran partage ses sentiments et se recommande à leurs prières. — 180 — Toutes ces manœuvres ne réussirent point à M. Amauld. La maison du roi fut constituée et il en fut exclu. Gomme pour le préceptorat, « le fantôme du jansénisme » effraya la reine. M. Amauld se consola de ses échecs, qu'il attribuait au fantôme et au cardinal Mazarin, par cette réflexion que a ceux à qui Dieu fait la grâce de mépriser tout ce qui les regarde en particulier pour ne considérer que lui seul et ne penser qu'à s'acquitter de leurs devoirs, ne sont pas propres à des favoris. » Bien convaincu désormais que la cour lui était fermée, M. Amauld se retira au Désert pour « contempler, avec cette gravité qui lui était si naturelle, les cris du monde dont Dieu le tirait, les agitations de la cour dont il le mettait à l'abri, les emplois pénibles du siècle dont il le débarrassait, Vadorer dans ce port tranquille, et voir avec douleur le naufrage de tant de personnes que son bon cœur lui avait rendu amis, mais que son exemple n*avait pas la force de tirer de cette mer comme il s'en sauvait (1). » Ce fut au printemps de 1646 que M. Amauld, sauvé malgré lui des agitations de la cour et des emplois pénibles du siècle, arriva au milieu des solitaires et put enfin satisfaire cette longue soif dont il brûlait depuis tant de temps (2). Made- moiselle de Scudéry a décrit dans un de ses romans, la délier cette arrivée du saint vieillard auquel elle donne le nom de Timante : Je me souviendrai toute ma vie« dit Mélesgène, d'un jour qu'il (Timante) arriva en un lieu où il était attendu par dix ou douze per- sonnes qui! aimait fort, et dont il était fort aimé ; car encore qu'il ne semble pas possible qu'un homme en un seul instant puisse satisfaire à tout ce que la civilité et l'amitié demandent de lui en une semblable rencontre, il le fit admirablement, et soit par ses actions, soit par ses paroles, par ses caresses, par son empressement obligeant et par sa joie, il leur fit entendre qu'il leur était fort obligé, qu'il était ravi de les voir, qu'il les aimait, qu'il avait cent choses à leur dire, qu'il avait enfin pour eux tous les sentiments qu'ils pouvaient souhaiter qu'il eût. Il disait un mot à l'un, un mot à l'autre ; il embrassait deux ou trois de ses amis tout à la fois ; il tendait la main à une de ses amies ; il parlait bas à une autre ; il parlait haut à tous ensemble, et l'on peut 1. Fontaine, Mémoiret, t. II, 234, 235. 2. Fontaine, Mémoires, t. II, 234. — 181 — presque dire qu'il allait et venait sans changer pourtant de place, tant il portait de soin à faire que tous ceux qui Tenvironnaient fussent contents de lui. Voilà à peu près quel est Timante, qui a pour amis dans sa retraite un petit nombre d'hommes aussi Tortueux et aussi éclairés que lui (1). Ces Messieurs condamnèrent un jour les romans et les comé- dies et appelèrent les auteurs de ces ouvrages, empoisonneurs publics. Ils firent une exception pour la Clélie. Racine (la grâce l'avait alors abandonné) signala cette contradiction entre la conduite et les principes de ses maîtres : « J*avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu'on vous eût loués dans ee livre horrible. L'on fit venir au Désert le volume qui parlait de vous : il y courut de main en main^ et tous les solitaires voulurent voir l'endroit où ils étaient traités d'illustres. » Les solitaires protestèrent et répondirent que le roman n'avait été lu que par M. d'Andilly. Lire des romans à Port-Royal, quelle affreuse calomnie I Cependant madame de Sablé, une amie de Timante et de ses vertueux compagnons, écrit à la comtesse de Maur qui lui avait prêté la Relation de Vlsle imaginaire : « Je vous renvoie le livre avec un grand regret ; j'en voudrais bien avoir un qui fût tout à moi, et qu'il me fût permis d'en U CléUe, L VI. Mademoiselle de Scudéry donne dans cette partie de ce volame, une des- cription allégoriqae du yallon de P ort-Royal. Un capucin, le P. Zacharie de Lisieux, publia en 1658 une Relation du pays de Jansénie. C'est encore une description allégorique, mais l'allégorie est plus vraie que celle du célèbre roman et parlant moins flatteuse pour nos JfMjf0iir5. « Peut-être, dit le P. Rapin, qui ne manque pas de citer le Père Zacharie, que ce ca- pucin voulut se moquer par Un du plaisir que les solitaire s de Port-Royal prirent de voir leur solitude si bien décrite dans le roman deClélie.... L'auteur place la contrée de la Jansénie dans le voisinage de la Libertinie, de la Déaespérie et de la GaWinie.... Le titre d'bérolne est donné en ce pays k toutes les femmes pécunieuses qui contribuent par leur bien à Tavantage de cet état, et l'honneur qu'on leur fait de leur donner rang parmi les docteurs est un grand ragoût ; mais il faut auparavant qu'elles lisent cer- taines traductions qui sont les chefs-d'œuvre du pays. On y voit des ani- maux inconnus ailleurs, des loups couverts de laine, des renards appri- voisé» avec des poules, sans leur faire de mal ; des pies qui se signalent par leur caquet, en ne disant que des injures.... Parmi les eaux dont leur pays est arrosé il y a un lac semblable k celui de Gknève ; la figure en est an peu différente. De tous les fruits, il n'y a que le bon chrétien qui ne réussit pas en ce pays, quelque soin qu'on y apporte. » Rapln, Mémoires I.III, p. 41. 12 — 182 — récréer la solitude de certains anac/iorètes de nos amis (1). » Chose plus piquante, nos Messieurs ne sef conlenlèrent pag de lire les romans à la mode ; ils en composèrent eux-mêmes. Gomberville, zélé janséniste, avait publié, avant sa conver- sion, son roman de Polexandre. Touché par la grâce, il ne trouva rien de mieux que d'employer sa plume à écrire ITiistoire de la jeune Afcidiane» Seulement, instruit par ses saints directeurs, il rectifia cette fois le mal de l'action par la pureté d'intention. Ses héros ont lu VAugustimuei la Théologie familière. Dans une certaine île du soleil, un grand-prèlre, devenu solitaire, tient des discours sur le peu de liberté de Thomme déchu, dans le sens de Jansénius, et il ajourne ses pénitents et consultants. Il les renvoie jusqu'à l'heure marquée par la Grâce, selon la méthode de Saint- Cyran.... Dans une autre île, un ermite, Pacôme, dans ses discours prophétiques, est comme un vague et solennel écho, mais un écho qui sonne bien creux, de quelqu'un de nos solitaires des Champs (2). Les solitaires des champs se laissèrent donc entraîner nn peu par cette concupiscence littéraire que Jansénius avait anathématisée et que Saint-Cyran avait signalée comme un plaisir criminel. Cependant, pour rassurer leur conscience, ils se rappelaient sans doute que le saint abbé leur avait dit : a II y a trois sortes de livres qui édifient l'Église et les fidèles : les premiers sont ceux des Écritures saintes; les seconds sont ceux des conciles et des Pères ; les troisièmes, ceux des hommes de Dieu qui ont répandu leur cœur devant lui en faisant leurs ouvrages. Tous les autres, quelque saints que soient leur sujet et leur matière, sont des livres qui, par la matière et par.le corps, tiennent du judaïsme, et par l'esprit, du paganisme (3). s Saint-Cyran avait encore indiqué à ses disciples une marque i laquelle ils reconnaîtraient les livres écrits par des hommes de Dieu, de ceux qui tiennent du judaïsme et du paganisme. C'est quils produisent des effets de grâce dans les âmes de c^iix qui les lisent. Et quels efi'ets de grâce ne devait pas produire la lecture de la jeune Akidiane avec ses sermons du grand-prêtre 1. Madame de Sablé, par V. Cousin, p. 70. 2. Port Royal par Sainte-Beuve, L II« p. 260. 3. Mémoirei de Fontaine, t. II, p. 53. — 183 — de l'île du soleil et ses prophéties de Termite Pacôme, la lecture même de la Clélie avec sa description enthousiaste de Port- Royal, son portrait idéalisé de Timqnte, et ses beaux passages oii les solitaires étaient traités d'illustres ? En vérité, Racine avait bien tort de reprocher à nos Messieurs de lire certains romans. Elève de Port-Royal, il aurait dû connaître la casuis- tique littéraire du souverain docteur, et savoir qu'avec la grâce de saint Augustin, comme avec le ciel de Molina, on trouvait des accommodements. M. Arnauld accommoda très-bien les règles de la péni- tence observées à Port-Royal avec ses habitudes de vie facile, égoïste surtout. Ses admirateurs cependant nous parlent de ses austérités, et nous affirment que durant près de trente années il a passé sans discontinuer U7ie vie si peu agréable aux sens, et sans jamais prendre aucun divertissement (1). Mais ce que ces Messieurs entendent ^ar vie si peu agréable aux sens, nous paraît fort supportable. M. d'Andilly, nous racontent-ils, avait pris par avance le titre de surintendant des jardins. A peine arrivé à Port-Royal, il se mit à « faire défricher, aplanir les terres, dresser et bâtir des terrasses, planter des arbres fruitiers et les tailler. L'on peut dire qu'avec tous les soins qu'il prit, toutes les peines qu'il se donna, et l'argent qu'il y dépensa, il fit d'un jardin tout en friche, tout inégal, et hideux à voir, un jardin des plus agréables qu'il y eût alors pour la beauté des terrasses, et pour l'abondance de toutes sortes de beaux fruits ( J). » Remarquons ces mots l'argent qu'il y dépensa. Cet argent, M. d'Andilly l'employait aux embellissements du Désert au détriment de son fils aîné, Antoine Arnauld, qu'il n*aima jamais. Il vendit sa terre d'Andilly. Le contrat de vente devait être ratifié par Antoine ; son père, pour obtenir sa signature, lui fit beaucoup de promesses et n'en tint aucune, « Je fus trouver mon père à Paris, dit Antoine dans ses Mémoires ; il me confirma ses promesses, et m'obligea de ratifier le con- trat..., qui était le plus grand tort qu'il pût me faire. Il me donna cent pistoles, et je n'en ai jamais eu davantage (3). » Ce pauvre Antoine nous explique l'incroyable générosité que Fon- taine louait dans le saint vieillard. « Ce n'était pas qull fût avare, poursuit-il ; on pouvait l'accuser au contraire d'être J. Du Fossé, Mémoires, p. 75. 2. Du Fossé, Mémoires, p. 74. 3. Mémoires de l'abbé Arnauld p. 63* I — 184 — I libéral et môme prodigue. Mais par malheur pour ses enfants il ne rétait que pour lui-même et pour ses nouvelles amitiés, qu'en un autre homme que lui on aurait pu nommer amours, avec assez de raison.... Son humeur plus que libérale ne le quitta pas dans le Désert ; il eut besoin de tout ce qu'il avait quitté pour la satisfaire, et ce fut à moi à me réduire. » Le séjour prolongé de M. d'Andilly dans la célèbre école de la pé- nitence ne le ramena pas à des sentiments plus équitables en- vers son fils atné. Nous avons deux monuments de son aversion persévérante. Le premier est une lettre que le marquis de Pom- ponne, le fils préféré d'Arnauld, écrit à son père pour le prier en son nom et au nom de Tévêque d*Angers de revenir dans ses Mémoires sur le silence qu'il y gardait au sujet de leur frère Antoine : Je ne suis pas Beulement de son avis (de M. d'Angers) touchant mon frère^ moi je vous en prie. Et tout ce qu'Antoine a fait lorsqu'il portait répée, et son changement de profession doit y être marqué. Gomme il est l'alné de votre famille, il semble que ce soit aussi celui dont vous devez parler dayantage. Si yous descendez jusqu'à nous en particulier dans ces Mémoires ^ il aurait sujet de sentir vivement que vous l'eussiez oublié. Ainsi non-seulement je crois absolument néces- saire, mais je vous supplie encore très-humblement de parler de lui en une manière qui marque votre amitié, et qui fasse voir un jour à vos petits-fils qu'une des plus grandes bénédictions d'une famille, c'est lorsqu'un père se loue de tous ses enfants. Avouez seulement qu'il y a en cela quelque ressentiment, car je sais bien que vous conviendrez assez qu'il n'en faut pas avoir (l). Le second monument est un article du testament de M. d'Andilly. Après avoir disposé de tous ses biens en faveur de ses enfants préférés et de ses amis, le saint vieillard écrit : Comme il ne me reste, grâce à Dieu, rien de considérable dont je puisse disposer, outre les legs que j'ai faits et ne pouvais ne point Caire, et à quoi tout ce que j'ai de vaisselle d'argent sera employé, avec ce que je laisserai en argent, que je ne garde'que pour cela, il ne me reste qu'à dire que je dorme à mon fils aine mon crucifix de bronze. 1. La vérité sur les Arnavd, t. II p. 13. — 185 — Voilà jusqu'où s'étendait la générosité héroïque de M. Arnauld à regard de son fils qu'il avait dépouillé. Sans doute il voulut que ce pauvre Antoine se rappelât toujours que son père n'avait eu pour lui qu'un cœur de bronze. C'est aux pieds de ce crucifix, dans la solitude de Port-Royal, que M. d'Andilly se reposait de ses travaux de jardinage par des travaux littéraires qui sont demeurés aussi célèbres que les fruits monstres qu'il obtenait de ses espaliers. Il traduisit saint Eucher [du Mépris du mondé)^ saint Augustin {les Confessions)^ les Vies des saints Pères du désert^ TEchelle de saint Jean Gli- maque, les Œuvres de sainte Thérèse, de B. Jean d'Avila, l'Histoire de Josèphe. a Ce genre d'existence, remarque M. Sainte-Beuve, mi-partie d'étude et mi-partie de jardinage, n'était certainement pas trop mortifiant, les sens reposés y trouvaient leur charme. Qu'est-ce là autre chose que le vieillard de Virgile, celui du Galèse, dans un cadre chrétien ? C'est un Mélibée d'églogue, à Port-Royal, et qui se peut dire à lui-même sans ironie : Insère nunc, Meiibœe, pires; pone ordine vites (1). » M. Sainte-Beuve ne craint pas, quand les révérends Pères ne sont point en cause, de contredire les plumes véridiques et les langues sincères de Port-Royal, qui prétendent que M. Ar- nauld mena au Désert une vie peu agréable aux sens et ne prit aucun divertissement. Ainsi le disciple chéri de l'austère Saint- Cyran, ce souverain docteur qui damnait Virgile, ce grand pénitent, ce saint vieillard, cette colonne de l'Église renou- velée, ne fut qu*un Mélibée d'églogue. On n'est jamais trahi que par les siens. Notre Mélibée n'oubliait pas la cour, ni la ville. Comme sa bonne amie, madame de Guéméné, il faisait des escapades à Paris ; il recevait ses amis à Port-Royal ; il leur écrivait de belles épîtres et leur envoyait de beaux fruits. Voici une de ses lettres à madame de Sablé ; elle annonce un panier de poires pour l'illustre pénitente, et un panier de pavies pour made- moiselle de Montpensier. J e vous envoie un panier de fruits pour Mademoiselle, et je serai bien aise qu'il vous plût de prendre la peine de le faire décacheter et 1. Port'Boyaîy t. n, p. î59. — 186 — puis recacheter, afin de voir si tous le trouvez assez beau. Je pense que vous ne désapprouverez pas d'envoyer à ces sortes de personnes les paniers cachetés, ainsi que je fais toujours, afin qu'elles soient assurées que personne n'a pu y toucher. En vérité, je n'aime plus à faire des présents de fruit, particulièrement de pavies, parce que je voudrais qu'ils fussent fort beaux. Et croiriez-vous bien qu'il a fallu choisir sur plus de trente arbres et entre plus de quatre ou cinq cents pavies ce peu que j*envoie à Mademoiselle ?*Gependaat ceux qui ne s'y connaissent pas croyent qu'ils viennent tous ainsi. Gomme vous m'avez mandé que vous aimez les fruits musqués, je vous envoie tout ce que j'ai d'une poire si rare et si excellente à mon gré que je voudrais fort en avoir davantage ; mais j'attendrai que vous m'en disiez votre jugement pour savoir si je l'estime trop ou trop peu. J'oubliais à vous dire que vous m'obligeriez de faire savoir que, pour trouver ces pavies excellents, il les faut manger extrêmement mûrs. » Cette lettre fait venir l'eau à la bouche, sensation qu'on n'éprouve guère en lisant les annales de la vraie pénitence chrétienne. Dans la célèbre école de la pénitence janséniste^ on était trop bon philosophe pour n'avoir pas su avant Brillât-Sava- rin, que la gourmandise n'est qu'un acte de notre jugement par lequel nous accordoïis la préférence aux choses qui sont agréables au goiH sur celles qui n'ont pas cette qualité. Nous serions bien tenté, si nous en avions le temps, de contempler ces bienheureux solitaires, choisissant entre quatre ou cinq cents les poires destinées à Mademoiselle, et de respirer longuement le parfum qui s'échappe de ces paniers entourés de tant de soins. Retenons toutefois ce nouvel exemple de la profonde humilité de M. d'Andilly : il attendra que madame de Sablé lui dise son jugement, pour savoir s'il estime trop ou trop peu une poire musquée, des plus rares et des plus excellentes. Peut-on se montrer plus humble et pins galant ? Mélibée ne gardait pas rancune aux dieux qui lui avaient fait de si doux loisirs ; il était d'ailleurs dans un cadre trop chré- tien pour ouvrir son âme au ressentiment. Il envoyait des poires et des pavies à la Reine et au cardinal, qui les appelait en riant des fruits bénis (i). Ces petits présents expliquent i. Laocelot, Mémoires 1. 1, p. 128. — 187 — peat-être ce que Mazarin disait des dispositions de la régente à Pétard des Messieurs: « La Reine est admirable dans Taffaire des jansénistes ; quand on en parle en général , elle yeut qu'on les extermine tous; mais quand on lui propose d'en perdre quelques-uns, et qu'il faut commencer par M.d'Andiliy, elle s'écrie aussitôt qu'ils sont trop gens de bien et trop bons serviteurs du Roi. » Cette influence politique des pavies de M. Amauld n*étaît pas sans doute étrangère à Tardeur arec laquelle il les cultivait, ni à Texquise attention qu'il mettait à les offrir aux personnes d'importance, ni aux louanges qu'on leur a décernées dans les histoires de Porl-Royal. Ainsi protégés, les premiers ermites des Champs avaient vu leur nombre s'accroître rapidement. Le livre de la Fréquente commxiniony les Apologies de Jansénins, l'exemple de M. d*An- dilly avaient attiré beaucoup de monde à la pénitence. Voici les plus célèbres de ces convertis de la deuxième heure (1). Amauld de Lvzanci, fils de M. d'Andilly. — Page chez le cardinal Mazarin, enseigne au Havre, il mêle la lecture de la vie des saints aux plaisirs et aux ambitions de la vie mon- daine. La petite vérole, dont il faillit mourir, l'amena au Dé- sert où il embrassa de tout son cœur la profonde solitude et l'austère pénitence qu'il y vit pratiquer. Il faisait valoir les terres avec M. le Maître et conduisait le ménage. Victor Fallu, docteur en médecine de la Faculté de Paris. — Après trente années passées dans la dissipation du siècle, il songea à se donner à Dieu. Mais il n'entra réellement dans la voie de pénitQUce que lorsque M. Hilierin, ancien curé de Saint-Merri, lui eut donné à lire, aux eaux de Forges, la Frè- quenie communion. M. de Saint-Gyran mourut dans ses bras et le confirma dans la vérité. Sa manière agréable de converser anprès des malades charmait tout le monde : on avait presque de la joie de tomber malade pour jouir des entretiens du mé- decin pénitent. Pierre Manguelin. — C'était un chanoine de Beauvais. Il savait la philosophie, la chronologie, l'histoire ecclésiastique, la théologie scolastiqne et les Pères. Il donna comme docteur son approbation au livre de la Fréquente communion^il en fat récompensé, car la lecture des vérités qui sont proposées dans cet ouvrage le pénétra de componction et Dieu lui fil la grAce 1. D'après Besoigne, Hitteire de i'abhaye de Port-Royal, u 4» p. 3» sq. ' — 188 — de le détacher de tout, même de son canonicat. M. Singlin l'avait chargé de confesser les solitaires, bien qu'il eut déclaré qu'il n'avait pas Texpérience nécessaire pour conduire des pé- nitents de ce haut rang. Wallon DB Beaupuis. — Le docteur Amauld lui enseigna la philosophie, en Sorbonne, et lui fit sentir de bonne heure le défaut d'une théologie purement scolastique. M. Manguelin, en lui prêtant la Fréquente communion^ lui fît trouver l'idée d'une conversion véritable, et, malgré les remontrances d'un oncle capucin, il embrassa les pures maximes de la piété chrétienne. Il était le collègue de Lancelot dans la direction des petites écoles ; il faisait des recueils pour aider Amauld, Nicole, Sacy dans la composition de leurs ouvrages. Litolphi KARONi DE suzARRE, évêque de Bazas. -^ Encore un converti de la Fréquente communion. Résolu de mettre en pratique ce qu'il venait de lire, le bon évoque demanda à M. Singlin de le diriger dans la pénitence. Après quelques dé- lais salutaires,le prudent directeur le jugea digne d'entrer dans la société des illustres solitaires. On le vit donc avec étonne* ment arriver à Port-Royal, portant la croix, déterminé à se démettre de son évêché, demandant à vivre et à mourir en pénitent. Les saints ermites s'écriaient : La pénitence pour le salut est donc aussi ouverte aux évéques ? Après un an de re- traite, M. de Bazas fut prié de retourner dans son diocèse pour y répandre la bonne doctrine. ;. v/?^ François Jakiks, gentilhomme anglais. — Client de fi. le Maître avocat, il devint bientôt disciple de M. le Maître pénitent. Il était jardinier de l'abbaye. Un jour, chose grave, il fit rire M. Fontaine. Celui-ci le regardait travailler; comme on parlait d'une grande bête enragée qui faisait de grands dégâts, il lui dit : « Que feriez-vous, monsieur, si vous la voyiez maintenant entrer dans votre jardin 7 x> Il lui répondit d*un air résolu : « Je lui fourrerais mon bêche dans son gueule, i M. Fontaine ne put s'empêcher de rire et il s'est cru obligé d'en faire l'aveu dans ses Mémoires. Raphaël Moreau, chirurgien. — Il semble que la Providence ne voulait pas que ces bons solitaires manquassent d'aucun se- cours dans les choses nécessaires : médecin, chirurgien^ cordonnier, cuisinier, menuisier, etc. se trouvaient à Port- Royal. D'Épjrois SA1KT-A^GE. ^ Il était fils d'une bonne amie de •I — 189 — M. d'Andilly et un des élèves préférés de M. Saint-Gyran ; c'était un double titre aux attentions des directeurs : On lui confia l'emploi de vitrier; il faisait des lanternes de fer-blanc. Pertuis de la Rivière, cousin- germain du duc de Saint-Si- mon. — Il était protestant ; devenu catholique, il fut converti une seconde fois par l'évèque de Bazas. Il occupait à Port- Royal la charge de garde des bois où il passait à proprement parler toute sa vie. M. Le Sbcq et M. de Portes. — Deux jeunes officiers que M. d'Andilly convertit pendant le siège de Montpellier. M. d'An- dilly s'entretint d'abord avec M. Le Secq, dont la vertu le char- mait ; il lui parla de M. de Saint-Cyran. M. Le Secq ensuite allant passer la nuit à la tranchée auprès du marquis de Portes ne fit que s'entretenir avec lui de choses merveilleuses qu*on lui avait racontées de ce grand serviteur de Dieu. Ils prirent dès lors la résolution de se mettre sous sa conduite. Antoine Giroust, prêtre. — Converti le lendemain de son or- dination par sa sœur religieuse de Port-Royal, il prit la réso- lution, qu'il exécuta, de ne jamais monter à l'autel. H mourut en 1672, et il fut enterré en laïc. L'enterrement laïque des prêtres était fréquent au saint^Désert. M. DE LA Petitière. — Il était chevalier de Saint-Michel et passait pour la meilleure épée de France. Après avoir tué en duel un parent du ca rdinal, il se cacha. Le Seigneur lui ouvrit les yeux dans cette retraite forcée. Il vint à Port- Royal passer quelque temps ; il en sortit ensuite pour se mettre chez un cor- donnier en qualité d'apprenti. Quand son apprentissage fut fini il retourna au Désert^exercer son métier. On ne.l'appelle dans les annales des Champs que le saint cordonnier. Charles Dughemin, prêtre. — 11 commença les exercices de la pénitence par renoncer aux fonctions ecclésiastiques. Il s'employait aVec un c ourage infatigable au labour et aux ou- vrages les plus rudes de la campagne. Il ferrait les chevaux et les pansait dans leurs maladies, aussi bien que les autres ani- maux de la ferme. Nous ne savons comment les directeurs de Port-Royal conciliaient ces fonctions avec la haute idée que SaintrCyran avait do nnée à ses disciples en ne souffrant pas qu'on employât les prêtres à faire même les fonctions des or- dres qui leur sont inférieurs. Personne, aux Champs, ne sut jamais son nom de famille ni sa qualité de prêtre : la mort seule dévoila ce mystérieux pénitent. — 190 — François Bouicli, chanoine d'AbbeviUe. — - Il renonça tonl jeune au siècle et à sa stalle; il yint s'enseyelir dans la solitude où il vécut vingt et un ans. D'abord il s'occu{>a à toutes les différentes sortes de services qui se présentaient à faire dans la maison^ Mais dans la suite il se fixa au jardinage, et se chargea entièrement du jardin des Granges, dans la culture duquel il eut l'honneur de voir sous lui l'illustre abbé de Pont- château en qualité d'apprenti jardinier. Il était aussi vigneron et il planta lui-même la vigne de la ferme. MM. DE Gué DE Bagnols et db Bbrnières. Ni l'un ni l'autre n'étaient proprement du nombre des pénitents domiciliés i Port-Royal, mais ils méritent d'être comptés parmi eux, puis- qu'ils étaient i* les anges de Port-Royal tant pour les reli- gieuses que pour les solitaires et les théologiens amis de la maison; 2^ les procureurs généraux de toutes les œuvres de charité. M. de Bagnols persuada son père de se dépouiller d'une somme de quatre cent mille livres comme mal acquise : toute cette fortune fut déposée aux pieds de M. Singlin. M. Hamon — un autre médecin ; il jouera plus tard un grand rôle. Il était moins aimable que M. Pallu. Celui-ci était fort accommodant, laissait la liberté aux malades de parler, de réfléchir, de contredire ; accordait des saignées et des purga- tions suivant le goût des particuliers. On ne trouva plus cette complaisance dans M. Hamon. Quand il avait fait son ordon- nance, il fallait obéir ; on portait le joug un peu impatiem- ment. Un médecin, nommé Duclos, ayant eu quelque entrée à Port-Royal, plut beaucoup aux solitaires : toute sa mé- decine gisait dans les pilules ; ces Messieurs commencèrent à se servir de lui dans leurs maladies. Ensuite le duc de Luynes donna entrée à un empyrique» nommé Jacques, qui guérissait avec une poudre. Le bon M. Hamon fut abandonné ; il gémit beaucoup moins de sa disgrâce que des disputes fré- quentes qui arrivaient au Désert entre les partisans de M. Du- clos et ceux de M. Jacques. Cette multiplication des pénitents rendit nécessaire l'agran- dissement de Port-Royal. Il y fut pourvu par M. de Bagnols et surtout par le duc de Luynes, une de a ces âmes cachées que Dieu tenait en réserve dans le secret impénétrable de sa pres- cience et qui venaient se donner à lui dans le moment qu'il avait marqué par ses décrets éternels (1). » Le duc, nous de- 1. Fontaine, Menu, t. Il, p. 26f . — 191 — Tançons un peu les temps, fit bâtir le château de Yaumurier, à quelques pas du monastère restauré et fortifié par ses soins. On était en pleine Fronde. Les bons serviteurs du Roi étaient entièrement dévoués au Coadjuteur. Les Mémoires ne sont pas très-eicplicites sur la part que les Jansénistes prirent aux arme- ments de la Fronde, et Port-Royal a voulu les nier. Cependant les pamphlets ne s'en taisent pas. Le régiment de Paris, que commandait M. de Luynes, composé de 1500 hommes, y est appelé le régiment janséniste : ce régiment était à la solde des bourgeois de Paris; il n'était pas bien brave. On l'envoya re- joindre l'armée de la Fronde, campée à Villejuif ; quand il approcha on lui cria : Qui rive ? Il crut qu'il était déjà mort, Et demanda quartier d'abord ; Il était fait de jansénistes. D'illuminés et d'arnau dictes, Qui tous en cette occasion Requéraient la confession, Dont ils avaient blâmé l'usage. J*ouis un de ce badaudage Qui demandait à Dieu tout bas La grâce qu'il ne croyait pas (1). La guerre passée, la Mère Angélique revînt avec ses reli- gieuses et ses pensionnaires habiter sa chère vallée, que le jardin de M. d'Andilly et les constructions du bon duc avaient transformée. Les solitaires se logèrent aux Graiiges, ferme de Port-Royal peu éloignée du monastère, où quelques-uns de nos Messieurs gardèrent leur appartement. Religieuses et solitaires vécurent dans la plus étroite union. Les Messieurs servaient les . Mères, Le P. Rapin n'en revient pas : On vit des prêtres, des chanoines et d'autres personnes attachées aux autels ; on vit des cavaliers, des gens de robe, des avocats, des pères de famille renoncer à l'état oîi la providence de Dieu les avait appelés et à leur première vocation pour en suivre nue autre qui n'a- vait encore jamais eu lieu parmi des chrétiens et que les canons des Conciles et les saints Pères ont toujours déconseillée aux fidèles eomme d'un usage très-dangereux, sçavoir est que des hommes s'enfermassent dans un même lieu pour servir des filles. Il fallait une doctrine aussi nouvelle que celle qu'on enseignait à Port- Royal pour autoriser une 1. Note de Tédîteur des Mémoires du P. Rapiu, 1. 1, p. 752. — 192 — fantaisie de dévotion aussi peu usitée dans les premiers siècles... Et cette fantaisie de dévotion eut alors tant de vogue dans le parti, parce qu'une des principales industries des chefs était d'imprimer dans les esprits une si haute estime et une si singulière vénération pour ces religieuses qu'elle y tint Heu d'un exercice de vertu des plus saints qu'on pût pratiquer, et que le plus grand éloge qu'on donna à ces personnes que je viens de nommer, pour rendre leur nom recomman- dable à la postérité, fut de marquer dans les épitaphes qu'on leur a dressées dans l'église de Port-Royal des Champs, et qu'on y voit encore aujourd'hui^ que leur insigne mérite avait été de ce qu'ils avaient renoncé à tous les ordres de la providence de Dieu sur eux, qui sont marqués d'ordinaire par une première vocation, pour habiter avec des filles, les servir dans les fonctions même les plus abjectes de la vie, assister à l'office divin qu'elles célébraient avec bien de la dévo- tion, pour y chanter les louanges de Dieu, entrer dans une espèce de concert avec elles et y faire un même cœur : ce qui était une grande satisfaction pour eux, parce qu'on les regardait comme les seules véritables chrétiennes qu'il y eût alors dans l'Église, tous les autres fidèles étant corrompus, ou dans leurs mœurs ou dans leur créance, et qu'ainsi rien n'était plus capable de sanctifier des chrétiens que de vivre en la compagnie et au service de si saintes filles, qu'on faisait passer pour le seul modèle qui restait dans l'Église de la vie des vrais fidèles (1). Que nous sommes loin de ces communautés religieuses nées au souffle des saints, vivant d'une règle approuvée par rÉglise, et couvrant l'éclat de leurs vertus du voile de l'humilité I Nous trouvons à Port-Royal des chrétiens réunis pour pratiquer la pénitence ; mais ce qui les anime, c'est moins le désir de se sanctifier, que l'ambition de faire refleurir la primitive Église. Eux-mêmes s'appellent à cette prétentieuse vocation ; ils n'ont d^autres règles que leurs imaginations propres ou celles de guides sans autorité, parce qu'ils sont sans mission. Ils vivent, en général, austèrement, purement ; mais, comme les Phari- siens, ils sonnent de la trompette devant eux, élargissent les bords de leur tunique et donnent de magnifiques proportions aux franges de leurs manteaux. Ils sont souverainement dédai- gneux de tout ce qui ne porte pas le sceau de la grâce efficace : ils se proclament les seuls purs, les seuls saints, les seuls élus. Ouvrez les Mémoires des Jansénistes, vous y verrex partout ce triple caractère d'individualisme (qui n'est au fond 1. Rapin, Mémoires, t. ii, p. ^64, sq. — 193 — que du rationalisme) d'illuminisme et d'orgueil. Par exemple, Fontaine écrit, après avoir raconté l'arrivée aux Champs de M. d'Andilly et de quelques autres Messieurs : Je contemplais avec une admiration toujours nouvelle ces personnes choisies de Dieu de toute éternité, que le secret instinct de son esprit faisait venir au Désert. La grâce était Tétoile qui les conduisait avec joie... Dieu faisait tout lui seul. Il était la colonne qui les conduisait dans ce Désert, la voie qui les y menait, le guide qui les y faisait arriver, la main qui les y soutenait, le bras puissant qui les retenait par la douceur d'une manne céleste. Il ne leur ôtait pas leurs plaisirs, mais les y changeait. On les voyait se rendre comme de nouveaux disciples dans cette école de pénitence ; y apprendre une langue qui jusque-là leur avait été inconnue; y vivre d'une manière dont ils avaient peu d'exemples ; renoncer aux biens de ce monde, non comme ceux qui le font en apparence, mais très-véritablement; faire passer le changement de leur cœur jusqu'au changement de leurs vivres et de leurs vêtements qui étaient pauvres, mais d'une pauvreté qui ne res- semblait pas à celle des personnes religieuses, qui est devenue hono- rable, et dont le sac et le froc sont plus révérés que l'écarlate et la soie. Toutes ces personnes paraissaient bien persuadées que depuis que Dieu a fait cesser les occasions du martyre, et que les chrétiens ne se font plus des roues et des chevalets où on les tourmentait, comme autant d'échelles pour monter au ciel, il ne restait plus maintenant qu'à le ravir par la pénitence... Cette vertu n'était presque plus en usage. Les personnes du clergé Tignoraient presque autant que les laïques, et tout le monde se lais- sait endormir dans une vie molle. Mais pour réveiller les hommes de cet assoupissement, vous faites paraître, à mon Dieu, des personnes de l'un et de l'autre sexe, qui sonnent tacitement de la trompette et qui, sans faire du bruit au dehorSy ne laissent pas de faire sortir de leur retraite, par leurs secrets gémissements, une voix plus puissante que celles des prédicateurs... Aussi, mon Dieu, vous avez ouvert par eux à beaucoup de personnes les yeux et le cœur ; et vous avez dès ce monde récompensé leurs travaux, parce qu'ils ont vu le fruit, que, comme des grains de froment morts dans le sein de la terre, ils pro- duisaient par les bénédictions de votre grâce... Ce que j'admirais moi-même dans ces bons serviteurs de Dieu, c'est que le nombre s'augmentait tous les jours, et qu'on ne voyait point arriver là néanmoins le mal que produit d'ordinaire la multiplication qui est le relâchement, car on n'a qu'à ouvrir les yeux pour voir ce qui est arrivé tous les jours et de tout temps dans l'Église en général, et ce qui arrive dans les maisons particulières. Dès que le nombre y croit, la vertu y diminue... C'est le désordre ordinaire que causent — 194 — ]es multiplicatioag et les agrandissemeats dans les maisons religieuses; et c'est ce qu'on n'a point vu à Port-Royal des Champs... On y fai- sait revivre le bonheur de la primitive Église. On y voyait refleurir cette sainte générosité dans tous ceux qui embrassaient la pénitence, qui se privaient plus sévèrement de Tusage des biens, que ceux qui se sont engagés solennellement à le faire. Nui membre ne démentait Ja beauté de tout le corps (1], Le verbeux M. Fontaine poursuit et recommence sans cesse son panégyrique : il ne se trouve jamais long. Cependant, ces saints solitaires, ces bienheureux jardiniers, qu'il nous repré- sente avec leurs petits justaucorps de toile, ou d'autre élolTe qui ne valaient pas mieux» enfoncés dans la retraite, fuyant tout visiteur, comme s'ils eussent vu un serpent, épris de la pauvreté, de Tabjeclion et de la pénitence, n avaient renoncé ni aux contestations de Tamour-propre, ni à celles de la science profane. Les historiens amis relèvent ces imperfections avec discrétion et indulgence. Comme chacun voulait tenir en bon ordre tout ce qui était confié à ses soins, chacun aussi désirait avec chaleur tout ce qui lui était nécessaire pour ce qui l'occu- pait. Ceux qui se mêlaient du jardinage, avaient souvent de petites altercalions pour quelques tas de fumier. L'un plaidait pour des blés et pour des avoines ; l'autre prétendait que ses légumes et ses choux ne devaient pas être méprisés ; l'autre présentait requête pour ses plants d'arbres ; celui-là disait que sa vigne devait être préférée à tout. Après le jardinage et Ta- griculture, la médecine jetait la division parmi les pénitents. On a vu que M. Hamon, M. Duclos et M. Jacques introdui- sirent la discorde à Port-Royal. M. Duclos était un ami de M. d'Andilly ; il venait le voir dans la solitude, trouvait beau- coup d'honnêteté dans ces Messieurs et leur en témoignait beaucoup ; il s'insinua doucement dans leurs esprits. On prit plaisir à voir un homme qui était de bonne composition, et qui avec une pilule guérissait toute sorte de maux. On ne parlait plus d'autre chose à Port-Royal que des effets mer- veilleux des pilules de M. Duclos, dont M. d'Andilly relevait le mérite avec de grands éloges. J^éanmoins, les ordonnances sévères de M. Hamon et la poudre de M. Jacques recommandée par le duc de Luynes gardèrent leurs partisans, ce qui occâ* sionnait des disputes fréquentes. ?. Ponuîne, Mémoires, t. II, p. 256 «q. — 195 — La philosophie cartésienne Tint soulever de nouveaux diffé- reads. Si nous pénétrons à certains jours dans le château de Vaumurier, nous y trouverons nos jardiniers, nos vignerons changés en académiciens, en philosophes; ils discutent sur les tourbillons de Descartes, embrassent son système et tra- duisent ses Méditations. Ils s*occupent surtout de cette grande question : les bêtes sont-elles des horloges? M. Fontaine a conservé le souvenir de ces doctes préoccupations des solitaires dans une page de ses Mémoires^ qu*il convient de placer, comme contraste, à côté du sévère tableau qu'il a tracé de leur vie d'austérité et de silence. Combien aussi s'éleva-t-il de petites contestations dans ce Désert touchant les sciences humaines de la philosophie, et les nouvelles opinions de M Descartes I II n'y avait guère de solitaire qui ne parlât d'automate. On ne se faisait plus une affaire de battre un chien. On lui donnait fort indifféremment des coups de bâton, et on se moquait de ceux qui plaignaient ces bètes comme si elles eussent senti de la dou- leur. On disait que c*étaieat des horloges; que les cris qu'elles faisaient quand on les frappait, n'étaient que ie bruit d'un petit ressort qui avait été remué, mais que tout cela était sans sentiment. On clouait sur des ais de pauvres animaux, par les quatre pattes, pour les ouvrir tout en vie, et voir la circulation du sang; ce qui était une grande matière d'entretien. Le château de M. le duc de Luynes était la source de toutes ces curioâitcs, et cette source était inépuisable* Ces curiosités nous offriraient une transition naturelle aux curiosités mathématiques et physiques dont s'occupait alors Pascal, déjà touché par la grâce efficace, déjà brouillé avec les jésuites de Montferrand, qui l'accusaient de s'attribuer les travaux des Italiens, avec le Père No6l, de Paris, qui soutenait le plein du vide, et bientôt vengeant dans les Provinciales son amour-propre de savant blessé et sa nouvelle croyance reli- gieuse. Mais, avant d'entrer dans la mêlée où Pascal va se couvrir de gloire aux dépens de la vérité, de la justice, et de Vhonneur, écoutons encore un peu ce qui se dit à Vaumurier. c On y parlait sans cesse, continue M. Fontaine, du nouveau sys- lètte 4h monde selon M. Descartes, et on l'admirait... M. Arnauld, qui avait un esprit universel et qui était entré dans le système de M. Descartes sur les bètes, soutenait qoe ce n'étaient que des horloges — 196 — et que, quand elles criaient, ce n'était qu'une roue d'horloge qui fai- sait du bruit. M. de Liancourt lui dit : « J'ai là les deux chiens qui tournent la broche (1) chacun leur jour. (M. de Liancourt était bon janséniste.) L'un s'en trouvant embarrassé, se cacha lorsqu'on l'allait prendre, et on eut recours à son camarade pour tourner au lieu de lui. Le camarade cria, et fit signe de sa queue qu'on le suivit. Il alla dénicher l'autre dans le grenier et le houspilla. Sont-ce là des hor- loges? )> dit-il à M. Arnauld, qui trouva cela si plaisant, qu'il ne put faire autre chose que d'en rire (2). » 1. Ces chiens tournaient la broche en marchant dans une roue comme les écureuils dans leur cage. 2. Fontaine, Mémoires, tom. III, p. 74 ; corn. IV, p. 206. Je trouve dans le Véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augiutin (tom. l, p. 87), une histoire de chiens qui voulurent sans doute venger sur deux de nos Messieurs leurs frères ouverts tout en vie à Pôrt-Royal : « Un jour, c*est un abbô janséniste qui parle, que nous voyagions à che- val, un ecclésiastique et moi, nous nous égarâmes sur le soir, et la nuit nous surprit au milieu de la campagne. Après avoir marché longtemps au hasard, sans savoir où nous étions, ni où nous devions aboutir, nous arri- vâmes enfin à une ferme écartée, et nous y demandâmes le couvert. Le maitre et la maîtresse du logis nous reçurent avec toute la charité possible. On prit nos chevaux, on nous alluma un grand feu : ces bonnes gens nous préparaient un fort bon souper à leur manière, et nous commencions à nous trouver à notre aise, lorsqu'un imprévu nous fit regretter l'embarras dont nous nous étions tirés. En effet, nous étant avisés de sortir dans la cour, voici deux mâtins qui viennent comme pour se jeter sur nous. Le fermier était sur le seuil de la maison et dit à sa servante : Marie, donne-moi ce bâton, que j'assomme ces deux jansénistes. La peur nous saisit dans le moment (c'était pourtant une beUe occasion de souffrir pour la vérité^u nous fuyons de toutes nos forces, sans savoir où nous allons, les chiens nous suivent et le fermier nous suit, tous criant à pleine tète: Arrêtez - vous, pestes d'animaux f Mon compagnon tombe dans la mare : plus heu- reux que lui Je l'avais évitée, et je courais toujours, lorsque le fermier nous dit: Eh, Messieurs ( ne craignez rien, ils ne vous feront pas de mal ; les chiens s'écartent, nous tirons mon compagnon de l'eau et nous rentrons à la maison... Le chagrin que nos hôtes témoignaient de cette aventure nous con- vainquit pleinement qu'ils ne nous voulaient point de mal... Je demandai aa fermier comment on appelait ses chiens. Nous les appelons, dit-il, janr sénistes. Pourquoi donc, reprîs-je, les appelez-vous de la sorte ? C'est, répliqua-t-il, le Père Procureur des Jésuites, dont je suis le fermier, qui leur a donné ce nom à cause qu'ils avaient mordu son compagnon et qu'ils lui avaient déchiré sa robe. La fermière ajouta : Le P. Procureur nous a dit qu'il n'y avait que les Jansénistes qui mordissent et qui déchirassent les Jésuites... Mais, lui di8-je,savez-vous bien ce que c'est qu'un janséniste t Non, répartit-elle. Je ne sais pas quelle béte c'est, de n'est pas une béte, repris-Je, c'est un homme. Cet homme-là est donc bien méchant, répU- qua-t-elle, qui mord et qui déchire nos bons Pères ? Le mari et la femme — 197 — O bienheureux solitaires, en lisant ce récit, votre ami lui- même, M. Sainte-Beuve, ne peut s'empêcher de s'écrier : « On se demande où est Saint-Cyran (î) ? ■ Il est vrai qu'il vous fé- licite de cette déviation de l'esprit du souverain docteur, puisque, grâce à elle, vous devîntes cartésiens en haine des jésuites, enveloppâtes Aristote dans l'anathème que vous aviez prononcé contre Molina. et mîtes la nouvelle philosophie à la mode jusque parmi les dames. Toutefois, si M. Sainte-Beuve vous absout, votre saint évèque d'Ypres vous condamne. N'est-ce pas lui qui écrivait, dans la Réformatioyi de Vhomme intérieur : Celui à qui Dieu aura fait la grâce de la vaincre (la concupiscence de la chair) sera attaqué par une autre d'autant plus trompeuse qu'elle parait plus honnête. C'est cette curiosité toujours inquiète, qui a été appelée de ce nom à cause du vain désir qu'elle a de savoir, et que l'on a publié du nom de science. Elle a mis son siège dans l'esprit... C'est de ce principe que vient le désir de se repaître les yeux par la vue de cette grande diversité de spectacles : de là sont venus le cirque et Tamphitéâtre, et toute la vanité des tragédies et des comédies : de là est venue la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu'il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent Bavoir que pour le savoir seulement... » Yous lisiez, 6 bienheureux jardiniers, cette condamnation de la curiosité scientifique dans la belle traduction de M. d'An- dilly, et vous continuiez à clouer des chiens sur des ais pour observer la circulation du sang, et vous sortiez de votre ^i/^nc^ plein de piété, pour faire de grands entretiens sur l'amas de rognures, dont Descartes venait de composer le soleil, et vous parliez tous, même M. François, d'automate, et vous vous moquiez de ceux qui plaignaient les bètes que vous frappiez et éventriez pour le plaisir de constater que leurs cris étaient simplement le bruit d'un petit ressort qui avait été remué. N'importe, cette nouvelle contradiction entre vos principes et votre conduite n'a pas diminué votre gloire ; le monde est encore persuadé que dans le Désert de Port- Royal des Champs vous n'étiez occupés qu'à retracer une image vivante de la péni« nous dirent sur cela beaucoup de natvelës qui nous réjouirent. » — Il n*y avait pas de quoi. I. Port'Rùyal, t. Il, p. 317. 13 — 198 — tence ancieone, et vous êtes restés à ses yeux de bienheureux jardiniers^ de saints solitaires, d'humbles pénitents et surtout de grands hommes. Triomphez ; vous aviez bien attaché le masque ; vos amis l'ont coasolidé et embelli, et malgré les efforts des bons Pères^ il tient encore solidement à votre figure. Il y a dans le Supplément au Nécrologe de l'abbaye de Port- Royal une pièce intitulée : Exercices de piété des solitaires^ c'est une apologie souvent reproduite par les panégyristes et destinée à conserver l'auréole menteuse dont la sainteté de cw Messieurs s'est couronnée. C'est ainsi qu'on y lit sous ce titre, leur solitude : Us ne s^entretiemient que des notaélles de Vautre monde^ dont Jéius- Ckrist et Tesprit de Dieu nous instruisent dans rÉvangile, et par les saiats pères. Ils ont renoncé à tontes celles de celui-ciy et à Texemple de saint Charles, ne songent qu'à faire fortune dans la cour des anges et des bienheureux, n'ayimt de curiosité que pour apprendre la sdeneê des seiints.,. Us ne voient personm, et ne sont vus de personne,.. » Le véritable règlement des jansénistes, solitaires des Champs et pénitents de la ville, est celui que Charles Roberti dei Yettori, nonce à Turin, envoya au Saint-OfHce et qu'on lut en 1667 dans une congrégation tenue devant le Pape. Le P. Rapin le trouva au Saint-Office et en prit copie. Cette pièce a pour titre : Règlement et instructions de Messieurs les disciples de Saint' Augustin de T union. Elle nous ramène à la réalité et nous fait très-bien connaître que, malgré le dire du Nécrologe^ nos saints avaient d'autre ambition que celle de se sauver, d'autre affaire que cette de leur conscience, d'autre joie que d'être pénitents et solitaires, d'autre aversion que celle de tout péché, de tout intérêt et de toute intrigue. l. La fin principale de cette union sera de remédier aux abus et aux désordres qui se sont glissés dans l^gHse depuis saint Augustin, par les différents sentiments qu'on a pris de son excellente doctrine ; de rétablir les prêtres et les ecclésiastiques dans Testime des peuples et dans l'exercice de la conduite des âmes que les moines ont usurpé ; d'ôter auz peuples la trop grande confiance qu'ils ont aux religieux... rr - 1Ô9 — Premier moyen de se mettre en estiime, !• Pour bien s'établir auprès des peuples, il est à propos qu'on tâche de régler ses mœurs, tm moins quant d Ftubtérieurj afin que par une Tîe exemplaire on donne bonne opinion de la doctrine ; 2o On se portera et l'on tâchera de porter les peuples à quelques pratiques extérieures de piété, comme tisiter les malades et les pri- sonniers, honorer le saint sacrement de Tautel, ce qui seroira à éloigner te peuple de croire que la doctrine de saint Augustin est conforme à celle des Calvinistes; 3« On publiera partout que la doctrine de l'Église, comme on Ta mise en usage, est trop large; que les pénitences ordinaires ne sont nullement conformes aux péchés et à la pratique de l'Église primitîTe; qu'on profane plutôt le saint sacrement de l'acrtel qu'on ne l'honore de la façon qu'on fréquente aujourd'hui la sainte communion ; ' 4« On déclarera les abus qui se sont glissés dans l'Église par la con« duite des religieux et par le 'droit qu'ils se sont donné de se fiiire suivre au mépris des paroisses et des yrais pasteurs ; ^^ On se louera fort les uns les autres ; G* Ils feront profession d'être savants; pour en acquérir do moini la réputation ils parleront souvent dans les chaires et dans les compa« gnies de la prédestination et de la grâce. Second moyen, 1« Ils seront soigneux de recueillir tout ce qui a été écrit contre les moines, pour t'en servir dans les rencontres, en sorte toutefois qu'il y paraisse plus de zèle que d'animosité ; 2^ Ils feront coanaitre aux peuples l'ignorance des religieux et leurs dérèglements. IMsiéme mçyen^ Ruiner la doctrine des aiériles et établir celle de la grâce».. IKSTRUGTIONS POUR L'ÉTABLISSBMENT DB LA nOCTRINB M LA PRÉDKIh TnffAT10N« Première instruction. Comme il faut se ffemoemer anec les suspects. ... Ils déelarer&nt qu'ils n'en ventent mllement aux bons reli- gieux. Us ne fermtt point de éiffUsMé de dieemwr la d^frine de Vi^m dTpres et dire qu'ils ne sont point jansénistes... Ils ne diront peint ouvertement leur opinion, mais l'expoeeront'sous des termes qui la feront paraître semblable à l'opinion eommune..* Ds pourront même dire que Dieu donne des grâces aux réprouvés. — 200 — Quoique nous ne connaissions point d'autre liberté que celle qui est opposée à la contrainte, il faut toutefois faire sonner bien haut le nom de liberté... Quoique la grâce impose à la Tolonté la nécessité d'agir, il ne faut point se servir du mot de nécessité, mais il faut dire que la grâce vic- torieuse emporte la volonté sans la contraindre. Il faut bien se garder d'avancer d'abord certaines propositions choquantes, comme: que Jésus- Christ n'est pas mort pour tous les hommes, que les commandements de Dieu sont impossibles, qu'il n'y a point de grâce suffisante, mais, soit qu'on prêche ou qu'on écrive, il ne faut parler que de la grâce victorieuse ; on aura le reste quand on pourra obtenir cela. On dira que la contestation qui est entre les jan- sénistes et les molinistes ne vient que de ce qu'ils ne s'entendent pas, que l'une et l'autre opinion n'est point hérétique... Ils témoigneront être des gens paisibles, bien fâchés du bruit et du scandale que cause cette contestation dans l'Église, qu'ils ne veulent que la paix, afin qu'on ne les croie pas les auteurs principaux de tous ces mouvements. S'ils veulent dire leur opinion devant des gens suspects, que ce soit au moins par forme de narration, disant : les jansénistes avancent telles ou telles choses... Si on leur demande raison de leur doctrine... ils sera bon quelque- fois de ne répondre que par ce mot de saint Paul répété tant de fois dans saint Augustin : alHtudo ! Ils auront tous une liste des grands éloges que les papes et les con- ciles ont donnés à saint Augustin, afin de faire recevoir son autorité avec une telle promptitude et une telle vénération que l'on ne se donne pas la liberté de rechercher le sens de ses paroles. Seconde instruction. Comme il faut se gouverner avec les simples. ... Il faut les traiter à peu près avec les mêmes précautions que les suspects pour ne pas les choquer... Pour peu qu'on reconnaisse en eux l'amour de la nouveauté, il faut leur donner la doctrine comme nouvelle à l'Église d'à-présent et aux scolastiques. Les femmes et les filles seront propres à recevoir cette doctrine et à lui donner vogue ; c'est pourquoi il faut s'insinuer par toutes sortes de voies auprès d'elles, et surtout par des dévotions extraordinaires, parce qu'elles aiment le changement et sont fort capables d'attirer les hommes à leur sentiment. Quand il y aura quelque livre propre à insinuer cette doctrine, les riches sont exhortés d'en faire provision et d'en avoir un nombre pro- prement reliés pour donner ou pour prêter... Si dans le pays on ne — 201 — trouve persoDne propre à l'aire cette dépense, on la fera de la bourse commuDe. Troisième instruction, m Poitr les indifférents et les neutres. Les disciples unis pourront traiter avec ceux qu'ils reconnaîtront ni pour ni contre, comme il a été dit des suspects, avec discrétion. Ils pourront faire couler des écrits ou imprimés dans les bonnes maisons, et en envoyer en forme de lettres aux notables des lieux... Il faut faire mystère des principaux articles de notre religion pour attirer leur curiosité... Quatrième instruction. Avec les fervents et les dévots. Us leur représenteront que la plus solide dévotion est celle de saint Augustin. Que la plus grande gloire et la plus grande vertu de l'homme est de croire que la grâce fait tout en nous et sans nous. Cinquième instruction. Four les indévots et les libertins. Us diront... que Dieu a résolu de toute éternité notre salut et notre damnation, et que nous ne pouvons changer ses arrêts ; que les prati- ques de mortification des moines ne servent de rien si Ton n'est en grâce; que c'est la grâce et non pas nos œuvres, qui fait notre mérite, si mérite il y a, et que si nous ne sommes ep grâce ces bonnes œuvres sont des péchés mortels ; Que si le concile de Trente enseigne le contraire, il faut dire qu'il n'était pas œcuménique et qu'il n'était composé que de moines et sem- blables autres ;. Que tous les savants et bons esprits sont jansénistes. On leur dira ce qu'on ne dit pas aux autres, que Jésus-Christ n'est pas mort pour les réprouvés, qu'il ne donne aucune grâce, qu'il n'y a point de grâce qui ne soit efGcace..., que quand on a reçu cette grâce, c'est une grande marque de prédestination ; et qu'on reconnaît cette grâce par certains indices. Sixième instruction. Avec les prélatSj prêtres et autres ecclésiastiques. Les disciples de saint Augustin auront grand soin de traiter nos sei- gneurs les prélats avec de grandes soumissions, et messieurs les prêtres avec bien du respect et de la cordialité, pour marquer qu'ils savent mieux reconnaître la dignité sacerdotale que les religieux. Ils feront entendre aux prêtres que les moines n'ont que du mépris — 202 — pour eux, que la direction des âmes et le ministère de la prédication leur appartiennent de droit, primatîvement à tout autre, et que les moines n'en sont en possession que par usurpation ; qu'ils ne sont point dans Tordre de la hiérarchie, et que leur office n'est que de pleu- rer leurs péchés ;... que tous leurs soins ne tendent qu'à tenir les prê- tres séculiers dans la haine et le mépris des peuples. Il faudra encourager les prêtres de se faire paraître dans les chaires en leur procurant de l'emploi. Ils s'assembleront et s'uniront autant qu'il sera possible par le lien de la charité, pour faire corps contre les religieux. Ils s'efforceront de gagner au parti... ceux qui seront en réputation de prêcher et d'écrire le mieux. Septième instruction. Comme ils doivent se comporter entre eux. Les disciples unis de la sorte seront tellement liés ensemble dans cette alliance spirituelle que rien ne soit capable de les désunir... Ils ne communiqueront ces instructions qu'à ceux qui seront bien affermis dans la doctrine et dans la haine des adversaires... Les plus sensés et les plus capables pourront faire profession ouTerte de la doctrine, et faire la guerre ouyertement aux adversaires ; les autres non. Les derniers s'appelleront disciples secrets, tels qu'en avait le fils de Dieu... Us tâcheront de faire une bourse commune pour fournir aux frais... On gardera un secret inviolable... Cette pièce, qui n'a pas besoin de commentaire, nous dé- couvre la vraie physionomie des Messieurs. Une citation de Saint*Ëvremond complétera le portrait. Saint-Evremond avait pour ami un élève de Port-Royal, M. d'Aubigny, grand aumô- nier de la reine d'Angleterre, à qui il raconta un jour que le père Gannaye avait jugé devant lui les jésuites avec une très- grande impartialité. Il n'est pas raisonnable, lui répondit îe prélat, que vous rencon- triez plus de franchise parmi les jésuites que parmi nous. Prenez la peine de m'écouter, et je m'asaure que vous ne me trouverez pas moins homme d'honneur que le révérend père dont vous me parlez. Je vous dirai que nous avons de fort beaux esprits qui soutiennent le jansénisme par leurs ouvrages; de vains discoureurs qui, pour se faire honneur d'être jansénistes, entretienuent une dispute continuelle dans les maisons ; des gens sages et habiles qui gouvernent prudem- ment les uns et les autres. — 203 — Vous trouverez dans les premiers de grandes lumières, assez de iM>iuie foi, souvent trop de chaleur, quelquefois im peu d'animosité. Il y a dans les seconds beaucoup d'entêtement et de fantaisie. Les moins utiles fortifient le parti par le nombre ; et les considérables lui donnent de l'éclat par leurs qualités. Pour les politiques, ils emploient chacun leur talent à gouverner la machine par des moyens et par des ressorts inconnus aux particuliers quMls font agir... r^os directeurs se mettent peu en peine des divers sentiments des docteurs; leur but est d'opposer C. à G., Ë. à E., de faire un grand parti dans l'église, et une grande cabale dans le monde. Us font mettre la réforme dans un couvent sans se réformer : ils exaltent la pénitence sans la faire : ils font manger des herbes à des gens qui cherchent à se distinguer par des singularités, tandis qu'on leur voit manger tout ce que mangent les personnes de bon goût. Cependant nos politiques, tels que je vous les dépeins, servent mieux le jansénisme même par leur direction, que nos écrivains par tous leurs livres (1). Nous connaissons maintenant d'une manière suffisante les Défenseurs de la vérité; voyons-les à Tœuvre, car, comme parle Bossuet, les esprits s'émeuvent et les choses se mêlent de idus en plus. 1. Œuvres nouvelles de M. SaîQt-EvremoDd. Troisième partie, conversa- H(m de M. Saint-Evremond aeec M, d'il**^ VIII. Les docteurs jansénistes. ~ Ils charment la fleur de Técole. — Les docteurs catholiques. ~ Partialité de M. Sainte-Beuve ; il s'en accuse à Tabbé Gorini. — Hardiesse des jeunes bacheliers. — Influence des prédications du P. Desmares. — Desmares avait-il les qualités extérieures de l'o- rateur ? nos Messieurs disent oui, nos Messieurs disent non. » Conférence du P. Desmares avec le P. de la Barre : Quid est tibi^ mare guod fvgxsti ? » M. Singlin, autre orateur à la mode. Dispute sur le fonds et la forme de ses sermons entre M. Sainte-Beuve et Fontaine. — Prêcher par la bouche d^auiruif une des manières de nos Messieurs : origine de cette fnanière; Sainl-Cyran l'enseigne par ses acte» et la condamne par ses paroles. — Raison de cette manière, — Nicolas Cornet et lea cinq Propositions. — Violente opposition des jansénistes : M. Arnauld apparaît comme un Jeune lionceau. — ■ Intervention du Parlement. » Les docteurs et les évèques catholiques en appellent à Rome. — M. Sainte- Beuve dans les confidences du P. Annat et du P. Dinet. — Samt Vin- cent de Paul en face du jansénisme. —Lettre des évèques catholiques à Innocent X. — Un émissaire janséniste part pour Rome.» Saint Amour, son portrait, son séjour à Venise. M. de Matbarel lui raconte Taventure d'Uersent. - Sa peur du Saint-Office à Rome. — Instruction de MM. les Pères, ~ Lettre des évèques augustiniens au Pape. — Les députés de renfort. — Le Mercure de M. Hallier. — Les députés catho- liques. — Innocente simplicité de la colons be^ ruses des plus vieuw serpents. — Réponse du P. Rapin aux accusations de Fontaine et de M. Sainte-Beuve. C'était surtout en Sorbonne que la tempête janséniste émou- vait les esprits et mêlait de plus en plus les choses. Les docteurs partisans des nouvelles opinions s'y étaient multipliés, comme les solitaires au bienheureux Désert, Là le grand exemple du saint vieillard^ M. d'Andilly, attirait les élus au combat de la pénitence; ici le brillant génie de Yadmirable docteur, Antoine Arnauld, gagnait maîtres et élèves aux dogmes de M. d'Ypres. Hicher, l'ennemi de la suprématie du souverain Pontife, lui avait rendu les conquêtes faciles. Gallicans et jan- sénistes étaient faits pour s*entendre ; ils confondirent d'abord leur baine contre Rome et bientôt, leur cause et leur doctrine. — 205 — Gallicanisme et jansénisme furent et sont demeurés les deux faces d'une même bannière, bannière peu glorieuse dont les plis fanés ont uni par abriter de nos jours d'ignominieux apostats. Citons les premières recrues d'Antoine Arnauld : Le Feron ; il dirigeait Arnauld avant que Dieu lui eut donné la volonté d'être fils de M. de Saint-Gyran ; M. Sainte-Beuve l'appelle un savant et pieux docteur. Il fut pieux puisque, devenu chanoine et archidiacre de Chartres, il écrivit à Rome pour se disculper de l'accusation de jansénisme ; mais il ne mérite guère le titre de savant, car son évoque l'excusa sur sa simplicité (1). — Guillebert, professeur de philosophie au collège des Grassins. Il enseigna le premier que la liberté pouvait subsister avec la nécessité, ce qui, sans doute, fait dire au Nécrologe de Port- Royal que (( ]a Faculté de théologie de Paris eut peu de doc- teurs aussi habiles que lui. » Devenu curé de Rouville, au diocèse de Rouen, toute sa conduite et toutes ses actions furent marquées au sceau de la grâce. Les Du Fossé et les Pascal se mirent sous sa direction. « Le jeune Pascal commença à apprendre de lui qu'il faut soumettre au joug de la religion la raison la plus sublime et la plus capable d'aller au vrai, et que ses lumières les plus propres, malgré leur étendue et leur vivacité, doivent le céder aux saintes obscurités de la foi (2). d Quand il mourut, Antoine Arnauld écrivit à M. de Barcos que la vérité avait perdu un très-zélé défenseur, — BeauharnaiSy un des approbateurs de l'édition parisienne de YÀugustinus, t Le P. Rapin assure qu'il était si ignorant, qu*Arnauld fut obligé de composer l'approbation qu'il lui demandait. — Bourgeois ; il fut à Rome défendre le livre de la Fréquente communion. C'était un des plus habiles, sinon des plus éloquents théolo- giens du parti. — Puis toute une pléiade : Mazure, Faydeau, Hermant, La Lane, Dorât, Taignier, Quéras. — Enfin le doc- teur Sainte-Beuve. Il secondait Arnauld de tout son pouvoir, dit le P. Rapin, et de tout le crédit qu'il s'était acquis sur l'esprit des écoliers, qu'il avait soin de cultiver par des entre- tiens particuliers, outre les écrits qu'il donnait en classe sur la grâce, conformément à la doctrine de l'évèque d'Ypres. Les discours qu'il faisait d'un air insinuant, en expliquant ses leçons, lui attiraient un grand nombre d'auditeurs. 1. Mémoires du P. Rapin, 1. 1, p. 44, note. (2) Néerologe. — 206 — Arnauld et ses docteurs ne choisissaient pas en aveugles leurs disciples. Il recherchaient particulièrement ceux qui avaient de l'esprit ou du moins de la hardiesse ; on aimait en- core mieux que les autres ceux qui avaient quelque animosité contre les jésuites. C'était une marque de prédestination que d*ètre leur ennemi. Mais l'assurance du salut étemel n'était pas la seule que nos Messieurs donnassent aux jeunes étudiants. Ils leur affirmaient que bientôt tous les évoques du royaume se déclareraient pour saint Augustin ; surtout ils assuraient que dans six ans, ils seraient maîtres de tous les évèchés pour les distribuer à ceux qui suivraient la nouvelle doctrine. Cependant la foi catholique ne resta pas sans défenseurs. Les plus sages et les plus célèbres docteurs de TUniversité, Isaac Haberty Raconis, Lescot, Cornet, Pereyret, Le Moine, Grandin, Morel, s'opposèrent vaillamment à l'audace de cette volée de jeunes docteurs jansénistes. François de Raconis, évèque de Lavaur, se signala entre tous. Déjà il avait découvert et dénoncé Thérésie de deux chefs qui n'en font gu'un^ contenue dans la préface de la Fréquente communion. Pour punir Raconis, Boileau l'a niché dans un vers moqueur du Lutriny et M. Sainte- Beuve a déclaré que l'évoque de Lavaur avait mauvais goût. Le mauvais goût littéraire était un peu partout alors. Nous con- naissons plus d'un janséniste qui n'écrivait pas autrement que Raconis. M. Sainte-Beuve, qui sait tout, connaît très-bien un petit écrit d'un jésuite érudit et spirituel^ le P. Vavassor, où, dès 1652, on reprochait aux écrivains de Port-Royal les circuits de périodes, les longueurs de phrases interminables, une éten- due^ une ampleur, une rotondité qui sentait le barreau des jours solennels, la monotonie fastidieuse^ la redondance et le sempiternel retour des mêmes raisons, des mêmes arguments, l'absence totale de variété, d'ornement dans l'élocution, etc* M. Saint-Beuve avoue que le P. Vavassor n'avait pas si tort, mais il Tavoue discrètement et il se hâte de nous avertir qu'à son avis Pascal a couvert des splendeurs correctes de son style tout le fratras littéraire de ses amis, et racheté par son esprit toute leur sottise (4). Les adversaires de nos Messieurs n'ont pas eu cette fortune, et M. Sainte-Beuve, qui estime plus le style que la vérité, ne le leur pardonne pas. Voulez-vous savoir le secret de cette partialité ? M. Sainte-Beuve Ta livré à on (1) Pori-Bogat, tom. iii, p. 5 0-51. — 207 — éminent défenseur de l'Église. « Critiques gênés que nous sommes^ lui disait-il, obliges à d'extrêmes ménagements par bon goût et par politesse envers les auteurs que nous connais- sons personnellement et qui sont le plus souvent nos amis, c*est tout si nous pouvons insinuer quelquefois le blâme ou le doute sous réloge et à travers le compliment (1). » Le zèle des docteurs orthodoxes fut impuissant à ramener la jeunesse de la Sorbonne séduite par l'esprit de nouveauté et cliarmée de pouvoir faire une opposition doctrinale à ses vieux maîtres, ce qui a été de tout temps le grand plaisir des écoliers. D'ailleurs les propositions jansénistes, que les bacheliers insé- raient dans leurs thèses. Desmares, l'incomparable Desmares, les faisait retentir dans les chaires de Notre-Dame et de Saint- Roch, et la gloire dont il se couvrait encourageait l'audace de ses jeunes admirateurs ; ils se voyaient déjà prédicateurs ap- plaudis, par cela seul qu'ils prêcheraient la grâce de saint Augustin. Je trouve dans le premier volume des Vies intéres^ santés et édifiantes des religieuses de Port-Royal trois relations de la vie de Toussaint-Guy^Joseph Desmares. Or la première dit: — « Tout se trouvait dans sa manière de prêcher... le son d*une voix sonore et où il n'y avait rien ni d'aigre, ni de faux; le geste qui était naturel et proportionné aux choses; jusqu*à l'air de son visage qui était mortifié et recueilli... » La seconde relation dit au contraire : « Il ne possédait aucun des talents extérieurs ; il était petit et de peu de mine, et n'avait rien d'agréable ni dans sa personne, ni dans sa pro- nonciation. » Quoiqu'il en soit, le P. Desmares enflammait les esprits. Un jésuite, le P. de la Barre, lui donnait la réplique dans la chaire de Saint-Benoit, paroisse de l'Université. Ce tournoi oratoire n'était pas fait pour apaiser la controverse. Le P. Rapin ra- conte à ce sujet une anecdote qui peint bien Tardeur que les hommes du monde eux-mêmes apportaient à ces disputes tbéologiques. Quelque temps après Pâques, nous sommes en 1647, Paget» maître des requêtes, homme riche et somptueux en sa table^ donna à dîner. Le P. Desmares, qui était de ses amisy s'y trouva avec le marquis du Goudray-Montponsier, le marquis de la Rocheposay et quelques autres. On parla de la grande question du jour, de saint Augustin et de Molina. Le vu de M, Gorini^ par l'abbé F. Martin, p. 246. — 208 - P. Desmares dit ce qu'il voulut sans trouver de contradicteurs parmi des gens peu versés dans la connaissance des mystères de la grâce. Malheureusement il traita les jésuites peu charita- blement. Le marquis du Goudray lui fit remarquer qu'il n'était ni chrétien, ni honnête de parler mal du prochain en son ab- sence, et lui dit qu'il serait bien aise de le voir aux prises avec un jésuite. Le P. Desmares accepte le défi et le combat. « Le P. de la Barre, dit le marquis, est de mes amis et de mon pays ; il ne me refusera pas. » En effet, on avertit le révérend Père; on prend jour pour la conférence, et on se donne rendez- vous à Arcueil. Le P. Desmares, pour marquer encore plus son assurance, demanda des témoins et des spectateurs ; outre le marquis de la Rocheposay, il prit pour second La Barde, doc- teur de Sorbonne, le marquis de Liancourt et Bernières, maître des requêtes. Le P. de la Barre prit le P. Deschamps, le maréchal de la Meilleraye et d'Orgeval, maître des requêtes aussi. Avant d'avoir combattu,le P. Desmares chantait victoire; il faisait courir le bruit que le P. de la Barre, ou délibérait, ou se trouvait mal, ou que ses supérieurs interdisaient la confé- rence, ce qui obligea le jésuite à être plus ponctuel au rendez* vous. Le jour assigné, d'Orgeval l'y mena de bonne heure. Comme ils étaient hors du faubourg, leur carrosse fut arrêté par le fils du marquis du Goudray qui apportait une lettre de la Rocheposay pour les avertir que le P. Desmares ne croyait pas devoir entreprendre une dispute en matière de religion sans la permission de l'archevêque de Paris. Du Goudray en colère répond à la Rocheposay qu'on avait eu du temps pour obtenir cette permission, si on eut voulu sincèrement la confé- rence ; d'Orgeval persiste à aller quand même à Arcueil, d où on envoya un gentilhomme à cheval aux témoins du P. Des- mares, afin qu'il fut bien constaté que les disciples de saint Augustin avaient manqué à leur parole. L'aventure fut bientôt connue. Le lendemain le chancelier dit malicieusement à Orge- val qu'il était allé contre les ordonnances en nouant des confé- rences sur la religion sans la permission du roi. Gelui-ci répon- dit sur le môme ton qu'il n'avait prétendu faire qu'une action de charité pour tirer de l'erreur un de ses collègues qui s'était laissé gâter l'esprit par la nouvelle hérésie. Dernières, piqué au vif, tire de sa poche un Nouveau Testament et dit au chance- lier : Puis, comme s'il ne con- naissait pas le mystère des coulisses, le bonhomme s'écrie, et beaucoup devaient s'écrier comme lui : c Quelle maison de religieuses, ou quelle société aujourd'hui, s'ils avaient eu des hommes comme M. Amauld, M. de Saci, et M. Le Maître, ne les auraient pas produits à la prédication, pour attirer la gloire à leur maison, en risquant le salut de ceux qu'ils y sacrifie- raient? » On entend la réponse: « Gène seraient pas les jé- suites » ; on ne saurait l'amener plus habilement. 0 Pascal ! quel joli volume vous auriez ajouté aux lettres d'un provincial, si, déposant toute fausse honte, après avoir mis en scène les ré- vérends Pères, vous aviez choisi vos personnages parmi vos amis f Revenons vers la Sorbonne où la voix des prédicateurs de la grâce trouvait des échos que multipliaient sans cesse l'exemple et les leçons des docteurs jansénistes, oc Ge parti, zélé et puis- sant, charmait du moins agréablement, s*il n'emportait tout â fait la fleur de l'école et de la jeunesse ; enfin, il n'oubliait lien pour entraîner après soi toute la Faculté de théologie, m U FoDtaiDe. Mémoires, U ïl, p. 135. — 212 — Nicolas Cornet (1) était alors syndic de la Faculté de théologie, a C'était un docteur de l'ancienne marque, de Tancienne sim- plicité, de l'ancienne probité... Voyant les vents s'élever, les nues s'épaissir, les flots s'enfler de plus en plus, sage, tran- quille et posé qu'il était, il se mit à considérer attentivement quelle était cette nouvelle doctrine, et quelles étaient les per- sonnes qui la soutenaient. Il vit donc que saint Augustin, qu*il tenait le plus éclairé et le plus profond de tous les docteurs, avait exposé à l'Église une doctrine toute sainte et apostolique touchant la grâce chrétienne ; mais que, ou par la faiblesse naturelle de Tesprit humain, ou à cause de sa profondeur ou de la délicatesse des questions, ou plutôt par la condition nécessaire et inséparable de notre foi, durant cette nuit d'é- nigmes et d'obscurités, cette doctrine céleste s*est trouvée nécessairement enveloppée parmi les difficultés impénétrables : si bien qu'il y avait à craindre qu'on ne fût jeté insensible- ment dans des conséquences ruineuses à la liberté de l'homme ; ensuite il considéra avec combien de raisons toute l'école et toute l'Église s'étaient appliquées à défendre les conséquences ; et il vit que la Faculté des nouveaux docteurs en étai^rsi pré- venue, qu'au lieu de les rejeter, ils en avaient fait une doctrine propre : si bien que la plupart de ces conséquences, que tous les théologiens avaient toujours regardées jusqu'alors comme des inconvénients fâcheux, au devant desquels il fallait aller pour bien entendre la doctrine de saint Augustin et de l'Église, ceux-ci les regardaient au contraire comme des fruits néces- saires, qu'il en fallait recueillir ; et que ce qui avait paru à tous les autres comme des écueils contre lesquels il fallait craindre d'échouer le vaisseau, ceux-ci ne craignaient point de nous le montrer comme le port salutaire auquel devait aboutir la navigation. Après avoir ainsi regardé la face et l'état de cette doctrine..., il s'appliqua à connaître le génie de ses défenseurs. Saint Grégoire de Nazianze, qui lui était fort fa- milier, lui avait appris que les troubles ne naissent pas dans 1. « Il était d'Amiens, où sa famille a laissé de la descendance; M. Cornet- d'Incourt, par exemple. Ce dernier, fidèle aux traditions et à la race, soute- nait les jésuites à la Chambre sous la Restauration ; il se prit un jour no- tamment à les défendre contre son collègue d'alors, M. Du Yergier de Hauranne ; toute la Chambre partit d'un éclat de rire et l'écho répéta l'o- racle: Pugnenl ipiique fMpoter. Note de M. Sainte-Beuve, Farî'Rcyalt tom. 11, 149. — 213 — TEglise par des âmes communes et faibles : « Ce sont, dit-il, de grands esprits, mais ardents et chauds, qui causent ces mouvements et ces tumultes » ; mais ensuite, les décrivant par leurs caractères propres, il les appelle excessifs, insatiables, et portés plus ardemment qu'il ne faut aux choses de la religion : paroles vraiment sensées, et qui nous représentent au vif le naturel de tels esprits... plus capables de pousser les choses à l'extrémité, que de tenir le raisonnement sur le penchant ; et plus propres à commettre ensemble les vérités chrétiennes qu*à les réduire à leur unité naturelle : tels enfin, pour dire en un mot, qu*ils donnent beaucoup à Dieu, et que c'est pour eux une grande grâce de céder entièrement à s'abaisser sous l'au- torité suprême de l'Église et du Saint-Siège (1). » Cornet, aussi avisé que savant, comprit que pour frapper efficacement, il fallait frapper juste. De concert avec ses amis Pereyret, Le Moine, Morel, il chercha dans VAxxgusiinus les principes fondamentaux de la doctrine de Jansénius. Il s'avança à travers cette épaisse forêt de textes et de raisonnements où M. d'Ypres avait caché ses erreurs capitales, jusqu'au cœur du gros in-folio : il trouva VAme du livre. « Aucun n'était mieux instruit du point décisif de la question. Il connaissait très-par- faitement et les confins et les bornes de toutes les questions de récole; jusqu'où elles couraient et où elles commençaient à se séparer : surtout il avait grande connaissance de la doc- trine de saint Augustin et de Técole de saint Thomas. Il con- naissait les endroits par où ces nouveaux docteurs semblaient tenir les limites certaines, par lesquels ils s'en étaient divisés. C'est de cette expérience, de cette connaissance exquise, et du concert des meilleurs cerveaux de la Sorbonne, que nous est né cet extrait de cinq propositions, qui sont comme les justes limites par lesquelles la vérité est séparée de l'erreur ; et qui étant, pour ainsi parler, le caractère propre et singulier des nouvelles opinions, ont donné le moyen à tous les autres de courir unanimement contre leur nouveauté inouïe (2). » Ces propositions, autour desquelles la lutte va désormais se concentrer, étaient primitivement au nombre de sept (3). f . BoBsuet, Oraistm funèbre ife Nicolas Cornet, 2. IM. 3. Les deux propositions retranchées étaient celles-ci.* L*Ëglise a estimé autrefois que la pénitence sacramentelle secrète ne suffisait pas pour les péchés secrets. L'attrition naturelle suffit pour le sacrement de pénitence. 14 — 214 - Cornet n'avait d'abord d*autre but que de les faire censurer par laSorbonne. Le 1" juillet 1649,11 demande àTAssemblée de nommer des commissaires pour examiner les propositions présentées. Les docteurs jansénistes jettent feu et flamme. Les docteurs orthodoxes soutiennent avec énergie le projet du syndic. « On entendit des voix, dans la confusion et dans le tumulte de la délibération qui parlaient de martyre et d'autres nouvelles barricades si l'on passait plus avant (1).» Malgré cette violente opposition, le projet mis aux voix fut adopté et on nomma les commissaires examinateurs. Cet échec ne fit qu'accroître l'ardeur des partisans de l'évoque d'Ypres. L'abbé de Bourzeis, dans un petit écrit intitulé ProposUiones de gra tia in Sorbonse facuUate propediem examinandsB proposUSy se hâte de placer les propositions extraites sous l'autorité invio- lable de saint Augustin. Il déclare quelles ne renferment que la pure doctrine du saint docteur. Amauld, caché sous les ailes de Dieu chez madame Agran, une sainte veuve sa pénitente affidée^ « apparaît comme un jeune lionceau u dans ses Consi^ dérations sur l'entreprise faite par i/. Cornet^ syndic de la facultéy en l'Assemblée de juillet 1649. Il découvre dans le pro- jet du syndic un complot formé par les disciples de Molina et les ennemis de la solide pénitence pour ruiner la doctrine de saint Augustin qui les condamne.Gornet n'est que l'instrument des Jésuites dont il a porté la robe, et son ami Pereyret est un insolent : ils veulent combattre en renards et non en lions. Les injures et les invectives se pressent sous la plume du docteur courroucé; ce ne sont que des excès, que des énormités, que de la passion, que lâchetés inouïes, que hardiesses insuppor- tables, qu'aveuglement et que toutes sortes d'attentats. — C'était le bon goût de M. Arnauld. Est-il possible, quand on a, comme M. Sainte-Beuve, savouré les aménités de ce langage, de supporter les mots peu élégants du P. Nouet et le style de la classe de Raconis ? Les Messieurs ne s'en tinrent pas à cette belle indignation. Ils empochèrent l'Assemblée du 1" août d'entendre le rapport des commissaires et en appelèrent au Parlement, comme d'abus, de la conclusion prise le mois précédent. Ils remirent leur requête, signée par plus de soixante docteurs, entre les mains 1. Rapin, Jâémoxrexj U II, p. ?81. - 2f5 — de BrousseI,« Thomme da Parlement alors le plus àla mode (1).» Cependant ils apprennent qu'une censure imprimée des Pro- positions court dans Paris, ils adressent aussitôt une nouvelle requête et obtiennent que les signataires de cette censure, Cornet, Pereyret et Morel, comparaissent devant la chambre des vacations. Le président Le Goigneux défendit la publica- tion de la censure et toute controverse à ce sujet jusqu'à ce que la cour en eût autrement ordonné. Cornet, que Fontaine regardait, bien à tort, comme le phi- listin audacieux, bouffi de la force de ses armes, et les amis du syndic, se soumirent de bonne grâce. Ils désavouèrent la censure imprimée, ils renoncèrent môme à poursuivre l'examen des Propositions devant la Faculté. Ils avaient compris que les Jansénistes entraveraient sans cesse^ par leurs requêtes, le jugement de la Sorbonne, et que d'ailleurs ce jugement n'au- rait pas assez d'autorité pour être accepté de tous et terminer des débats aussi passionnés. Et tandis que Messieurs de Port- Royal, ces défenseurs zélés, ces gardiens incorruptibles des saintes traditions de l'antiquité chrétienne, en appellent au Parlement, les docteurs orthodoxes, accusés d avoir changé la discipline de l'Église, portent la cause au Saint-Siège, sui- vant la coutume que consacre la foi indéfectible de Pierre et qu'ont observée tous les siècles chrétiens. Ici, comme partout la conduite des Messieurs dément leurs paroles. Sectaires, ils sont marqués au front du signe qui flétrit leurs aïeux aussi bien que leurs descendants : l'hypocrisie. M. Sainte-Beuve, naturellement, ne voit dans le dessein de Cornet et de ses amis qu'une intrigue des Révérends Pères, c Les Jésuites de Rome en relation suivie avec ceux de Paris, et particulièrement, dit^on, le P. Annat, futur confesseur du roi, écrivant au P. Dinet, qui l'était alors, avertirent que si on faisait demander la censure des Propositions par une portion du Clergé de France, on réussirait infailliblement auprès du Pontife, qui serait jaloux de donner signe de souveraineté (2).» Yoilà ce que M. Sainte-Beuve a lu dans les lettres (qui lui ont été sans doute communiquées) des Jésuites de Rome à ceux de Paris. Nous qui n'avons pas été dans les confidences échan- gées entre le P. Annat et le P. Dînet et qui n'avons pas une 1. RapiD, Mémoires, 1. 1, p. 285. 2. Port-Royal, t. m, p. 11. — 216 — critique assez fine pour les deviner, ni assez indépendante pour les supposer, nous nous en tenons à l'histoire. Or, à ce grand jour de l'histoire (il vaut bien la pâle et peu sûre lumière des on dit), un saint nous apparaît qui fut le promoteur infati- gable de l'appel au Pape. Vincent de Paul avait été le premier à reconnaître Théré- tique dans Du Yergier de Hauranne ; le premier il avait signalé « les opinions erronées de l'évêque d'Ypres autorisées par M. de Saint-Gyran et les autres personnes du môme parti, b Il fut encore le premier, par l'ardeur, dans le projet de porter les Propositions au tribunal suprême de l'Église. Cette coura- geuse attitude, ce zèle agissant de saint Vincent de Paul ne nous surprend pas. Lui, si doux, si tendre, se montra « comme une colonne de fer et un mur d'airain (4) » en face du Jansé- nisme. C'était toujours la charité qui l'inspirait ; c'était la cha- rité qui lui dictait, en faveur des petits enfants abandonnés, ces paroles pleines d'un pathétique immortel que tout le monde connaît, et ces lignes, qu'il écrivait à l'un de ses prêtres, au sujet des nouveaux hérétiques : « Se taire en pareille cir- constance, c'est conniver au mal ; en de pareilles causes, le silence est suspect, et nous serions coupables si, par notre silence nous laissions un cours libre à l'erreur. » Sensible aux misères corporelles qui pesaient sur ses contemporains, com- ment saint Vincent de Paul ne l'aurait-il pas été aux misères de leur âme ? Et quelles misères plus lamentables que celles que rhérésîe entraîne après elle ? « Aussi, il ne pouvait voir les pro- grès des Jansénistes sans gémir devant Dieu dans le secret de son cœur et sans en implorer son assistance pour en arrêter le cours. Quelles mortifications ne fit-il pas alors pour fléchir la colère de Dieu, afin qu'il lui plût de détourner ce malheur dont les commencements paraissaient déjà si terribles (2) I • Saint Vincent de Paul se macérant pour désarmer la colère divine, et M. Arnauld et ses amis en appelant au Parlement pour assurer le triomphe de l'erreur, quel contraste I Décidé- ment on trouve bien quelques fanfarons de vertu parmi les bienheureux défenseurs de la VérUé. Le Supérieur des prêtres de la Mission ne se contentait pas de gémir dans le secret de son cœur. Avec le P. Dinet, confes- 1. Rapin, Mémoires, t. i, p. 317, sq. 2. Ibid., p. 318. ~ 217 — seur du roi^ les fidèles docteurs de la Sorbonne, Habert, évêque de Vabres, et quelques prélats arrivés déjà à Paris pour l'Assemblée du Clergé de 1651, il travailla activement à faire rédiger, puis à faire signer par les évoques, une lettre collec- tive demandant au Souverain Pontife de juger les propositions extraites de VAugustinus. Le zèle de ces hommes de bien ne fut point stérile; quatre-vingt-cinq prélats signèrent la lettre qui fut envoyée à Innocent X par l'intermédiaire du Nonce. Nous traduisons ici cette lettre, non-seulement parce qu'elle fut le point de départ de toute la procédure contre les cinq Propositions, mais surtout parce qu'on y entend un écho ma- gnifique de la croyance de noire ancien épiscopat français à rinfaillibilité doctrinale du Pape. Très-Saint Père, C'est la coutume ordinaire de l'Église de porter au Siège Aposto- lique les causes majeures, et la foi indéfectible de Pierre exige à bon droit que cette coutume soit toujours observée. Pour obéir à cette loi très-juste, nous avons estimé qu'il était nécessaire d'écrire à Votre Sainteté a^ sujet d'une afi'aire des plus importantes touchant la reli- gion. Il y a dix ans que la France, à notre grande douleur, est violem- ment agitée à cause du livre posthume et de la doctrine du Révéren. dissime Cornélius Jansénius, évéque d'Ypres. Ces agitations, il est Trai, devraient être apaisées tant par l'autorité du Concile de Trente^ que par celle' de la bulle d'Urbain VIII d'heureuse mémoire, qui a condamné les dogmes de Jansénius et confirmé les décrets de Pie V et de Grégoire XIII contre Baïus. Votre Sainteté a établi par un nouveau décret la vérité et la force de cette bulle ; mais parce que chaque proposition en particulier n'a pas été notée d'une censure spéciale, on a laissé un prétexte aux chicanes et aux feintes de plusieurs. Nous espérons qu'il n'en sera plus ainsi, si Votre Sainteté, comme nous l'en supplions, définit clairement et dis- tinctement quel sentiment il faut avoir en cette matière . C'est pour- quoi nous la conjurons d'examiner ces propositions à l'égard desquelles la dispute est plus dangereuse et la contestation plus échaufi'ée, et de porter sur chacune d'elles un jugement clair et certain. {Suit /'ënumë- ration des cinq Propositions,) Votre Sainteté a depuis peu éprouvé combien l'autorité du Siège Apostolique a eu de pouvoir pour abattre l'erreur du Double Chef de l'Église. La tempête a été aussitôt apaisée : la mer et les vents ont obéi à la voix et au commandement de Jésus-Christ. Ce qui fait que nous vous conjurons, Très-Saint Père, de prononcer sur le sens de ces Pro- positions un jugement clair et décisif, auquel le Révérendissime Jansé- — 218 — Dias lai-méme près de mourir a soumis son ouvrage, et de dissiper ainsi toute obscurité, de rassurer les esprits chancelants, d'empêcher les divisions, de redonner à TÉglise sa tranquillité et son éclat. Dans cette espérance, nous offrons à Dieu nos souhaits et nos vœux, afin que ce roi immortel des siècles comble Votre Sainteté de longu' s et heu- reuses années, et quMi ajoute à un siècle de vie, une bienheureuse éternité. Les démarches de Cornet, du P. Dinet, de saint Vincent de Paul, et le succès qui les couronnaient, jetèrent l'alarme dans le camp janséniste. On n*y eut plus qu'une double préoccu- pation : savoir l'efTet que la lettre des quatre-vingt-cinq produisait à Rome, le neutraliser, et faire écrire au Pape une contre-lettre par les évoques augustiniens, aûn de Tembarrasser par cette opposition. Saint-Amour, un des docteurs qui s'était le plus violem- ment opposé à Texamen des Propositions j et qui avait déjà fait un voyage en Italie, partit pour Rome, dès 4650, « comme pour le Jubilé, mais très-probablement dans un but moins dévotieux, » dit M. Sainte-Beuve, qui peut être très-certain que son frais et gaillard Saint- Amour pensait peu à gagner les indulgences de l'année sainte en entreprenant son voyage. Voici le portrait de cet émissaire de Port- Royal signé par Briennes : Louis Gorin de Saint-Amour, fils du cocher de Louis XIII, que Sa Majesté aimait fort à cause de son adresse à bien mener son carrosse, et pour quelques autres bonnes qualités qui étaient dans ce cocher du corps (1) ; ce Louis, dis-je, de SaintrAmour, de fils de cocher, devint par son savoir-faire Recteur de l'Université de Paris, la plus célèbre de l'univers, et ensuite de la Maison et Société de Sorbonne. Il avait un corps et une mine plus propre encore à conduire le carrosse du Roi qu'à porter le bonnet et le chapeau sur les bancs de la Sorbonne, qui pliai.mt sous les pieds de cet autre Hercule ; plus grand et plus fort n'était point celui de la Fable ; je doute qu*il fût plus éloquent, et plus courageux. Tel donc, et plus terrible encore, parut, durant sa licence, le gigantesque Saint-Amour. Les Cornet, les Pereyret et les Moine, ce trio de docteurs moliniste.^, craignaient plus Saint-Amour tout seul que tout le parti janséniste tout ensemble. En effet, c'était pour eux un redoutable adversaire. Quel homme, bon Dieu I aujourd'hui à Paris, demain à Rome ; et de là, comme un fantôme, porté en Tair, ou sur un cheval de Pacolet, on le voit au prima mensis, où la seconde lettre de M. Arnauld allait être censurée tout d'une voix... l.Lef eodurs du corps cooduisaient les carroMes du roi et de la reine. — 219 — Ce fut M. Hallier, alors qu'il défendait f honneur et les droUs du Clergé de France^ qui facilita la promotion de Saint- Amour au doctorat. Il le chérissait, t Cette amitié, dit le P. Rapin, s'était fomentée par de petits régals que Saint- Amour faisait à Rallier, qui aimait le bon vin, dont Saint- Amour, qui ne le haïssait pas, était toujours bien pourvu. Il y ajoutait des omelettes à la janséniste : car on donnait ce nom à tout ce qu'il y avait d'exquis pour le manger dont on était assez curieux parmi les importants de la cabale, qui n'é- taient nullement sévères ni à eux-mêmes, ni à leurs amis. Ils se traitaient bien, s'étant laissé persuader que ce qui est bon ne doit être que pour des élus comme eux (1). » Tandis que les importants se traitaient bien, les autres, c'est l'abbé d'Au- biny qui nous l'a appris, mangeaient des herbes au Désert, pour rédiflcation publique. Saint-Amour, que nous connaissons maintenant, pour se rendre en Italie, prit la route de Genève où il comptait de bons amis parmi les ministres calvinistes. Arrivé à. Venise, il y Ût un assez long séjour. Louis de Matbarel, « estoit pour lors résident pour le roy près cette république, et y soutenoit cette charge, depuis deux ou trois années qu'il n'y avoit pas d'ambassadeur, avec beaucoup de réputation (2). • M. de Ma- tbarel, d'origine italienne (3), sut si bien se faire estimer, que ie Sénat voulut lui accorder le titre de noble Vénitien, mais il refusa généreusement cette faveur en disant qu'il ne recevait de grâce que du roi son maître. Les grâces du roi ne lui man- quèrent pas : il devint secrétaire général de la marine, et bientôt après intendant-général de justice, police et finances de la marine du Levant. Sa mère était fille de Claude Le Girier, l'un des cent gentilshommes de Louis XIII ; un de ses cou- sins, Nicolas de Matbarel, avait été aumônier du roi. Le nom de Matbarel n*était donc pas inconnu à Saint-Amour qui dût se hâter de se présenter chez le résident. Il était trop bavard pour dissimuler le vrai motif qui l'amenait en Italie. Loin de l'ap- 1. Rapia, Mémoires^ 1. 1, p. 287. 2. Journal de Saint»Âmour, p. 47. 3. Celte maison est sortie de Ravenne ; elto. est établie en France depuis U8&. £lle a doDDé il râlât plasienra hommes distingaés, et à l'Église deax cardioaax, un évèque, un général des Feaillanu qoi (ni confoMeor do pape Paul V et qui mourût en odeur de sainteté à Rome. La Gltenaye dit qu'il a été béatifié. — 220 — prouver, Louis de Matharel essaya de le décourager ; il lui raconta l'aventure de Claude Hersent, un disciple de saint Augustin un peu trop zélé, qui venait d'échapper, par miracle, aux prisons du Saint-Office à Rome. Claude Hersent, invité à donner le sermon pour la fête patronale, dans l'église de Saint- Louis, s'était mis dans la tête que ce serait une belle occasion de se signaler que de prêcher la doctrine de Tévêque d'Ypres au milieu de Rome. Il pensait qu'à Tabri de l'amitié de l'am- bassadeur de France, qui se servait de lui, car il était fort plaisant, pour animer sa table et réjouir ceux qu'il y invitait, il pouvait tout oser. Suivant la manière de nos Messieurs, on prôna à l'avance le sermon et le prédicateur. Le concours fut grand. Les cardinaux Barberin, d'Esté et des Ursins s y trou- vèrent avec l'ambassadeur et une foule considérable de Fran- çais et d'Italiens. Hersent, avec une hardiesse de déclamateur achevé, débite devant cette illustre et nombreuse assemblée, que l'homme en perdant l'innocence a perdu la liberté; qu'on ne peut résister à la grâce^ dont le pouvoir est toujours victorieux. C'était la pure doctrine janséniste, le sermon fut prononcé avec tant de brusquerie et si peu de gravité, qu'on n'y prit pas garde. Mais le prédicateur, encouragé sans doute par ce beau succès, eut l'effronterie de faire imprimer son discours et de le dédier au Pape avec une épître peu respectueuse pour Sa Sainteté et remplie des louanges de l'évêque d'Ypres. Cette audace ne pouvait rester impunie. Ordre fut donné d'arrêter Hersent au moment où il rendait visite à l'ambassadeur de Malte. Heureusement pour lui, tandis que les sbires le guettaient, un carrosse de l'ambassade française passe devant la porte, il s'y jette, et échappe à l'Inquisition. A ce récit, M. de Matharel ajouta quelques considérations pour dissuader Saint-Amour de poursuivre son voyage. 11 lui représenta « combien cette fâcheuse rencontre mettrait encore en plus mauvaise odeur à Rome tous ceux qui y passeraient pour jansénistes ; il lui dit que le soin général qu'il devait prendre autant qu'il pouvait qu'aucun Français ne se trouvât embarrassé dans des affaires difficiles et odieuses en ce pays-là, parce que cela retournerait toujours au déshonneur de la nation, l'obligeait de lui témoigner les craintes qu'il avait, s'il allait à Rome sitôt après ce dernier mécontentement qu*Hersent venait d'y donner de lui, qu'on entrât en jalousie de lui dès — 221 — qu*on le verrait; qu'on ne le considérât comme un homme substitué en sa place pour les intérêts de la même cause, et qu'on n'y prit résolution de prévenir, en le mettant en lieu de sûreté, toutes sortes d'intrigues et d'autres choses désagréables...; qu'il avait fait diverses choses en France contre les Mendians, contre M. Cornet et M. Rallier qui ne seraient pas fort goûtées à Rome, et qu'il ne pouvait lui dissimuler que sa pensée était qu'il ferait fort bien> s'il pouvait, de n'y point aller (t). » C'était parler d'or. Saint- Amour répondit au chargé d'affaires que « le témoignage de sa conscience ne lui reprochait rien qu'on pût lui objecter avec justice; que sans regret pour ce qu'il avait fait à Paris, il était sans appréhension pour l'avenir ; qu'au contraire, il était résolu de soutenir et de justifier à Rome et partout ailleurs, dans toutes les occasions qui pourraient en arriver, tout ce qu'il avait dit en France (2). » Cependant, dès son entrée dans Rome, les sages conseils de M. de Matharel et l'histoire d'Hersent revinrent à sa mémoire. La peur du Saint-Office tempéra les ardeurs de son zèle et doua tout à coup notre Hercule d'une prudence et d'une discrétion merveilleuses. Il ne veut pas voir le Pape pour ne pas se faire remarquer ; quand ses amis de Paris lui demandent des nou- velles de la lettre des quatre-vingt-cinq, il leur répond qu'il est surveillé, qu'il a peu de connaissances à Rome, que sa santé n'est pas rétablie, qu'il a d'autres affaires qui ne lui permettent pas de disposer tout à fait dç son temps. Au reste, il leur conseille d'envoyer une députation à Rome pour y défendre la vérité ; il leur donne beaucoup de raisons pour les décider à prendre ce grand parti, mais il leur donne beaucoup aussi pour leur en signaler les périls et l'inutilité. La plus considérable des raisons qu'il donne contre son projet est que « les Jésuites ont bien du pouvoir sur les officiers du Saint-Office. » L'image d'Hersent poursuivi par les sbires ne quitte pas Saint-Amour, cet Hercule comme l'appelait Brienne, cet Ajax théologien, comme l'appelle M. Sainte-Beuve. Il dissimule sa redoutable massue, effroi des Cornet, des Pereyret ; au lieu de faire le lion, il fait le renard^ rôle qu'Amauld, caché sous les ailes de Dieu, jugeait digne des seuls ennemis de Port-Royal. Il s'insinua auprès de quelques cardinaux, du général des Augustins, de 1. Journal de SaiotrÂmoar, p. 47. 2. Ibid., p. 48. — 222 - plusieurs Dominicains qu'il engagea à soutenir la doctrine de Saint Augustin et de Saint Thomas sur l'efficacité do la Grâce. Avec toute sa circonspection, Saint- Amour selaissa aller à parler trop ingénument. Sous le bonhomme on découvrit le fameux janséniste de l'appel au Parlement. Il fut signalé aux Inqui- siteurs, qui décidèrent de l'arrêter. Hais le Pape consulté, détourna la couronne du martyre de la tète de ce brave: Lasciatelo andare^ laissez-le aller, dit-il, et ce fut par un jésuite (observe, peut-être avec un peu de malice, le P. Eapin) que Saint- Amour c fut averti charitablement, du danger où il était, ce qui le fit partir plus tôt, malgré les lettres très-pressantes qu'il reçut de Paris de différer son départ par le besoin qu'on avait à Rome d un homme aussi habilequelui (1) . » Les lettres de Paris étaient en efi'et fort pressantes. Le docteur Taignier lui écrivait: « Nous avons considéré les raisons qui sont dans vos lettres et nous avons jugé que la députation était absolument nécessaire. Maintenant nous travaillons à la faire réussir. Messieurs de Val-Croissant et de Bourzeis entreront dans le nombre des députés, et ils iront vous trou- ver pour vous fortifier. Cependant vous demeurerez, s'il vous plaît, au lieu où vous êtes, et n'en partirez point que Messieurs nos pères vous le mandent, car vous êtes le député-né et le directeur de la dépu- tation. x> La peur fut plus forte que l'obéissance due à Messieurs les pères de Port- Royal. Pourtant Saint- Amour, qui voyageait avec un jeune gentilhomme, n'osa pas le ramener en France sans lui avoir fait baiser les pieds du Pape, et, un peu rassuré par le Lasciatelo andare d'Innocent X, il demanda et obtint une audience fort courte où il s'eflaça le plus qu'il pût. Le 1 3 avril 1654, il quittait Rome, fort satisfait de s'être tiré si heureusement d'un si mauvais pas, dit le P. Rapin, et résolu de ne s'y plus exposer. Sa résolution changea à Gênes oii de nou- velles lettres de Paris vinrent l'arrêter. On lui mandait que tout était perdu sans lui ; que les évêques augustiniens l'avaient choisi pour les représenter auprès du Pape ; qu'il n'y avaitrien à craindre pour lui, quand on saurait qu'il était député des évê- ques de France, protecteurs de la doctrine de Saint Augustin; qu'on aurait du respect pour une qualité que le droit des gens 1. Rapin, Mémoires, 1. 1, p. 328. — 223 — et la seule équité seraient capables de rendre inviolable, si d'ailleurs on pensaità l'inquiéter. Ainsi rassuré, Hercule reprend fta massue, Ajax redevient théologien, et plein d'une noble ardeur, il retourne à Rome, où il trouva des lettres de re- commandation pour plusieurs cardinaux, les instructions des PèreSj et une lettre ttes évoques augustiniens pour le Sou- verain Pontife. Voici les instructions qu'il recevait de Port-Royal : Faites tous tos efforts possibles afin qu'on ne prononce rien sur les propositions ; mais si tous voyez qu'on voulût prononcer, il faudrait tâcher de faire faire trois choses^ savoir : l^que l'on déclarât expressé- ment que l'on ne veut donner nulle atteinte ni à la doctrine, ni à l'au- torité de saint Augustin, que le Saint-Père veut être révérée de tous les fidèles ; 2** que Ton ne prétend blesser nullement la grâce efficace par elle-même et nécessaire à toutes les bonnes actions, à tous les bons mouvements de la volonté qui regardent le salut ; 3« qu'on ne veut aussi donner aucune alteinte aux propositions selon la connexion qu'elles peuvent avoir avec la même doctrine de la grâce efficace par elle-même, nécessaire à tous les bons mouvements de la volonté. Dite^ leur que sans cela Us condamnent Clément VllI, Paul V, et toute la Congrégation de Auxiliis. Ce n'est pas qu'il ne fût bien plus à souhai- ter qu'on ne fit rien de tout; mais, si l'on fait quelque chose, je ne vois pas de meilleur tempérament pour donner quelque satisfaction à tout le monde et pour ne pas réduire les choses à l'extrémité. Gardez- Yous bien de proposer ce tempérament que dans la dernière extré- mité (1). On voit combien nos Messieurs redoutaient ce jugement clair et décisif que les évoques demandaient au Saint-Siège ; on voit aussiavec quel art ilss'abritent derrière saint Augustin, avecquel désintéressement ils proposent un tempérament qui satisfasse tout le monde, et on admire le soin qu'ils prennent de la mémoire de Clément VIII, de Paul V. Quelle foi dans ces grands serviteurs de Jésus-Christ, et tout ensemble quelle humilité : ils se défient des lumières du Saint-Esprit et lui dictent ses oracles I Saint-Amour n'était pas pressé de communiquer à la cour ro- maine les sages conseils des solitaires. Sans doute, il était dé^ puté des étéques de France ; néanmoins, il avoue dans son 1. Lettre de i'abbë de VaUGro'wsant, M. Lalane. — 224 — Journal qu'il s'imaginait de tempts en temps entendre le pape dire à Albissy, l'assesseur du Saint-Office : Faites-le prendre ( 1 ). Tout son courage se réduisit à demander une audience au Souverain Pontife, qu'il obtint « après s'être présenté bien des fois à l'antichambre pour y débiter les raisons de son ambas- sade (2). » En présence d'Innocent X, Saint- Amour se retrouva bon janséniste: il fit un long et fastueux discours dans lequel il dénatura l'histoire des cinq propositions. Le Pape lui répondit que si c'était l'alTaire de la bulle d'Urbain VIII, qui avait con- damné la doctrine de Jansénius, la cause était définitivement jugée ; que si c'était une nouvelle afiaire^ il vit Albissy. Ce nom calma l'éloquence débordante de Saint-Amour ; il présenta la lettre des prélats qui le députaient, et se retira. Bien qu'un peu longue (les Jansénistes ne savent ni parler, ni écrire avec concision) il nous faut lire cette lettre : Très-Saint Père, Nous avons appris que quelques-uns de Messieurs nos confrères ont écrit à Votre Sainteté touchant une affaire importante et difficile et qu'ils la supplient de vouloir bien décider nettement quelques pro- positions qui excitèrent l'année dernière un gracd trouble dans la faculté de Paris, sans aucun fruit. Ce qui ne pouvait réussir autrement, puisque ayant été faites à plaisir et composées en des termes ambigus, elles ne pouvaient produire d'elles-mêmes que des disputes pleines de chaleur dans la diversité des interprétations qu'on y peut donner, comme il arrive toujours dans les propositions équivoques. Ainsi Messieurs nos confrères nous permettront, s'il leur plaît, de dire que nous ne saurions approuver leur dessein. Car, outre que les questions de la Grâce et de la prédestination divine sont pleines de difficultés et qu'elles ne s'agitent d'ordinaire qu'avec de violentes contestations, il y a encore d'autres raisons très-considérables, qui nous donnent sujet de croire que le temps où nous sommes n'est pas propre pour terminer un différend de cette importance ; si ce n'est que Votre Sainteté veuille, pour porter un jugement solennel, ce qui ne semble pas être leur inten- tion, y procéder selon les formes pratiquées par nos pères, reprendre l'affaire dès son origine et l'examiner toute entière et de nouveau en entendant les parties, comme firent Clément VIII et Paul V, de sainte mémoire. Car, si Votre Sainteté n'en usait pas de la sorte, ceux qui seraient condamnés se plaindraient avec justice de l'avoir été par les calomnies et par les artifices de leurs adversaires, sans avoir été entendus. A quoi ils pourraient peut-être ajouter que cette cause avait 1. Baint-Amour, Journal^ 2« partie, ch. 14. 1. Rapin, Mémoires, t. i, p. 378. — 225 — été portée à Votre Sainteté ayant que d^ayoir été jugée dans un concile d'évêques. Et pour fortifier la justice de leurs plaintes par des exem- ples de l'ancienne discipline de TÉglise, ils allégueraient le concile d'Alexandrie contre Arius, celui de Gonstantinople contre Eutychès, ceux de Garthage et de MOève contre Pelage et d'autres. Et certes, Très-Saint Père, s*il était à propos d'examiner ces propositions et d'en décider, Tordre légitime des jugements de l'Église universelle, joint à la coutume observée dans TËglise gallicane, veut que les plus difficiles questions qui naissent en ce royaume soient d'abord examinées par nous. Ce qui étant, l'équité nous obligerait de considérer mûrement si ces propositions dont on se plaint à Votre Sainteté ont été faites à plaisir pour rendre odieuses quelques personnes et pour exciter du trouble; en quels livres, par quels auteurs, en quel sens elles ont été avancées et soutenues ; d'entendre sur cela de part et d'autre ceux qui contestent, de voir les ouvrages sur ces propositions, d'en distinguer les véritables sens d'avec les faux et les ambigus, de nous informer de tout ce qui s'est passé sur ce sujet depuis qu'on commence à en dis- puter, et après cela faire entendre au Saint-Siège tout ce que nous aurions ordonné en cette affaire (où il s'agit de la foi), afin que tout ce que nous aurions prononcé avec justice sur cette matière fût confirmé par votre autorité apostolique. Mais, en s'adressant comme on fait directement à votre siège sans que nous ayons examiné et jugé la cause, par combien d'artifices la vérité ne peut-elle point être oppri- mée ? Par combien de calomnies la réputation des prélats et des doc- teurs ne peut-elle point être noircie ? et par combien de tromperies Votre Sainteté ne peut-elle pas être surprise ? car d'un côté on voit ceux en faveur desquels messieurs nos confrères ont écrit à Votre Sainteté soutenir fermement et opiniâtrement que le plus grand nombre des scolastiques est de leur opinion, et que leur doctrine est plus con- forme à la bonté de Dieu et à Téquité de la raison naturelle ; d'autre ^ part, ceux qui s'attachent entièrement à saint Augustin déclarent que les questions dont il s'agit ne sont plus problématiques ; que c'est une affaire finie il y a longtemps ; que ce sont les décisions des conciles et des papes, et principalement du Concile de Trente, dont les décrets sont presque entièrement composés des paroles et des maximes de saint Augustin, comme tous ceux du second concile d'Orange. Ainsi, au lieu d'appréhender notre jugement et le Vôtre, ils le désirent, ayant sujet de se promettre de Votre Sainteté, qu'étant assistée du Saint- Esprit, Elle ne se départira point en la moindre chose de ce qui a été ordonné par les saints Pères, et qu'il n'arrive pas que la réputation du Saint-Siège et de l'Église romaine tombe dans le mépris des héréti- ques, qui observent de près jusques aux moindres de ses actions et de ses paroles. Mais nous avons sujet d'espérer que cela n'arrivera jamais, principalement si, pour retrancher à l'avenir toute contestation, il plait à Votre Sainteté, en marchant sur les traces de vos prédéces- — 226 — seurs, d'examiner à fond cette affaire et d'entendre selon la- coutume les défenses et les raisons des parties. Ayez donc agréable, Très-Saint Père, ou de permettre que cette dispute si importante qui dore depuis plusieurs siècles, sans que Tunité catholique en ait été altérée, conti- nue encore un peu de temps, ou de décider toutes les questions en y observant les formes légitimes des jugements ecclésiastiques. Et que Votre Sainteté emploie, sMl lui plaît, tout son zèle pour faire que les intérêts de l'Église, qui a été confiée à sa conduite, ne soient blessés en aucune soi*te dans cette rencontre. Dien TeoiUe durant plusieurs années combler Votre Sainteté de toute prospérité et de tout bonheur. Ainsi, ils parlent au nom de l'Église gallicane ; ils disent dé- daigneusement des quatre-vingt-cinq : quelques-uns de Mes- sieurs nos confrères; ils accusent de mensonge ceux qui ont extrait les cinq propositions, et d'imprudence ceux qui de- mandent qu'elles soient jugées ; ils apprennent au Souverain Pontife que le temps n'est pas opportun pour terminer ce dif- férend, et lui enseignent, au cas qu'il voulût le terminer, la marche qu'il doit suivre : qu'il entende les deux parties, sur- tout qu'il ne s'expose pas à ce qu'on puisse lui reprocher que la cause n'a pas été jugée par un concile d'évêques avant d'a- voir été portée au Saint-Siège, car c'est la règle de 1 Église uni- verselle et en particulier de l'Église gallicane ; ils lui font con- naître, pour l'instruire des soins qu'il doit prendre dans son jugement, les précautions minutieuses dont ils entoureraient eux-mômes leur décision; ils l'avertissent que sans cette décision préalable, la vérité peut être opprimée, le Saint-Siège trompé, leur réputation noircie ; ils lui annoncent que le Saint-Siège et l'Église romaine tomberaient dans le mépris, s'il s'écartait en la moindre chose de ce qui a été ordonné par les Pères qui ont depuis longtemps tranché en leur faveur les questions de la grâce ; ils l'invitent enfin à employer tout son zèle à sauve- garder les intérêts de l'Église dans cette rencontre £t ceux qui tiennent au Souverain Pontife cet impudent langage sont au nombre de Onze \ A leur tête figure l'ar- chevêque de Sens, cet Henri de Gondrin que toutes les larmes des pénitents du saint Désert ne laveront jamais des hontes de son épiscopat (i). Quelle différence entre ces onze et les quatre- 1. Saint-Cyran les avaii lavées par avance eo éaicuant ce principe : « Un évoque qui n*e8t pas Idclie, qui s'oppose aux puissance* en parlant libre- — 227 — ▼ingt-ciiiq I Les nns demandent simplement une sentence claire et déÔnitiTe à laquelle ils se soumettent par avance, soit qu'elle les frappe, soit qu'elle les justifie ; les autres plaident, récriminent, menacent, et formulent le jugement que le Saint- Siège doit rendre contre leurs adversaires. On sent que l'esprit de saint Vincent de Paul anime ceux-là, tandis que ceux-ci s'agitent au souffle de Terreur. Cependant, le roi et la reine-mère avaient joint leurs ins- tances à celles des évêques, et demandé à Innocent X de se prononcer sur les cinq propositions. Us avaient été devancés par le roi de Pologne, Casimir, dont la cour, où le confes- seur de la reine» François de Fleury, avait apporté la doctrine d'ArnauId et de Jansénius, retentissait de bruyantes querelles théologiques. Le pape résolut de satisfaire tous ces vœux. Sur la nouvelle qu'on en eût bientôt à Port-Royal, on s'y dé- cida à presser le départ des docteurs choisis pour fortifier Saint-Amour. Ces député^ de renfort furent Jacques Brousse, chanoine de Saint-Honoré, La Lane, abbé de Yal-Croissant, ABgran, licencié de la Faculté. Cornet peignait ainsi les deux premiers dans un mémoire adressé au P. Dinet : Vous saurez donc, mon Révérend Père, que Brousse a passé dans la Faculté pour uq esprit faible, qu'il a cru la venue de l'Antéchrist ; qu^l a suivi avec admiration un visionnaire comme lui, qui se disait le Paraclet ; qu'il a été mis en prison pour avoir prêché séditieusement; qu'il a été souvent interdit de la prédication ; qu'il est un de ceux qui s'opposèrent à mon syndicat parce que j'étais trop attaché au Pape. II s'est élevé hautement dans la Faculté contre ces deux propositions : {• Onne peut appeler à aitcun tribunal du jugement du Pape; 2» Les éuéques sont itistiiués par le Pape ; il me dénonça à Tavocat général Orner Talon de ce que j'avais laissé passer dans une thèse ces deux propositions. 11 est colère et s'emporte aisément. L'abl>é de La Lane est aussi prompt que le premier, mais il n'est pas si fou ; c'est lui qui a composé le livre de la Grâce efficace par elle- même; il s'est déclaré contre le Pape et contre les religieux eu toutes occasions dans la Faculté. Et quoiqu'il soit superbe et emporté, il a plus de modération que le premier. Saint-Amour est aussi opposé au Pape que les deux autres, plus caché, mais aussi plus ignorant. ment peut purger par oette unique action tous les péchés de sa vie, quelques grands qu'ils soient. » Lancèlot, Mémoires, t. ii, p. 125. — CTest le ptcea fortiier et crede\ fortius de Luther. — 228 — Plus ignorant I Devenu docteur par la grâce des omelettes et du bon vin, Saint-Amour n'eut jamais le temps d'étudier. Ses travaux d'Hercule et ses combats d'Ajax le détournèrent sans cesse de la science. N'importe, il est resté, aux yeux de M. Sainte-Beuve, le grand champion janséniste. Cela suffît à sa gloire. Pour Angran, dit le P. Rapin, c'était un jeune homme de peu de capacité, mais qui était devenu considérable par l'attachement du doc- teur Ârnauld à sa sœur, sa pénitente bien-aimée et sa dévote favorite. Gomme les onze prélats s'appelaient les évéques de France, nos trois docteurs se dirent les députés de la Sorbonne. Ils ar- rivèrent à Rome le 3 décembre 1651. Ils commencèrent aus- sitôt c leurs sollicitations auprès des Cardinaux avec tout le faste que l'abondance et les recommandations du parti pouvait leur donner ; ils firent par leur équipage et par leur dépense un fort grand bruit dans un pays où Ton a bien de la considé- ration pour cet éclat extérieur qui va à l'ostentation.... Pour se bien mettre dans l'esprit de l'ambassadeur de France, ils s'a ttachèrent d'abord à lui faire la cour et à l'accompagner dans les marches qu'il faisait, où il lui fallait du cortège, pour gagner par là ses bonnes grâces (1). » Tandis que les députés de la Sorbonne donnaient ainsi à leur titre, déjà fort brillant par lui-même, le relief des faveurs du représentant du roi et de leur grand train, le docteur Hallier, qui avait été élu syndic à la place de Cornet, ne per- dait pas de vue les intérêts de la bonne cause qu'il avait em- brassée avec autant d*ardeur que de sincérité. De Paris, il suivait les quatre docteurs dans leurs menées à Rome et s'op- posait au progrès de leur crédit. Il employait à cette fin un cordelier son parent, le P. Mulard. « C'était un homme qui n'avait pour tout talent de négociateur que bien de la hardiesse et encore plus de témérité ; ces deux qualités jointes à celle d'un froc qui se fourre partout, étaient tout le mérite du pè- lerin (2). » Ce singulier personnage instruisait très-bien son patron de ce qui se passait à Rome et il inspirait une vraie terreur aux jansénistes. Qu'on en juge parce qu'en écrivait Taignier à Saint-Amour : 1. Rtpin, IWmofrw, 1. 1, pp. 415, 425. 2. Ibxdt.j, p. 414 — 229 — Le P. Malard est véritablemeot le Mercure de M. Rallier ; c'est lui qui est le porteur de ses lettres, c'est lui qui est l'iaterprète de ses pea- sées et de ses cooceptions chimériques. Il n*a point trouvé d'homme plus propre que ce moine... pour insinuer ses calomnies et ses injures dans l'esprit du sieur Âlbizzy et ceux d'entre les qualificateurs, les consulteurs et les officiers desdites congrégations qui sont aux gages de? Jésuites. Il était bien raisonnable que ce sage docteur, qui autrefois avait très- courageusement défendu l'honneur et les droits du clergé de France {au temps de ses petits régals avec Saint- Amour), et qui depuis, par un horribie changement, est devenu l'ami de ceux qui ont toujours tâché de flétrir cet honneur,... n'eût pas d'autre interprète de ses mau- vais desseins qu'un moine, c'est-à-dire, un véritable adversaire et un ennemi juré de la sainte hiérarchie. C'est en cela que consiste le juge- ment de Dieu sur ce docteur déplorable et c'est par cette infâme commission que Dieu veut faire connaître à toute l'Église de France qu'il ne Ta jamais servie avec toute la sincérité et l'afTection qu'il devait Saint-Amour, qui devait pourtant son bonnet de Docteur au nouveau syndic, répondait qu'il fallait dénoncer Ha Hier à l'U- niversité et faire prendre contre lui des conclusions. « Si on mortifie cet homme comme il le mérite, s'écriait-il, quel exemple pour les siècles à venir et pour ceux qui entrent dans des pratiques semblables aux siennes I » Mais VAjax théologien ne dédaignait pas les finesses d Ulysse. Il disait à Taignier : Pour les personnes qui ont donné charge au P. Mulard , je n'en ai point voulu parler du tout afin que si l'Université prenait ensuite des conclusions rigoureuses et humiliantes pour elles ces mêmes personnes me considérassent moins comme l'auteur de leur disgrâce. Tout ce que j'ai pu faire a été de les désigner et de les nommer dans des endroits de ma lettre qui ne semblaient pas tendre à cette fin, mais sur lesquels néanmoins l'Université peut se fonder légitimement pour en conclure 'tout ce que bon lui semblera Il faut, s'il vous plaît, faire observer à M. le Recteur fort soigneusement, qu'il manie ma lettre de telle sorte qu'il paraisse au dehors qu'on en a plus reconnu que je n'avais dessein d'en découvrir (1). M. Sainte-Beuve remarque quelque part que Saint-Amour, dans son grand coffre^ avait de Vesprit* En attendant que nous trouvions son esprit, nous trouvons ici sa morale : elle est aussi large que son coffre est grand. \. Mémoires du P. Rapiu, dans les noies, U i, p. 416, 417. 15 — 230 — Hallier et son JUulard, comme dit élégamment Saint-Amour, n'agissaient qu'en leur nom, et les docteurs catholiques son- geaient à envoyer à Rome une députation qui pût parler an nom des évoques et de la Sorbonne. Ce projet ne s exécutait ja- mais. La Providence le fit aboutir par des voies singulières, a Le Moyne, raconte le P. Rapin, sollicitait Dominique Sé- guier, évoque de Meaux, de faire proposer au clergé la néces- sité qu'il y avait de penser à un fonds pour les frais d'une dé- putation de docteurs à Rome ; ce prélat promettait de s'y em- ployer, et rien ne se faisait, lorsqu'il .tomba entre les mains de Jean Golombet, curé de Saint-Germain TAuxerrois, une lettre venant de Rome, écrite par Saint-Amour ou par quelqu'un de ses collègues, pleine d'insultes, avec ces termes : Ces fanfarons de molinisics qui faisaient tant de bruit à Pa?i,v, n'osent paraître à Rome. Cette lettre qui courut par la ville et dont on faisait des trophées à Port-Royal, tomba par hasard entre les mains de Colombet. C'était un homme de bien, mais de petit génie, et ce fut d'un instrument si faible dont Dieu voulut bien se servir pour commencer ce grand œuvre delà députation des docteurs de Sorbonne, dont dépendait tout le succès de TafTaire de la condamnation des Propositions. Cet homme, touché des railleries que faisaient déjà les jansénistes ré- veilla les esprits dans la Sorbonne, et après avoir fait faire une quête par les dames de sa paroisse, où l'on trouva environ mille écus, il fut porter cette petite somme au docteur Hallier, son ami, pour l'exciter par là à penser au voyage de Rome. Ce docteur qui n'avait rien tant à cœur fut bientôt persuadé. Et comme tout citoyen peut se faire soldat quand sa patrie est attaquée, il crut que tout docteur de Sorbonne peut se dépu- ter lui-même pour la défense de la Religion dans une nécessité pareille à celle-ci Il jette les yeux sur Lagault, docteur de Sorbonne comme lui, son ami et son allié, etsurJoysel qu'on jugea plus propre que les autres par l'accès qu'il pour- rait avoir à la cour de Rome sur le crédit de son frère, célèbre banquier en cette cour, ce docteur ayant les autres qualités de capacité et de vertu requises à une affaire de cette importance. Ce fut de la sorte que se fit la députation des docteurs catho- liques (!)• » Les quatre-vingt-cinq évoques, Cornet et ses amis, approu- 1. Rapin, ilétnaireSy I i, p. 490. — 231 — ▼èrent la résolution et les choix du syndic, remplacé, au mois d'octobre 4657, par le docteur Grandin, au grand méconten- tement des jansénistes qui écrivaient, quelques jours avant sa nomination, à leurs amis de Rome : « On s'opposera à l'élec- tion de M. Grandin, à cause de sa qualité infâme de censeur des livres, n La reine recommanda la députation à l'ambassa- deur de France, et, témoignage plus glorieux encore pour nos docteurs, M. Olier, M. de Bretonviliiers, et saint Vincent de Paul contribuèrent aux frais de leur voyage et de leur séjour à Rome. Ces héros de la charité et du zèle pastoral savaient que l'homme ne vit pas seulement de pain, et ils estimaient que ce n'était point détourner de leur destination les trésors qu'ils versaient dans le sein des malheureux que d'en consacrer une partie à assurer, dans toute sa pureté, à leurs contemporains l'indispensable aliment de Tàme : la vérité. Voilà € toute cette manœuvre (1) • qui porta le procès à Rome. Les Messieurs n'eurent pas assez d'ana thèmes contre ceux qui la conduisirent. Leurs appels aux barricades, leurs violentes interruptions dans les assemblées de la Faculté, leurs requêtes multipliées au Parlement, leurs injurieuses considé- rations en latin et en français, leurs rugissements de lionceaux, leurs applaudissements à l'intervention de la justice séculière vivement sollicitée, leurs dénonciations ténébreuses, leurs in- sinuations perfides, ils ont tout oublié, et, levant au ciel leurs mains sans tache, ils s'écrient : On voyait d'un côté tout ce que la malice la plus raffinée et la prudence la plus artificieuse pouvaient produire, et l'on ne voyait de l'autre que Vinnocente simplicité de la colombe qui avait à se défendre contre les détours et les ruses des plus vieux sei^ents, et une douceur d'à* gneau qui avait à lutter contre des loups, qui ne se mettaient point en peine de se couvrir de la peau de brebis. Des gens d'une profondeur de pensée digne des Achitophels, dont la politique animait tous les ressorts des vieillards infatués, con6rmés dans la fourberie, tramaient sourdement des pièges, se riaient en secret de la bonté de ceux qu'ils attaquaient, remuaient tout contre eux, sollicitaient sans bruit Rome et la France, et faisaient éclater tout d'un coup ce qu'ils avaient ma- lignement concerté pendant un long temps, sans qu^on eût aticune ressource poitr parer des coups imprévus : tant ils avaient bien pris les devons (1). 1. SaiDte-Benve, Port-Royal, L m, p. 12. 2. PoQiaioe, Mémoires, 1. 1. p. 125, 126. — 232 — Nous pourrions demander à M. Sainte-Beuve ce qu'il pense de la mesure et de la vérité de ce langage, et pourquoi il n'a pas un mot de bl&me pour ces excès, lui qui s'indigne d'en- tendre le P. Brisacier appeler, précisément à Tépoque où nous sommes, les religieuses de Port-Royal Vierges folles^ impénir tentes, incommimianteSf et même Callaghanes ! du nom de M. de Gallaghane, un de leurs amis dévoués, comme il s'indi- gnait autrefois contre le P. Nouet dont l'éloquence se laissa aller à des « mots peu élégants », comme il s'indignera plus tard contre le P. Meynier, assez osé pour prétendre que le jan- sénisme (( ruinait le mystère de Tlncamation ?» Il nous ré- pondrait peut-être encore ce qu'il écrivait, en un jour de sin- cérité, à M. Gorini. Ne l'obligeons pas à renouveler cet aveu ; plaçons plutôt à côté des accusations d'intrigue, de manœuvre que Fontaine fulmine avec l'indignation d'un croyant de Port-Royal, et que M. Sainte-Beuve formule froidement, comme il sied à un sceptique, une citation du P. Rapin qui les réfute victo- rieus(3ment. Le P. Rapin parle de l'éclat avec lequel les dé- putés jansénistes paraissaient à Rome, et il ajoute : « L'on ne voulait faire du bruit que pour marquer avec plus de faste la bonne opinion qu'on avait du succès de cette affaire, dont on venait tète levée poursuivre le jugement par une députation si célèbre et par l'empressement qu'on faisait paraître de vouloir être jugé. Mais Dieu, qui, par des ressorts secrets de sa provi- dence, va à son but avec sa douceur et sa force ordinaires, se servait de la vanité de ces gens-là pour les aveugler en les fai- sant eux-mêmes solliciteurs d'une décision sur les propositions dont il s'agissait, qu'ils appréhendaient comme l'écueil où la nouvelle doctrine devait échouer. Car la députation des doc- teurs jansénistes réveilla les esprits des personnes zélées pour la religion et les fit penser à une députation de docteurs ca- tholiques pour l'intérêt de l'Église. Ce qui fut une disposition pour engager le pape à connaître le fond de cette affaire, et pour imposer silence aux deux parties par une solennelle dé- cision, ainsi que nous verrons dans la suite (1). » 1. Rapin, Mémoires, t. m, p. 386. IX. GoDdam nation des cinq Proposi Lions : ActaaUlé et beauté du récit du P. Rapin. — M. Sainte-Beuve. « âme libre, » en juge diffiremmeni : sa manière de débrouiller et définir les choses, — Manœuvre des députés jansénistes à Rome. — Arrivée des députés catholiques. - - Portrait d^Ia- Docent X — Le Pape nomme une congrégation. — Contraste de cod- duiie entre les députés. — La congrégation commence ses travaux : Mode de procéder. — injustes récriminations des jansénistes. ^Traits de res- semblance entre le Hbérali'imê contemporain et le jansénisme. — Les in- trigues de rOpposition janséniste rappellent celles de rOpposttion libérale au concile du Vatican : elles ne réussissent pas. — Admirable constance d'innocent X. — Dernières instructions de « MM. les Pères » de Port- Royal à leurs députés : CSomble de l'impudence et de la présomption. — Baint- Amour et ses collègues parlent devant le Pape « trës-fortement,trè8- agréablement. » — Espérances de quinze jours. — Suprêmes et viles démarches pour obtenir Tajournement de la bulle. — La bulle parait. — Sentiment des jansénistes : Leur sympathie pour Genève. — La bulle est reçue en l'rance. — « Les haleines de Port-Royal, n Personne n'a mieux raconté que le P. Rapin l'histoire de la condamnation des cinq Propositions. Son récit est d'autant plus intéressant qu'il est plein d'actualité ; on y voit à l'œuvre rinfaillibilité pontificale solennellement proclamée de nos jours; on y apprend comment le Souverain-Pontife personnellement infaillible exerce cette divine prérogative. A côté des docteurs et des évêques qui demandent simplement une décision et s'y soumettent par avance, qu'elle leur soit favorable ou con- traire, on trouve d'autres docteurs et d'autres évêques, tt grands hommes, éloquents, hardis, décisifs, » qui prétendent diriger la procédure,qui dictent l'oracle que le Saint-Esprit doit rendre, qui appellent à leur aide le pouvoir civil et Topinion publique, qui crient à l'inopportunité, qui accusent la cour romaine de tyrannie parce qu'elle ne veut pas ouvrir à leur éloquence le champ d'une dispute publique et contradictoire, qui accusent les jésuites de tout mener, qui cherchent enfin, — 234 — par toutes sortes d'intrigues, à temporiser, espérant que la mort du Pape déjà bien vieux viendra bientôt détourner le coup dont ils se sentent menacés. Au milieu de cette agitation, on contemple avec joie un pape de plus de quatre-vingts ans calme et souriant à tous, mais ferme, actif, vigilant, poursui- vant son but avec une invincible constance, « consultant toutes les lumières de la terre, comme s'il n'avait rien à espérer des lumières du ciel, et, après s'être éclairci des choses dont il avait à décider, s'adressant à Dieu comme s'il n'avait rien eu à attendre des hommes (1). » Et lorsque, remontant du xvn* siècle au nôtre, d'Innocent X à Pie IX, on retrouve la même grandeur planant victorieuse sur les mêmes misères vaincues, on se sent fortifié, malgré les épreuves du temps, dans la foi au perpétuel triomphe des Vicaires de Jésus- Christ _f_ et de la sainte Eglise : alors on bénit Dieu de tenir, au-dessus des sept collines de Rome, toujours radieux, toujours vain- queur de la poussière, des nuages et des ténèbres, ce soleil de la papauté qui illumine le monde. « M. L. Aubineau, l'éditeur du P. Rapin, écrit donc avec rai- son : « Je suis persuadé qu'aucun catholique ne saurait lire sans se réjouir et remercier Dieu les livres vu et viii de nos Mémoires {2j. » M. Sainte-Beuve (il aurait pu se dispenser de nous en prévenir) n'est pas de cet avis. « L'éditeur des Mé- moircSy dit-il, recommande ces livres ou chapitres à l'admira- tion des âmes catholiques romaines: les âmes libres ou simple- ment chrétiennes en jugeront diiléremment (3). « Ame libre ou simplement chrétienne, M. Sainte-Beuve résume et juge en quelques lignes V affaire de la bulle et Les circonstances de son enfantement. ... Le principal artifice contre eux (les avocats jansénistes) leur paraissait consister en ce qu'on refusa de les entendre contradlctoire- ment à leurs adversaires. Saint-Amour et ses amis, tout pleins et bouillants de leur doctrine, et déjoués sous main, sans la pouvoir faire éclater et retentir, s'écrient volontiers comme le héros : Et combats contre nous à la clarté des cieux ! Le récit de leurs mésaventures serait long. Voulaient-ils faire impri- mer à Rome, à leurs frais, les livres de saint Augustin qu'ils jugeaient !. Rapin, Mémoires, l. If, p. 2. 2. Préfacé, p. xxiv. 5. Part' Royal, t. III, p. 1». — 235 — décisife sur la matière, et qu'on y lisait peu, on qui même y étaient assez rares, ils éprouvaient pour rimprt«sion mille difficultés que leur suscitait Albizzi, lequel cependant laissait imprimer à leur barbe un écrit du P. Annat adversaire. Ils étaient obligés, souvent, pour faire arriver leurs écritures au Pape, d'attendre son retour de promenade et de le saisir au passage dans Tanticbambre. On assure que le Pape hésita jusqu'au dernier moment: arrivé au bord du fossé, dit Pallavi- cino (l'un des membres de la congrégation), il s'arrêta court, et on ne pouvait le faire avancer... Mais les cardinaux adversaires poussèrent a une conclusion prompte, et touchèrent le ressort de l'infaillibilité per» sonnelle. Le Pape avait dit un jour à Saint-Amour, en lui montrant son Crucifix : a Voilà mon conseil en ces sortes d'affaires. » En efiet il répéta par la suite à M. Bosquet, évèque de Lodève, qu'à celte occasion le Saint-Esprit lui avait fait voir clairement la vérité, en lui dévoilant dans un moment les matières les plus difficiles de la théologie : espèce d'infaillibilité d'enthousiasme qui parut une énormité à tous .les catho- liques non ultramon tains (1). M. Sainte-Beuve écrit trois ou quatre pages de ce ton dégagé et assuré : c'est ce qu'il appelle débrouiller les choses et les définir. Il juge que cela suffit pour prouver que les âmes ca- tholiques romaines ont tort de juger de Taifaire de la bulle différemment que les âmes libres ou simplement chrétiennes. Il demande même pardon « d'avoir à toucher des matières du dehors qui le jettent si loin de ces études chéries, de ces sé- rieux et nobles entreliens, de ces graves et saints caractères, son véritable, son unique sujet. • a Mais, dit-il, ils furent nobles et humbles à ce prix. Le monde du dehors fut tel pour eux que je le montre. » Ce bon et tendre ami des Messieurs voit le monde du dehors avec la liberté de son âme qui est grande, et la simplicité de son christianisme qui est extrême. Sa liberté d'âme lui permet de tout débrouiller, de tout définir à l'avantage de ses clients ; sa simplicité de christianisme ne lui permet pas de soupçonner que Dieu se servait des docteurs jansénistes et des docteurs catholiques, des consulteurs et du Pape, pour tout débrouiller et tout définir à l'avantage de l'Église. M. Sainte-Beuve eût peut-être compris l'importance du débat engagé devant le Saint-Siège et l'ineptie des termes d'infaillibilité d'enthousiasme, qu'il emploie pour désigner rinfaillibilité personnelle du Souverain-Pontife, s'il avait ap- 1. Port-Royal, t. III, p. 10, aq. — 236 — profond! ces matières du dehors^ auxquelles il craint de tou- cher. Il s'est surtout privé d*une grande jouissance en ne jetant qu'un coup d'œil dédaigneux sur le monde du dehors. Ces graves et saints caractères qu'il admire tant (l'admiration n'est pas le partage exclusif des dmes catholiques romaines), ne brillent pas dans ce monde du dehors d'un moindre éclat que que dans l'ombre sacrée de Port-Royal. Il aurait pu continuer avec eux ses sérieux et nobles entretiens^ et applaudir encore à Yélévatio7i, à l'humilité de leur cœur. Donnons-nous ce plaî- sir que s'est refusé M. Sainte-Beuve, de peur sans doute d'ad- mirer les livres vu et viii des Mémoires du P. Rapin, où nous trouvons les Messieurs tels qu'ils furent pour ce monde du dehors, et ce monde tel qu'il lut pour eux. Pendant que les docteurs catholiques s'acheminaient vers Rome, Saint-Amour et ses compagnons n'épargnaient rien pour prévenir les esprits en faveur de la doctrine de Port-Royal. Non contents de cortéger l'ambassadeur de France, de visiter les cardinaux, de solliciter les généraux d'ordre, ils préparèrent une édition des Traités de saint Augustin contre Pelage. Ils eurent soin de joindre au texte (ce que M. Sainte-Beuve ne dit pas), des notes où ils distillèrent les erreurs de Jansénius. Ces notes n'échappèrent pas à l'œil vigilant de l'assesseur du Saint* Office, lequel fit saisir l'édition chez l'imprimeur, Ignatio Lazara. A cette nouvelle, les députés courent chez le cardinal Spada^ dont ils avaient gagné les bonnes grâces; ils se plaignent vivement du procédé : « Où est la liberté, lui disent-ils, s'il ne nous est pas permis de faire imprimer les ouvrages de saint Augustin, pour montrer la conformité de notre doctrine avec la sienne ?» Le cardinal promet de leur faire rendre justice et se hâta d'aller informer le Pape de ce qui se passait, a A quoi bon, lui répondit Innocent X, imprimer saint Augustin dont les bibliothèques sont pleines ?» — M. Sainte-Beuve af&rme cependant que les livres de saint Augustin y étaient assez rares. — a C'est en petit qu'ils l'impriment, dit le cardinal, pour le faire voir plus commodément à leurs commissaires, qui pourraient s'efl'aroucher d'un saint Augustin en grand, qu'il faudra souvent consulter. » Il ajouta (ce que nos Messieurs lui avaient persuadé) que ce n'était que pour faciliter ces re- cherches qu'on avait pensé à cette édition, et que Sa Sainteté pourrait donner lieu de croire aux députés qu'elle était préve- nue contre eux si elle leur ôtait un moyen si innocent de se - 237 — défendre. Le Pape fit appeler Albizzi, l'assesseur du Saint - Office, pour savoir le mystère de cette aifaire. Celui-ci expliqua au Souverain-Pontife comment les docteurs jansénistes, n'ayant pas eu le front de falsifier le texte de saint Augustin, qu'on au- rait aisément vérifié par d'autres éditions, avaient falsifié les notes marginales, où ils avaient mis les principaux points de leur doctrine... Il fut d*avis qu'on leur permit dlmprimer saint Augustin sans notes. Le cardinal Spada se retira assez honteux d'être venu soutenir de son crédit un pareil artifice. Il nous semble qu'au lieu d'être déjoués sou^ mainSy nos docteurs cherchaient à jouer sous mains leurs adversaires. Puis, voyez ces héros toujours prêts à s'écrier : Et combats contre nous à la clarté des cieux I Le P. Annat lance contre eux, au grand jour, son traité de Li- bertate incoacta ; aussitôt ils en appellent au Pape et à l'am- bassadeur, pour obliger ce vaillant défenseur à rester dans l'ombre et à cacher ses armes. Au lieu de combattre à la clarté des cieux, ils préféraient intriguer. Ils couraient de chez le P. Luca Vadingo, religieux de l'ordre de l'étroite-Observance, chez le P. Raphaël Aversa, clerc régulier du couvent de Saint- Laurent in Lucina ; de chez le P. Ubaldin, général des So- masques, chez le P. Hilarion Rancati, supérieur du couvent de Sainte-Croix de Jérusalem. Leur assiduité, leurs flatteries, leurs honnêtetés, et l'éclat de leur train, car ils allaient tou- jours en équipage, suivis d'estafîers, éblouirent ces bons Pères et les séduisirent. Ils gagnèrent aussi le général des Augustins et celui des Dominicains. On s'imagine aisément, vu Timpor- tance des personnages, de quelles caresses nos Messieurs les entouraient. Ils ne manquaient pas d'envoyer à Port-Royal les bulletins de leurs conquêtes, qui passaient de main en main dans le parti, où l'on disait triomphalement : « Les généraux d'ordre se déclarent 1 » Cette belle ardeur ne faisait point oublier aux députés de la Sorbonne les soins dus à leur santé. M. Brousse quitta la Yille-Éternelle, persuadé que l'air n'y était pas bon pendant Tété. Quand M. Hallier et ses compagnons arrivèrent à Rome, le Pape, qui les reçut avec le plus bienveillant empressement, leur avoua en souriant qu'il avait été peu édifié « de la délica- tesse du chef de la députation de leurs adversaires, dont le zèle pour sa foi n'aurait pas été assez fort pour soutenir les premiers — 238 — rayons des chaleurs du mois de mai. » Dans cette première au- dience, Hallier harangua Innocent X en italien, n'omît rien, et ne fut pas ennuyeux, ditLagault (1), qui pensait certainement aux flots intarissables de l'éloquence janséniste. Il lui déclara que l'afFaire des cinq propositions n'avait rien de commun avec celle de AuociliiSy agitée sous Clément VIIÏ ; qu'il s'agissait de savoir si le livre de Tévôque dTpres avait été censuré dans les formes, et qu'ils n'étaient venus que pour lui demander la con- firmation de la bulle d'Urbain Vlll. Après ce discours, Hallier remit au Pape la lettre des 86 évoques, dont les sentiments pleins de respect et de soumission envers le Saint-Siège firent encore mieux ressortir aux yeux du Souverain-Pontife l'incon- venance des conseils et des menaces que lui avaient envoyés les prélats de Port- Royal. On sut bientôt dans Rome avec quelle amabilité Innocent X avait accueilli les députés catholiques. Saint-Amour en devint rêveur. Lagault écrivait à un de ses amis de Paris : Depuis notre audience, nos ennemis ont bien rabattu de leur caquet: ils viennent nous sonder pour découvrir nos desseins: nous ne les mé- nageons pas, et nous ne faisons rien sans bon conseil, dont nous sommes bien assistés ici. Au reste que Messieurs les jansénistes disent ce qu'il leur plaira, il y a ici (apprenez-le, M. Sainte-Beuve) des bonnes tètes et des gens qui lisent et entendent saint Augustin pour le moins aussi bien qu'eui : ils veulent leur persuader que sous le nom de Jansénius le dessein des jésuites est d'attaquer leur doctrine. C'est pourquoi nous vous prions de voir à Paris les docteurs jacobins et de faire en sorte qu'ils écrivent à leur général que cette affaire n'a rien de commun avec la doctrine de son ordre : ce qui est si véritable que nous l'avons déclaré au pape dans notre Mémorial: et nous avons eu le bonheur de commencer à lui plaire par cette déclaration.... (2) M. Sainte-Beuve, qui a sur le caractère d'Innocent X » de curieux renseignements, des renseignements que tout garantit judicieux et impartiaux, » puisque M. Henri Arnauld les lui fournit, ne reconnaît à ce pape d'autres qualités que l'indéci- sion, Tavarice et la finesse ; il nous le représente hésitant jus- qu'au dernier moment dans Tafi'aire des cinq propositions^^ puis tranchant tout à coup le débat par un moment d'inspiration 1. Lettre du 17 juin, 2. Lettre du 16 juin. — 239 — du Saint-Esprit, et un coup â*infaillibilUé d'enthousiasme. Nos renseignements sont moins curieux que ceux de M. Sainte- Benve, mais ils sont plus judicieux et plus impartiaux. Ecou- tons le P. Rapin : Le pape allait cepeadant son chemin et suivait le plan qu'il s^était lui-même proposé. C'était un homme de tète, résolu, à qui on n'en fai- sait pas aisément accroire, d'un grand sens pour les affaires, éclairé, ne se fiant aux yeux d'autrui que quand il ne pouvait pas s'instruire par lui-même. Sa sobriété était si grande qu'il ne dépensait pour sa table que deux jules par repas, à ce qu'on dit {Henri Amauldj devenu évéque d'Angers, aimait les longs et somptueux repas ; M. Sainte-Beuve était un peu janséniste en cet endroit, même le Vendredi saint : on com- prend leur antipathie par les deux JULES d'Innocent Z/ Le peu de temps qu'il donnait à sa nourriture lui en donnait un plus grand pour les affaires, qu'il aimait, parce que sa capacité lui rendait tout facile et que son expérience le mettait en état de n'être presque jamais sur- pris (l). C'est avec ces qualités que le Souverain Pontife commença l'examen des cinq propositions. Il nomma une congrégation composée des cardinaux Roma, Spada, Ginetti, Ceccini, Chigi. Il choisit Roma parce qu'il le croyait homme de bien, incor- ruptible, zélé pour l'intérêt de la religion ; Spada, parce qu'il connaissait sa capacité ; Ginetti, parce qu'il était doux, patient, laborieux ; Ceccini, parce qu'il était dataire ; Chigi, parce qu'il était son secrétaire d'État. Aux garanties qu'offraient cette con- grégation, Innocent X joignit d'autres précautions. Il fit écrire aux Universités d'Allemagne et d'Espagne pour leur demander leur sentiment sur les cinq propositions. Il joignît aux cardi- naux onze consulteurs pris parmi les plus célèbres théologiens, c Enfin, dit admirablement le P. Rapin, il consulta toutes lumières de la terre comme s'il n'avait rien à espérer des lumières du ciel, et, après s'être éclairci des choses dont il avait à décider par toutes les voies que pouvait lui fournir la prudence humaine, il s'adressa à Dieu comme s'il n'avait rien à attendre des hommes. i» Si M. Sainte-Beuve sait ce que signifie son infaillibilité d'enthousiasme, il doit voir que ce ne fut point celle d'Innocent X. Mais peut-être ne s'entend-il pas bien lui-même. 1. Rapin, Mémoires. 1. 1, p. 491. — 240 — Le il juillet 1652, rétablissement de la congrégation fût notifié aux députés jansénistes, chez le cardinal Roma, qui leur dit : « Vous êtes ici, Messieurs, au nom de quelques évoques de France, comme aussi au vôtre, pour avoir de Sa Sainteté l'éclaircissement de quelques propositions qui font beaucoup de trouble en France. Le pape a ordonné sur ce sujet- une con- grégation, ainsi que vous Tavez demandé, et afin que vous puissiez aller informer en particulier, si vous le voulez, les cardinaux qui en sont^vous serez averti quil y en a cinq, sa voir: Spada, Ginetti, Geccini, Ghigi et moi. Quand vous serez prêts aussi, et que vous désirerez nous parler à tous ensemble en con- grégation, vous nous avertirez ; nous prendrons un jour pour le faire et nous vous le dirons. » M. l'abbé de Yalcroissant répondit en latin. M. le cardinal Roma dit encore un mot pour témoigner le désir qu'il avait lui-même que cette congrégation produisit tous ses bons effets et Tespérance qu'il en concevait, t Nous lui en fîmes nos très- humbles remerciements, et il nous conduisit jusques où il put vers la portede la chambre, avec des excuses qu'il nous fit dece q ue sa lassitude ne lui permettait pas d'aller plus loin. Ge que je ne rapporte pas, ajoute Saint- Amour, qui s*extasie à diver- ses reprises sur la politesse des cardinaux et des prélats ro- mains, pour aucun avantage ni satisfaction que nous en puissions tirer pour ce qui nous touche, mais seulement 'pour rapporter comme les choses se sont passées et reconnaître en passant la bonté et la courtoisie de ce pieux cardinal (1). n Messieurs de Port-Royal oublieront bientôt cette courtoisie et cette piété de leurs juges. Les députés catholiques furent à leur tour appelés chez le môme cardinal. « Nous avons été cette semaine passée, écrit Lagault, appelés tous trois par le cardinal Roma, qui nous a intimé la congrégation et nous a dit que nous pouvions, cela étant, informer les députés, soit de vive voix, soit par écrit, soit particulièrement, soit coUégialement. Nous répondîmes que nous serions toujours prêts, mais que surtout nous le priions qu'on ne tirÂt pas l'affaire en longueur, parce que le mal allait toujours en empirant. Le cardinal répondit : Vesira signoria non dubiti che si fara presto^ presto. Néanmoins il n'est pas encore temps de le dire, car les presto d'Italie sont 1. Journal, t. pan., ch. 1. — 241 — quelquefois des années. Bonne espérance pourtant, meilleure que jamais (1). » Ce n*étaient pas seulement les députés catholiques qui de- mandaient qu'on ne laissât pas traîner en longueur l'affaire des cinq propositions. La reine et le roi de France ordonnaient à leur ambassadeur d'insister auprès du pape pour qu'il prononçât au plus tôt le jugement demandé par les évêques. Le bailli de Yalencé écrivait au comte de Brienne , secrétaire d'État. (( J*ai exécuté les ordres de Leurs Majestés ; j'en ai parlé à Sa Sainteté et à quelques cardinaux de la congrégation députée à cette affaire : et l'on peut s'assurer que l'on en verra bientôt la fin, parce que Sa Sainteté s'y échauffe sans vouloir entrer en de grandes questions vagues comme celles qui ont été agitées sous Clément YIII et Paul Y. S'arrètant seulement aux cinq propositions présentées par lesdits Jansénistes, il veut qu'elles soient diligemment examinées et résolues, et autant que je puis juger ce ne sera pas à l'avantage des auteurs, c'est à-dire de Jansénius (2). i» En effet, lisons-nous dans nos Mémoires^ on entrevoyait déjà par le train que prenait l'affaire et par les premières démar- ches qu'avaient faites les Jansénistes et leurs adversaires, qu'elle ne réussirait pas au contentement des premiers, et au- tant remarquait-on d'artifices et de finesse dans ceux-ci, autant trouvait-on de candeur, de simplicité, de droiture et de pro- bité dans les autres. Et ce fut par cet air simple, honnête, doux, modeste, qu'ils attirèrent sur eux les yeux des cardinaux, leurs commissaires, et de ceux avec lesquels ils traitaient. Les jansénistes faisaient une grande dépense, marchaient par la ville à grand train, ne faisaient leur sollicitation qu'en carrosse suivis d'estafiers, logeant dans un beau palais, faisant de gran- des libéralités, répandant de l'argent partout et vivant en grands seigneurs. Les autres n'allaient qu'à pied, sans suite, à petit bruit, dans une grande modestie, et logeant dans un logis fort commun. Ces différents équipages ne laissèrent pas que de faire différentes impressions dans les esprits : et le public commença par là à juger des uns et des autres avant que le pape en eût jugé lui-môme (3). 1. LagauU, lettre da 22 juillet 1652. 2. Dépêche du 9 septembre. 3. Rapin, Mémoireif U I, p. 496 — 242 — Il nous faut suivre les cardinaux et les consulteurs dans leurs travaux pour préparer leur jugement doctrinal du Souverain Pontife, et les Jansénistes de Rome et de Paris dans leurs in- trigues pour faire triompher leur cause. La mort du cardinal Roma retarda la première congrégation, qui n'eut lieu que le M septembre 1652, chez le cardinal Spada. Gomme toutes les congrégations qui se tinrent jusqu'au 20 janvier 4652 offrent à peu près la môme physionomie, nous dirons seulement comment les choses s'y passaient, sans entrer dans le détail de chaque séance. Ainsi que nous l'avons vu, on avait fait connaître aux députés qu'ils pouvaient plaider leur cause soit de vive voix, soit par écrit, mais en même temps on leur avait déclaré qu'on ne les entendrait pas contradictoire- ment et qu'on ne leur communiquerait pas non plus, pour les réfuter, les mémoires qu'ils donneraient pour éclairer les exa- minateurs. A oette décision, qui prévenait d'interminables dis- putes dans le présent, on en joignit une autre, qui ne leur permettait pas d'en soulever plus tard : on résolut d'exa- miner les cm 7 propositions en elles-mêmes et dans le sens de Tauteur d'où elles avaient été tirées, puisque c'était le livre de Jansénius qui avait excité les troubles. Une fois ces résolu- tions arrêtées, voici comme on procéda: on lisait la proposition qui devait faire l'objet de la séance. Les consulteurs, par rang d'âge ou de dignité, la tournaient, comme dit le P. Rapin, dans tous les sens dont elle pouvait être susceptible, et finis- saient par la qualifier. Ils ne ménagèrent ni le temps, ni leurs voix ; « ils étaient tous de fort habiles gens,ils voulurent donner des preuves de leur suffisance aux cardinaux. Peut-être affec- tèrent-ils trop de se faire paraître ; mais cette affectation ne devait nullement être suspecte aux intéressés, qui n'avaient pas lieu de trouver à redire à la diligence de ceux qui examinaient ces propositions, puisqu'elles n'allaient qu'à en chercher le vé- ritable sens (i). » Un secrétaire, Albizzi, l'assesseur du Saint- Office, écrivait sur un registre les qualifications données aux propositions par chaque orateur. Il serait trop long de les énu- mérer, car vingt sessions n'épuisèrent ni le zèle, ni Téloquence des théologiens consulteurs. Remarquons seulement avec le R. Rapin, qu'un jésuite, Palavicin,t fut de tous les consulteurs celui qui traita la doctrine de Jansénius le plus favorablement. 1. tiapio. Mémoires^ t. 2, p. 8. — 243 — Ce jésuite, bien loin d'opiner dans le sens de Molina, s'en écarta en tout ; il n eut même aucun égard aux sentiments or- dinaires de sa compagnie. C'était un esprit particulier, sujet à des idées, qui se piquait de dire et de penser autrement que les autres, b Pendant que les cinq propositions étaient ainsi examinées avec une attention scrupuleuse et une souveraine impartialité, les Jansénistes, pour sauver la vérité et confondre les méchants^ déployaient Tesprit d'intrigue dont ils étaieut largement doués. Ils inventèrent tous les moyens d'opposition que les héros du libéralisme ont rajeuni à l'époque du Concile du Vatican. On a fait remarquer ce trait de ressemblance entre les défenseurs opiniâtres du libéralùmc et ceux du jansénisme^ qu'ils se prétendent catholiques malgré le pape qui les con- damne. Ce trait n'est pas le seul : ainsi pour ceux-ci et pour ceux-là, leur doctrine est un fantôme inventé par la haine de leurs adversaires, et l'article le plus important et le mieux observé de leur règlement est de a se louer fort les uns les au- tres. » Voici un autre trait de famille. Les grands hommes du libé- ralisme, demandent à la veille du concile la publicité, la liberté des discussions, la lutte à visage découvert. Et ils mettent des masques, s^engagent dans de ténébreuses intrigues, ne mon- trent que rarement leur vrai visage et leur vrai nomi ; ils .se donnent tous les caractères d'une secte {{). Les grands hommes du jansénisme reconnus aussi « de race léonine^ pugnace et généreuse (2], » ne parlent que de défendre la vérité, en dis- cussion publique et solennelle, par la seule force de leur élo- quence et de leur science, de sacrifier de bon cœur toutes cho- ses d'ici-bas pour son triomphe ; ils somment leurs adversaires de se découvrir, et sont toujours prêts à s'écrier : Et combats contre nous à la clarté des Gieux I Mais au moment de la lutte, ils n'emploient d'autres armes que la ruse, la flatterie, l'appel au pouvoir séculier, des articles de gazette, des factums, des remontrances, des mémoriaux remplis d'injures, de fausse science et de calomnies. 1. Mgr Plantier, évèqae de Mîmes, Lettre pastorale sur la définition dog^ tnatigue de t'infaiUiàilUé du Souverain Pontife, 2. eori'Royal, U II, p. 172. — 244 — Rome vit pendant près de deux ans ces Hercule et ces Ajaz manœuvrer pour entraver le jugement que le monde chrétien attendait du Saint-Siège. La manœuvre fut habile, vigoureuse, prolongée. Gomme on pourrait s'y méprendre, j'avertis que nous sommes à Rome, en 1632-1653 et non en 1870. Nous avons déjà signalé la prétention des prélats augustiniens et de leurs députés de tracer au Saint-Père les règles à suivre dans Texamen des cinq propositions. Ils voulaient absolument im- poser à Innocent X le mode de discussion publique et contra- dictoire adopté par Clément VIII dans l'affaire de AuxiliisMème lorsque le cardinal Ghigi, fatigué de leurs réclamations, leur eut adressé cette sévère, mais juste parole : c Est-ce à vous à imposer la loi à vos juges? » ils continuèrent d'insister. «... Tous Messieurs les prélats, écrivait Tévèque de Ghâlons aux députés jansénistes, vous conjurent de demeurer fermes, c'est- à-dire de ne parler jamais qu'en présence, et de ne donner d'écrits que dans les formes observées dans les congrégations de Aucriliis. Ils se reposent sur votre prudence et votre courage ordinaires (1). » c... Ils vous recommandent, ajoutait le doc- teur Sainte-Beuve, d'être forts et intrépides jusque dans les ex- trémités (2). )) Quelquefois on se radoucissait, et Ton 'mêlait des hommages aux conseils adressés de Paris au Souverain Pontife. « Quoique la prééminence du Saint-Siège de Rome soit assez grande d'elle-même pour n*avoir pas besoin de ces sortes de consultations, quand il s'agit de porter son jugement touchant des dogmes de très-grande importance, nous espé- rons néanmoins que le Saint-Père aura beaucoup d'égard aux circonstances présentes et qu'il considérera moins en cette ren- contre la rigueur exacte de son droit que l'utilité de toute rÉglise et le besoin de calmer dans tous les siècles futurs ces orages et ces tempêtes (3). » Les Jansénistes qui savaient que les disputes solennelles per- mises par Glément YIII n'avaient point abouti à une décision doctrinale du Saint-Siège, ne demandaient à les renouveler que pour arriver au même résultat négatif. Ils espéraient aussi gagner du temps grâce à ces disputes que leur inépuisable élo- quence aurait éternisées. Or gagner du temps, c'était gagner leur cause. Il y avait entre la cour de Rome et la cour de 1. Saint-Amour, i/ot/ma/, p. 315. 2.1bid. 3. Ibid,, p. 347. — 245 — France assez de sujets politiques de mécontentement ; ne pou- vait-il pas surgir tout à coup quelque accident qui romprait raccord du pape et du roi sur le terrain religieux ? Puis, Inno- cent X était vieux, il pouvait mourir ; peut-être son succes- seur ne voudrait pas s'engager dans ces redoutables questions de la grâce efticace. Ainsi raisonnaient nos Messieurs. Mais le Pape ne songeait point à mourir, ce Je ne sais, écrivait Lagault, qui donne au cardinal Mazarin les avis de la maladie du Pape; il est plus vigoureux que jamais, il s'est mieux porté que moi depuis que nous sommes ici, et il y a plus de sept ou huit mois qu'il n'a eu la moindre incommodité. Le jour de l'Annon- ciation se ât la cavalcade, où il fit trotter sa mule et mouiller les cardinaux d'importance, et en riait fort à son aise. » Inno- cent X n'était point disposé non plus à imiter Clément YIII. • Il ne détermina rien, disait-il, et je veux déterminer quelque chose. » Quand les Jansénistes virent qu'ils ne pouvaient ame- ner le Pape à modifier le règlement de la Congrégation établie pour instruire l'alTaire des cinq propositions, ils firent tous leurs efforts pour entraver sa marche. Taignier écrit à Saint- Amour : On a mandé de Rome à quelques-uns des Messeigneurs que la con- grégation ne vous a point été accordée pour vous faire justice, mais pour vous surprendre, à dessein de rendre un jugement contradic- toire... Prenez bien garde aux surprises. On a écrit que le seigneur Albissy, qui doit être secrétaire dans cette congrégation, travaille puissamment pour les Jésuites, comme étant à eux, et qu'il 8*6st engagé à porter leurs intérêts jusques aux extrémités. Messeigneurs se- raient d'avis que vous fissiez tous vos efforts pour le récuser, en cas qu'il y eût apparence d'y pouvoir réussir. Il y a assez de cause de récusation contre lui... Après cela, Messeigneurs disent qu'il ne fau- drait plus qu'un jésuite au rang des consulteurs et quelque capu- cin.... (1) — Il ne faut point paraître tandis que Palavicini, Modeste et Albissy seront des consulteurs : ils portent tous leur récusation sur leur front (2). SaintrAmour développa toutes les causes de récusation que Port-Royal trouvait contre Albissy et les jésuites ; il ne parvint pas à les faire écarter. Cet insuccès ne découragea point ces Messieurs. Us n'avaient pu composer à leur gré la congrégation : 1. Saint' Amour, Journal, p. 299. 2. Lettre du docteur Sainte-Beuve. 16 - 24G — ils voulurent Tempôcher de fonctionner en refusant aux cou- sulteurs les mémoires qui leur étaient nécessaires pour com- mencer leurs travaux. En vain les cardinaux et le Pape lui- même prièrent les députés jansénistes de fournir leurs mémoires et de mettre fin aux « lenteurs étudiées qu'ils apportaient à rinformation. « Ils obéissaient aux ordres venus de Paris « de ne point donner d'écrits que dans les formes observées dans les congrégations de Auxiliis (1), d'écrire le moins qu'ils pour- raient sur l'explication des cinq propositions (i). » Devant cette obstination « les commissaires, dit le P. Rapin, se réso- lurent de faire sommer ces docteurs de produire, parce qu'ils n'avaient point encore de quoi s'occuper. Et le quinzième du mois (août 1652), jour de l'Assomption, un estafier apporta à Saint-Amour, sur le soir, un billet de la part du cardinal Bar- berin, pour l'avertir de se rendre le lendemain matin avec ses deux collègues au palais du cardinal Roma. Ils s'y trouvèrent; la sommation leur fut faite dans les formes... Le cardinal leur dit qu'il y avait plus d'un mois que la congrégation était éta- blie et qu'ils n'avaient encore fourni aucun écrit ; que le pape voulait expédier cette affaire ; que si dans quinze jours ils n'étaient prêts, sa Sainteté y pourvoirait ainsi qu'elle jugerait à propos (3). » Les docteurs se décidèrent à fournir leurs mé- moires. Pour les composer, ils appelèrent à leur aide un avo- cat, le signor Eugenio; ils espéraient que cet avocat . card. Spada. Us prirent copie du billet du général des Augustins, et, pour en avoir un original, ils firent arracher en secret celui qui était attaché à la porte du cardi- nal Chigi. Ils envoyèrent aussitôt en France cette pièce capi- tale ; la congrégation établie pour examiner les cinq proposi- tions y était appelée Congrégation du Saint^Office : la France pouvait-elle accepter le jugement d'un tribunal qu'elle ne reconnaissait pas? Pouvait-elle ne pas réclamer contre un pareil attentat aux glorieuses libertés de son église ? Jérôme Bignon, avocat général du Parlement de Paris, fut averti de veiller sur ces libertés menacées. Saint-Amour fut chargé de faire entendre au Pape qu'on veillait au capitole du Gallica- nisme, et qu'en vain la congrégation du Saint-Office rendrait ses arrêts. Taigner lui écrivait : Nous sommes d'avis que, quand l'on vous presserait sur la congré- gation, vous remontriez que vous vous êtes adressés au pape pour obte- nir de Sa Sainteté une décision qui fût reçue sans aucune contestation des parties, ce qui ne pourrait pas être après tout ce que les Jésuites ont dit des décrets du Saint-Office et de l'Inquisition, si le Saint-Office 8*engageait dans l'examen des cinq propositions*. , De plus, que vous êtes aussi obligés de remontrer que la décision qui viendrait du Saint-Office serait sujette à être infirmée ou au moins méprisée, puisque la juri- diction du Saint-Office n'est pas sans contestation dans la France, et 1. Saint-Amour, Journal, p. 317. 2. IbUi,, p. 462. — 250 - que les Parlements ne la vealeDt point recevoir, et qu*i) arrÎTendl sans doute qu'on ordonnerait que ce décret ne serait point reçu, ce qmi serait exposer TËglise encore danut ce qu'on peut faire en cette affaire, il y faut faire ; et c*esl avec vérité qu'il le dit, car il a apporté en cela toute la vigilance que le chef uni- versel de l'église doit avoir pour une affaire de telle conséquence. Prions Dieu pour la conservation de sa santé, qui à présent est aussi bonne qu'elle a été de longtemps ; il a plus de vigueur de corps et d'es[>rit qu'il n'avait il y a deux ans. C'est une tète aussi forte et d'aussi géuéreuse résolution qu'il s'en puisse trouver. Au resto, pour la décision, il prend tous les moyens possibles pour la faire de telle façon qu'on n'y puisse trouver à redire. 11 a consulté toutes les universités, je crois, de l'Europe ; il appelle les meilleurs théologiens de Rome de omni ordine ; il y a deux jacobins et deux augustins ; et je crois que tout cela contribuera à rendre le jugement plus ferme^ en telle soite que s'il y a après cela d'assez malheureux pour être rebelles au Sainl-Siëge, ils seront dignes de tous les anathèmes de l'Église et de l'indignation de tous les bons catholiques (1). Lorsque les consulteurs eurent fini de qualifier les cinq pro- positions, Innocent X ordonna au cardinal Spada de proposer aux députés jansénistes de venir devant la congrégation donner leurs explications, il lui recommanda de les entendre plusieurs fois, si un jour ne suffisait pas pour produire leur défense. Mais Sainte Beuve leur avait mandé au nom de messieurs les Pères que, vue la manière dont on avait composé la congréga* tien, ils devaient obtenir du Pape qu'il déclarât nul tout ce qui s'y était fait,comme étantcontre tout ordre de justice, c Si tous ne l'obtenez pas, ajoutait-il, demandez la bénédiction du Saint* Père, et vous retirez. Que si on condamne les propositions, nous nous consolerons tanquam dignl Iwbiti pro nomine Jesu contumcliam paix, — Notre comparution donnerait lieu de dire que nous avons été condamnés après avoir été entendus. » Saint-Amour et ses collègues répondirent donc au cardinal Spada « qu'ils ne pouvaient passer les bornes de leur commis- sion, que les évêques leur avaient ordonné de ne paraître en présence de la congrégation que pour disputer. » En vain l'am- bassadeur de France voulut les engager à se rendre aux désirs du Souverain Pontife ; ils persistèrent dans leur refus. Le bailli de Valence disait au comte de Brienne, dans une dépêche du 3 février 1652 : On travaille ici sans cesse pour condamner authentiquemen l'un des i. Lettre de Lagaalu — 252 — deux partis. Je n'ai pas peu de peine à maintenir en quelque sorte de paix les défenseurs de Tune et de Tautre doctrine. Ceux qu*on qualifie de Jansénistes, qui sont Fabbé de la Lane, Saint-Amour et Angran, ont refusé ces jours passés de parler de vive voix en la congrégation établie pour terminer ces nouveaux dififérends qui éclatent dans l'Église sur la grâce efficace et la suffisante, insistant à vouloir entrer en dis- pute avec leurs adversaires, ce que le pape ne veut pas permettre, donnant toutefois aux uns et aux autres la liberté d'écrire ce qu'ih voudront ; mais Tergoterie et les disputes ne concluant rien, il ne veut pas qu'on s'amuse à perdre le temps à cela, et il veut que tout ce qui sera mis, pour les motifs de la décision, sur ladite grâce efficace et suffisante, soit par écrit et bien signé, pour n'être point désavoué par ceux qui l'auront mis sur le tapis pour la défense de leurs opinions. Les défenseurs seront bien étonnés qu'à la fin ils n'auront plus d'échap- patoires de raisons pour dire un jour que la résolution des cinq pro- positions dont il s'agit n'a pas été dans les formes pour imposer silence à ceux qui seront condamnés, ne cherchant que des chicanes, comme de dire que cette doctrine a été examinée au tribunal de l'Inquisition, qui n'est point reconnu en France ; qu'ils n'ont point eu de conférence en public avec le sieur Hallier et ses collègues...; puisque le Saint- Père, après avoir eu l'avis de tous les cardinaux et consulteurs, qui ont formé cette congrégation, tiendra une assemblée célèbre, en sa pré- sence, où seront appelés les uns et les autres et écoutés tant qu'il leur plaira. Ensuite émanera l'oracle qui devra mettre la paix dans rÉglise. La crainte que j'ai eue de me rendre incapable de faire le médiateur entre ces deux partis m'a souvent empêché de faire du bruit sur Les libertés trop grandes qu'ont prises quelques-uns de ces messieurs de parler des affaires du royaume avec peu de respect: les Calvinistes étant ennemis de la Monarchie, j'ai pris mauvaise augure de ceux qui s'approchent de cette hérésie, tant en ce qui regarde la doctrine que la politique. Il y a dans cette dernière phrase une allusion aux bons rap- ports noués déjà par nos Messieurs avec les ministres de Genève et à la participation des Jansénistes aux révoltes de la Fronde. A Paris comme à Rome^ en politique comme en religion, Port- Royal faisait de Topposition. Les députés catholiques con- tinuèrent d'offrir par leur modestie, leur déférence, un con- traste frappant avec l'arrogance et l'opiniâtreté de leurs adver- saires. Ils se rendirent avec empressement à l'invitation du cardinal Spada. Ils parlèrent avec fermeté, science et modé- ration. « M. Hallier montra quels étaient les ruses et les arti- fices des Jansénistes pour couvrir leur secte : la première, de faire semblant à Rome de ne point défendre Jansénius, quoiqu'à — 253 — Paris ils ne fassent autre chose que d'écrire pour le défendre ; la deuxième, qu'ils prenaient le nom de disciples de saint Augustin faussement ; la tro isième, que faussement aussi ils enseignaient de ne pas avoir une autre doctrine que les Tho- mistes... M. Joisel parla de toutes les nouveautés des Jansénistes dans la discipline ecclésiastique, leur catéchisme^ leurs heures^ les pénitences publiques; et moi j ai montré l'importance pour rÉglise de condamner au plus tôt les Jansénistes : 1^ parce que les Calvinistes protestaient que c'était la doctrine de Calvin, et que si on ne prononçait, les Calvinistes diraient qu'on com- mençait à douter de notre doctrine ; 2^ parce que, si on ne prononçait dans peu de temps, cette secte prévaudrait... et qu'elle s'attaquerait directement au Saint-Siège... De plus je fis voir comme il fallait prononcer distinctement et nettement contre Jansénius, ou qu'autrement on ne remédierait pas au mal (1). » J'espère que Dieu donnera bénédiction à nos discours et qu'ils auront effet. Je crois que nos adversaires sont bien empêchés; sans qu'ils y pensent, ils fortifient notre cause par leur procédé. Bon cou- rage ! il y a lieu d'espérer plus que jamais. Je crois que le Pape n'at- tend plus que les écrits des consulteurs, à quoi on travaille prompte^ ment, et qu'après on fera faire des prières publiques. Cela est bien raisonnable. Combien cela durera, quis scit ? il peut arriver des inci- dents imprévus... (2). Innocent X ne laissa pas l'affaire traîner en longueur. La Congrégation revit les suffrages. Le secrétaire, Albissy, donna lecture de chaque proposition et des qualifications dont elle avait été Tobjet. Les consulteurs approuvaient ou rectifiaient leurs qualifications qui étaient consignées sur un registre. Ce travail de révision achevé, on porta le registre au Pape et on avertit les consulteurs de se tenir prêts à soutenir devant lui leur sentiments sur les propositions comme ils l'avaient fait devant les commissaires. En effet, le 10 mars 1653, les cardi- naux Spada, Ginetti, Pamphile, Chigi, suivis des treize consul- teurs et du secrétaire, furent introduits devant Sa Sainteté qui les attendait. « Quand ils eurent tous pris leurs places, après quelques momens de silence, le Pape ouvrit la conférence par 1. Lagaalt, Miré XXXII. 2. Ibid., ie^ireXXV. — 254 — rinYOcation du Saint-Esprit, et déclara à l'assemblée qu'il arait appris avec quel soin et quelle application les consulteurs avaient examiné et qualifié les propositions; qu'il s'était fait lire leurs sentiments et qu'il s'était informé de tout ce qui s'é- tait passé dans la congrégation ; que maintenant, pour la con- sommation d'une si importante affaire, il se croyait obligé de les ouïr en personne, pour ne pas donner lieu aux mécontents de dire qu'on l'eût surpris, en s'en rapportant à la bonne foi des autres, et qu'on lui en eût fait accroire, afin qu'après les avoir tous entendus, et après avoir imploré l'assistance du Ciel par les prières qu'il avait ordonnées par la Ville, il pût être en état de rendre le calme à l'Église par la décision que les prélats de France et une grande partie de la chrétienté attendaient avec impatience pour l'intérêt de la religion (1). » En moins d'un mois, du 10 mars au 7 avril, dix congrégations furent tenues sous la présidence du Pape. 11 y avait dans l'activité infatigable de ce vieillard quelque chose de surnaturel qui frappait d'admiration les députés ca- tholiques : C'est une espèce de miracle qu'un pape de quatre-vingts ans passés, se soit résolu de lui-même de preoiire, parmi toutes ses occupatious, deux jours nie la semaine pour travailler à cette affaire et d'y employer trois heures et demie chaque fois. La première fois, après avoir entendu sept consulteurs, il voulait entendre tous les autres, si on ne l'eut averti que cela pourrait préjudicier à sa santé. IJ a dit à M. l'ambas^ sadeur sur ce sujet qu'il se contraindrait incessamment à travailler, qu'il s'estimerait très-heureux de mourir pour la foi, et qu il ne ferait point difficulté par conséquent de prodiguer sa vie et sa santé pour uoe telle affaire. Aussi y travail le-t-il avec un zèle et une patience incroya- bles, n est attentif à tout ce :iu'on lui dit, n'interrompt personne... Il s'est résolu de mettre manus ad radicem, et nous espérons bien que Jansénius y sera condamné pleinement... (2). — « Il continue toujours avec le même zèle et empressement. Il dit à M. l'ambassadeur, à la dernière audience, qu'il avait grande compassion de ces trois pauvres docteurs qui attendent ici si longtemps à leurs dépens ; qu'il ferait tQttt ce qu'il pourrait pour l'avancement de cette affaire ; que 1& der- nière fois il avait encore fait apporter la chandelle, et qu'il y eût encore travaillé jusqu'à deux ou trois heures de nuit, s'il n'eCit en pitié des consulteurs, dont la plus grande partie est fort âgée, qui sont oUigés de demeurer devant lui près de quatre heures debout et même sans 1 . Rapin, Mémùtres^ t. 2, p, 67 9. Lagauit, lettre XXXI. r I — 255 — calotte... (1). Tout le monde s'étoonft ici de la patience du pape à son âge, et je ne puis dire autre chose que c'est Dieu qui agit eitraordi- nûrement en cette affaire. Le pape prend un tel plaisir à entendre jiarieT de et» matières qu'il tes étudie tous les jours -, il ne parle que de eria et il faut le retirer par force des congrégations ; il ai a yoqIu faire deux jours de suite. Vous vous étonnez peut-être de la longueur ; si vous aviez un peu pratiqué dans rilalie, vous ne vous étonneriez pas. Ils sont élonnés ici de la diligence qu'on apporte à cette affaire et pro- testent qu'elle est tout citraordinaire... On nous fait entendre qu'a- près la semaine de Pâques le pape nous appellera les uns et les autres pour nous entendre. Je ne doute pas que nos adversaires feront ee qu'ils pourront pour retarder. Us feront comme les gens qui craignent de perdre un procès et qui font toujours de nouvelle» productions pour pécher le jugement... (2). LagauU, en envoyant à Paris ces détails consolants et glo- rieax, recommandait de ne pas les publier. Cependant Port. Royal ne les ignorait pas et ses alarmes redoublaient. Il envoya à Rome deux nouveaux députés, le P. Desmares et Manessier. « C'est une belle équipée, disait Lagault, d'envoyer ici deux personnes a qui le roi a défendu les chaires à cause qu'elles prêchaient le jansénisme î Pensent-ils être mieux reçus ici pour cela ? » Desmares et Manessier apportaient de nouvelles ins- tructions que nous retrouvons dans les lettres écrites de Paris par le docteur Sainte-Beuve. Voyant bien qu'ils ne pouvaient empêcher la bulle de paraitrey ils voulurent du moins qu'elle fût conçue en termes prudents, qu'elle ne donnât lieu à per- sonne de s*en plaindre, et que Port- Royal pût être content et maintenir hautement la définition du pape. J'ai charge de vous mander que s'il arrivait qu'on fit une bulle qui condamnât les Propositions sans les distinguer et mettre hautement à couvert le sens de la grâce eflicace, que vous fassiez toutes les ins- tances et poursuites possibles pour faire que le pape s'explique... C'est ce que Messeignenrs les prélats m'ont commandé de vous écrire fortement ; et particulièrement de joindre avec vous tant que faire se pourra tous les disciples de saint Thomas. Car il ne sera point dit qu'on nous opprime injustement, qu'après avoir malicieusement forgé des propositions pour nous noircir, on couronne cette malice par une bulle équivoque, et que nous nous en taisions. 1. Lagaulc, lettre XXXIII. 2. Ibid., /«are XXXIV. — 256 - Qu*on insère que nous avons toujours déclaré ne vouloir prendre part dans la défense de ces Propositions que dans le sens auquel elles enfermaient la nécessité de la grâce efficace : par ce moyen la btdie nous serait favorable, et de plus elle ferait passer nos adversaires pow des calomniateurs et des successeurs des Semi-pélagiens aussi bien dans leurs mœurs et dans leur procédé^ que dans leur doctrine,.. J'estime que la définition sera si prudente, que personne n'aura lieu de s'en plaindre. Autrement ce ne serait pas se servir de l'avantage que nous lui présentons. Et comme nous disons que les Propositions ne sont pas les nôtres, qu'elles sont équivoques, qu'elles ont des sens très- mauvais, mais qu^elles en ont un très-bon qui est de saint Augustin et de saint Thomas, je me persuade que le Pape prononcera que ces propositions ne peuvent être soutenues que dans ce sens et avec expli- cation, et non pas toutes nues... S'il fait cela, les Jésuites penseront avoir leur compte et n'oseront rien dire, et nous aurons le nôtre ; nous aurons tous sujet d'être contents et de maintenir hautement la défini- tion du pape. Et je ne vois point qu'il puisse prononcer d'une autre manière sans faire tort à Vautorité du Saint-Siège, à la vérité et à sa propre personne (1). Il ne semble pas possible de pousser plus loin la présonip* tion, la témérité, l'oubli et le mépris de Tassistance divine promise à l'Église, et cependant écoutez les dernières instruc- tions du secrétaire de Messvigneurs les prélais : Albissy ne doit pas dresser la bulle ; elle doit être vue et examinée mûrement avant de paraître, tant par sa Sainteté que par les AugusHns et les Jacobins ; elle doit contenir les Mémoriaux des députés et la substance des lettres des prélats I Jusqu'au dernier moment, les députés jansénistes se flattèrent d'obtenir une bulle qui fît leur compte. Sur leurs instances réitérées et appuyées par l'ambassadeur de France qui voulait ménager encore un parti si puissant à Paris, Innocent X daigna leur promettre qu'il les entendrait en audience publique. Cette audience eut lieu le 19 mai. Ils s'y rendirent portant a quantité de livres et d'écrits (2). » Saint- Amour nous a laissé un long et triomphant récit de cette journée. Le Pape était assis dans une chaire semblable à celle dans laquelle il donne ses audiences ordinaires, qui regardait la porte, en telle sorte 1. Lettres reportées par Saint^Amour, Journal, p. 437-iS9. 2. Lettre de Lagault. — 257 — que dès l'entrée, nous eûmes le pape en face, environ à dix pas de nous. A un pas de la chaire de Sa Sainteté, il y avait de chaque côté deux bancs à dos qui étaient de bois ornés de peintures... Il y avait deux de ces bancs de chaque côté en droite ligne, en sorte qu*ils fai- saient les deux côtés d'un parquet carré, au milieu duquel il y avait sur le plancher un tapis de Turquie... Les quatre cardinaux étaient assis sur ces bancs et ils avaient leurs bonnets sur la tète... Les con- sulteurs étaient tous debout, et tète nue derrière et du long des bancs où les cardinaux étaient assis. Le carré que ces bancs et ces personnes ainsi disposées faisaient, était ouvert et vide du côté de la porte, vis-à- Yis du pape, et il était justement de la grandeur qu'il fallait raisonna- blement afin que nous puissions y être tous cinq de front. C'est pour- quoi, pour occuper toute cette place, M. l'abbé de Vàlcroissant se mit au milieu, le P. Desmares à sa droite, moi à sa gauche, M. Manessier à la droite du P. Desmares, et M. Angran à ma gauche. Quand nous fûmes ainsi rangés jusque sur le bord du tapis de pied, nous y fîmes tous une génuflexion, et au même instant le pape nous fit signe de la main de nous lever et nous dit ce mot: Proponitey Dites ce que vous avez à dire. M. l'abbé de Vàlcroissant ayant pris haleine, quand il commença la harangue, il fit encore une génuflexion en disant : Beatissime Paier, et nous tous avec lui. Nous nous levâmes aussitôt et il continua sa harangue posément et gravement et l'anima d'une façon très-forte et très-agréable (l). L'abbé de Vàlcroissant parla deux heures et demie, toujours très-fortemenl et très -agréablement. Saint- Amour interrompit son collègue et, non moins fortement et non moins aglréable- ment, se livra entre deux pieuses génuflexions à une improvi- sation où il dévoila « tous les excès des Jésuites et les injures horribles du P. Adam en particulier contre saint Augustin. » Le P. Desmares parla plus fortement, plus agréablement, plus longuement encore. Il n*acheva pas son discours. « « A la fin de sa première partie, le jour étant beaucoup diminué, il ne pouvait presque plus lire les passages qu'il citait et qu'il avait été obligé d'écrire dans un papier, ce qui le fit douter s'il entrerait dans la seconde partie. S'étant un peu arrêté en ce doute, le pape et toute l'assemblée demeura dans le silence, et ses collègues lui dirent tout bas qu'il continuât, parce que le pape attendait cela. Mais il commença si tard sa seconde partie qu'il fût obligé de quitter sa place deux ou trois fois avec quelque sorte d'indécence pour aller à la fenêtre lire 1. Saint-Amour, Journal, p. 461. — 258 — ces passages ; et enfin, le jour manquant tout à fait, il fut con- traint de témoigner qu'il ne pouvait plus lire, afin qu'on ap- portât de la lumière ; mais le secrétaire dit tout haut : « C'est assez » et le fit cesser (1). » Les députés présentèrent alors au Souverain-Pontife leurs volumineux Mémoires ; ils lui demandèrent la permission de parler encore devant la congrégation, et a se retirèrent fort satisfaits d'avoir été si favorablement écoutés. » Le cardinal Spada « leur donna de grandes louanges » ; Tambassadeiir « leur fit des compliments » ; le général des Augustins accom- pagné des principaux de son ordre vint « les remercier de ce qu'ûs avaient dit pour la défense de saint Augustin » ; les car- dinaux Ginetti et Chigi « les louèrent fort » ; le cardinal Pam- pbile a leur fit aussi de grandes honnêtetés sur leur action » ; enfin, Monsignor d'Omano leur apprit qu'on disait dans le pa- lais que le pape avait été extraordinairement satisfait de leurs discours. » Là-dessus, ils écrivent à Paris que leur cause est gagnée. Port-Royal tout entier « donna de grandes bénédic- tions au pape, qui y passa, l'espace de quinze jours ou environ, pour un des successeurs de saint Pierre le plus accompli des derniers siècles (2). » Ces bénédictions allaient bientôt faire place aux impréca- tions les plus violentes. Innocent X fit offrir aux députés catho- liques de les entendre à leur tour. Ils répondirent qu'ils n'a- vaient plus rien à ajouter à ce qu'ils avaient déjà dit. Le mo- deste Saint-Amour assure qu'ils ne voulurent pas « que le pape et la congrégation pussent faire une comparaison qui les aurait rendus ridicules et méprisables. » Dès lors, le Saint-Père ne pensa plus qu'à promulguer une sentence définitive. Il prit une dernière fois conseil des cardinaux, demanda à l'ambassadeur le fidèle tableau de l'état des esprits en France, prescrivit de nouvelles prières publiques, dicta lui-même la condamna- tion des Propositions, les qualifiant les unes après les autres ; il fit lire jusqu'à trois fois la bulle devant les cardinaux o qui, témoins que Sa Sainteté avait fait devant Dieu et devant les hommes tout ce qui se pouvait, s'en remirent à sa prudence et aux lumières qu'il avait d'en haut, sur le dessein de cette constitution (3), » Les députés jansénistes, effrayés des bruits 1. Rapin, Mémoires, t. 2, p. 100. 2. Jbid., t. 2, p. 102. 3. JWrf., i. 2, p. 105. — 259 — qui commençaient à courir par la ville qu'on allait les con- damner, firent une tentative désespérée et digne de leur grand caractère pour arrêter le bras déjà levé pour les frapper. Saint- Amour fit proposer à Dona Olympia de grands présents si elle voulait détourner le pape de prononcer ; on offrit à Âlbissy un service magnifique de vaisselle d'argent, s'il voulait empêcher la bulle ; on gagna le cardinal Pimentel, arrivé en toute hâte d'Espagne. Bien sûr de fomenter la division en France par les querelles religieuses, ce cardinal se constitua le défenseur in extremis des Jansénistes. Il demanda à Innocent X d'attendre encore avant de condamner l'évêque d'Ypres. Le pape indigné lui répondit : a Sachez que la pourpre dont vous êtes revêtu n'est que pour vous apprendre qu'il faut donner votre sang et votre vie pour la religion; et vous venez la combattre en solli- citant un délai qui serait capable de la ruiner. » Enfin, malgré tous les obstacles, le 3i mai 1653, veille de la Pentecôte, Inno- cent X signa dans le palais du Quirinal la bulle qui condamnait comme hérétiques les cinq Propositions. Elle fut affichée quelques jours après avec toutes les formalités d'usage et bien- tôt expédiée dans tout l'univers catholique. La cause était jugée, mais, hélas I Terreur continua à lever une tête insolente. M. Hallier et ses collègues rapportèrent à Dieu tout l'hon- neur de leur victoire, où plutôt ils ne virent dans leur succès que la victoire de la vérité ; ils déposèrent aux pieds du Sou- verain-Pontife rhommage de leur reconnaissance et de leur vénération ; ils remercièrent tous leurs protecteurs et leurs amis, et, ces devoirs accomplis, ils ne se hâtèrent pas de re- prendre le chemin de la France que tous ne devaient pas re- voir (1) ; ils restèrent quelque temps en Italie. Le pape leur promit les premiers bénéfices vacants pour les récompenser de leur zèle ; ils n'avaient pas sollicité ces faveurs, car, comme récrivait Lagault, ils n'avaient entrepris leur voyage que poi/r le .service de Dieu et de l'Église, Les députés jansénistes, au contraire, quittèrent Rome avec précipitation. Us allèrent cependant, avant leur départ, baiser les pieds du Saint-Père et recevoir sa bénédiction. Innocent X se montra d'une bienveil- lance extrême. Sur une demande du P. Desmares, il leur dit qu'il n'avait pas voulu condamner la grâce efficace par elle- 1. Laifault mourut en SuiBse. — 260 — môme de saint Thomas, ni la doctrine de saint Augustin, pa- role dont les Jansénistes se servirent dès lors pour écliapper à la bulle, et poursuivre leur lutte « le front haut et le cobut léger. » Leurs députés s'arrêtèrent à Florence, à Venise, à Padoue, à Vienne, à Zurich, à Bâle, liant partout des relations avec l'ennemi de TÉglise. Ils restèrent deux mois à Venise, vi- vant dans l'intimité des disciples scandaleux de Fra Paolo Sarpi, un maître de Saint- Amour. Ge fut là qu'ils reçurent les premières lettres de Port-Royal après qu'on y eût appris la condamnation du Jansénisme. Quelques extraits nous montrent quels étaient les sentiments de ces chrétiens accomplis : a Enfia le tonnerre est tombé et a lancé son carreau... Nous n'en- I tendons par les rues, dans les maisons et parmi les compagnies d'autre bruit que celui des triomphes molinistes... Ce bruit ne nous étonne point; au contraire. C'est une antipérisase qui fait redoubler les forces aux vrais défenseurs des vérités évangéliques pour les soutenir et les défendre, et de vive voix et par écrit, avec plus de vigueur que jamais... Il semble que la providence de Dieu ne nous ait pas voulu abandonner en cette occasion, car avant toutes ces nouvelles nous avions fait impri- mer en latin et en français les sens de ces propositions .. ; ce qui fait que presque tout le monde juge de Teffet de cette bulle avant de ravoir vue, et il n^y a pas jusqu'à messieurs le Pénitencier et Amiot qui n^ayent dit (à ce qu'on m'a rapporté) qu'elle était en une manière qui ne nous faisait point de mal que parmi la populace et les igno- rants (1). » a Nous avons copie de la bulle par le moyen des banquiers. Après l'avoir bien considérée, nous avons trouvé qu'elle ne contient rien qui ne soit dans nos sentiments. Nous la recevons avec toute soumission, fi ne se peut dire qu'elle est la joie des Thomistes... Ce qui les afflige dans leur joie, c'est ce que nous ne nous plaignons pas de la condam- nation : que nous disons que Sa Sainteté n'a fait que ee que nous avions fait il y a longtemps (2). » « Ne vous chagrinez point pendant votre voyage. La constitution a fait plus de disciples à saint Augustin qu'elle n'en a diminué le nombre ; tous nos ennemis se sont extrêmement fortifiés et Us sauront faire vcUoir avec vigueur la déclaration du pape (la parole dite au P. Desmares)... C'est un coup de Dieu de ce que Sa Sainteté s'est ainsi expliquée... C'est Tunique consolation que nous attendons dans l'état où nous 1. Saint-Amour, Journal^ p. 559. S. Pfid., p. 5C0. — 261 — sommes, quoique cet état ne nous ait point changés et que nous soyons aussi intrépides que jamais (1). • «... Les disciples de saint Augustin sont plutôt humiliés devant les ignorants que condamnés devant les capables et désintéressés. « L'opinion des Jansénistes n'y est point condamnée (dans la bulle)« Mais il y a une forte présomption contre l'opinion des Jésuites et une forte pour l'approbation de celles des Jansénistes (2). x> • Un bon mot que je trouve raconté dans le Journal de Saint- Amour achèvera de nous convaincre de la soumission de nos Messieurs de Paris : M. Brousse et M. de Launoy se rencontrent cbez M. Bignon « qui envoie des baise-mains à ces Messieurs qui ont parlé avec tant de zèle pour la défense de la vérité. » Ils sortent ensemble, et tiennent dans la rue ce petit colloque : c Vous savez que M. Hallier revient de Rome ? — Non. — Il en revient, je Tai appris d'un évoque qui m'a dit qu*il appor- tait une grande pancarte : ce fut son mot, voulant dire une bulle (5). » Je ne m'étonne plus de lire dans le P. Rapin que a dans un repas que les ministres donnèrent aux députés à Zurich, ils se servirent d'une copie de la bulle pour coiffer un flacon de vin par dérision (ti). » M. Sainte-Beuve « comprend très-bien qu'en 1. Sainl-Amour,/ouma/, p. 560. î. Ibid., p. 561. 3. Port-Royal, 4. Sailli- Amour, Journal, loc. cit. 5. SaiDt- Amour, Journal., p. 525. 6. RapiD, Mémoirety U 2, p. 123. 17 — 262 — sortant de Rome, les députés augustiniens se soient accommo- dés des ministres réformés, » et il trouve que a les Jésuites répondaient assez spirituellement, quand on leur demandait ce qu'ils entendaient par ce terme de janséniste : Un jansé- nistOf c'est un calviniste disant la messe (i). » Saint-Amour chercha à Bâle, avec le savant Buxtorf, ce qui pourrait réunir les différentes communions, et ils indiquaient la doctrine de la grftce comme le terrain commun d'une réconciliation pos- sible (2) ; il n'approuva jamais Arnauld de s'acharner sî fort à combattre les protestants. Le P. Desmares disait : c Nous leur avons laissé TÉcriture Sainte et nous n'avons pris pour nous que la scolastique et des raisons* tout humaines. M. Feydeau déplorait avec madame de Yentadour que nos prédicateurs ne prêchassent point l'Écriture comme les ministres (3). » Ce n'était donc pas sans motif que M. Hallier disait à M, Des Lions : « Que MM. de Lalane et Saint-Amour avaient en toujours grande correspondance avec les ministres de Zurich pendant leur négociation à Rome ; qu41s (les ministres) les ont traités à leur retour ; qu'on y a soutenu (à Zurich) des thèses où Jansénius est approuvé comme ensei- gnant leur doctrine neque plus neque minus ; — que le Pape lui disait que M. de Saint-Amour serait un pur ministre à Genève, ou ailleurs. — Qu'ils avaient eu l'intelligence avec Cromwell ; que le P. Desmares était un franc calviniste dans Tàme ; — qu'ils furent de Zurich à Bâle en compagnie de six ministres ; .que M. de Sainte-Beuve avait dit à quatre ou cinq docteurs : Le Pape en aura le démenti (4). » C'est ainsi qu'on entendait et qu^on pratiquait à Port-Royal la soumission due au juge suprôme de la foi. Les Vieux Ca- tholiques de nos jours n'ont rien inventé. Les Messieurs surent comprimer quelque temps la révolte qui grondait au fond de leur cœur. « 11 ne se peut rien faire dans l'état présent des choses, que nous n'attirions sur nous une tempête épouvan- table et que nous n'exposions la vérité à des inconvénients très-certains. Nous serons donc dans un très-grand calme... Vous savez : qui éclate hors de propos, ruine ordinairement 1. Port-Royal, t. 3, p. 595. 2. Ibid,, 3. ma. 4. Journaux de M. Des Lions, cité par M. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 3, p. 592; — 263 — tous les biens que Ton pourrait faire (1)! » Ce n'était pas le moment d'éclater. Sur Tordre du Roi, la déclaration pour l'exécution de la bulle fut publiée à Paris le 7 juillet 1653, et ensuite par tout le royaume. Les évoques, la Sorbonne, le clergé et les ûdèles reçurent la constitution d'Innocent X avec un empressement qui toucha le cœur de cet illustre pontife, et lui fit dire « que les Français étaient la fleur des catho- liques, et véritablement édifiants par leur obéissance vers le Saint-Siège (2). » Hélas I les Jansénistes ne permirent pas que la France méritât longtemps ce bel éloge. « Nous craignons les haleines de Port-Royal, » disait Lagault. Ces souffles empoi- sonnés vont se déchaîner, pénétrer partout, et ternir pendant deux siècles la gloire catholique de notre patrie. 1. Uitre de Taigoier à Saint-Amour. 2. RapîD, Mémoires, t. 2, p. 136. X. L'Ateemblée générale da clergé de France réprime l'esprit de rérolte qoi agite Port-Royal. — Petit cri d'borreur poussé par M. Sainte-Beuve. ^ Évasions inrentées par les Jansénistes. — Libre discussion. — Mesures arrêtées. — Le formulaire voté en principe. — Le docteur Amauld oppose son Jugement à celui du pape et des évéques. Il appelle ikson aide M. Le Maître. — Les torrents d'étoguenee du célèbre avocat. — Ses plaidoyers revus, purifiés et publiés : vue d'intérieur de Port-Royal. * Histoire d'un almanacb. — Le due de Liancourt : êes rapports avec Port-Royal, son dé- mêlé avec Saint-Sulpice. — Arnauld prend sa défense. — Les cinq Propo- sitions sont-elles dans Jansénlus f Avant la bulle, Amauld, l'abbé de Bonr- léis disent oui ;après la bulle,Us disent non.^Gensnre de la Sorbonne, — Arnauld cbex les dames Angran. — Nicole le rejoint : son portrait. — Heures de relàcbement. » Livres de polémique. — Entrée de Pascal. Les évëques et les docteurs catholiques connaissaient l'es- prit de révolte qui agitait Port- Royal. De concert avec le roi, la reine-mère et le cardinal Mazarin, ils s'efforcèrent « d'arrê- ter le cours de ceux qui voulaient être rebelles à la lu- mière (i). > De 1654 à 1656, ils profitèrent de la tenue à Paris de l'Assemblée générale du clergé pour couper court, par de sages et décisives mesures, « aux évasions que l'on avait inven- tées afin de rendre inutiles la Constitution d'Innocent X (2). » « G*était atteindre le point délicat de la persécution^ » dit M. Sainte Beuve. Et il ajoute : « Les Molinistes, qui désiraient mettre leurs adversaires dans l'impossibilité d'adhérer moyen- nant raisonnement^ travaillèrent à serrer de plus en plus le filet, ou, si l'on aime mieux, le garrot, pour faire feu contre eux, durant ce temps, plus à l'aise. Curieux et chétif exem- ple, à Tétudier de près, de la méchanceté des hommes (3) 1 » 1. Lettre circulaire {de 1653) à NN. SS. les archêvSques et Mques du royaume. 2. Relation des délibérations duàtorgé, p. 8 (édit. de 1661). 3. Sainte-Beuve, Fort Royal, t. m, p. ?5. - 265 — Étudié de près rexemple est fort chétif, même nul, et ce qu'il a de curieux, c'est qu*il se transforme à mesure qu'on remonte aux sources, c*est-à-dire, aux délibérations du clergé. On y trouve les Jansénistes assez maîtres de leurs mouve- ments, de leur plume et de leur langue. Ils présentent leurs interprétatons, ils produisent leurs preuves, ils formulent leurs objections, ils discutent les sentiments de ces terribles Molinistes qui les reçoivent, les écoutent, leur répondent, alors que le débat était déjà clos, l'arrêt prononcé, et qu'il ne restait plus qu'à obéir. Il y a loin de là à des gens serrés dans un filet, garrottés, sur lesquels on fait feu tout à l'aise, sans qu'il leur soit permis de se défendre. En vérité, le petit cri d'hor- reur que ce. tendre M. Sainte-Beuve pousse en présence du filet, du garrot et des coups de feu de l'intolérance moliniste, nous fait sourire. Voyez, en effet, quelle barbarie I Messieurs de Port-Royal, dont a la déférence pour les déci- sions de Rome n'allait pas jusqu'à sacrifier la doctrine de l'Église aux prétentions de cette cour (1), qui, a en se sou- venant des prérogatives du premier siège, n'oubliaient pas les droits de la vérité, » soulevaient, pour éluder la bulle, une double question. Une question de fait : les cinq Propositions condamnées étaient-elles dans Jansénius, ou lui étaient-elles faussement attribuées? Une question de droit : en quel sens ces Propositions, à les supposer fidèlement extraites de Jansénius, avaientrcUes été condamnées ? Les Jansénistes soutenaient que les cinq Propositions n'étaient pas dans Jansénius et qu'elles avaient été condamnées dans un sens qui n'étaient en rien celui de Jansénius. C'est ainsi qu'ils adhéraient à la bulle moyennant raisonnement. C'était soustraire Jansénius aux anathèmes de Rome : sa doctrine ne recevait aucune atteinte des décisions du Saint-Siège ; la Constitution n'avait rien défini et le débat restait ouvert. Les évoques et les docteurs qui avaient déféré le jansénisme au tribunal du Souverain-Pontife, comprirent la manœuvre et le danger. Dès 1654, l'Assemblée du clergé résolut d'enlever tout subterfuge aux défenseurs obstinés de VAugustinus. Elle y mit de la patience et montra des égards, comme on peut s'en convaincre en lisant ses Délibérations. Curieux et bel exemple, à l'étudier de près, dirons-nous à notre tour, de la 1. fi$defnêuire Antoine Amauld, t. i, p. i)5. -266 ^ longanimité de l'Église, qui ne brise jamais le roseau ocasi^ ni ne marche sur la mèche encore fumante I Les Jansénistes fournirent aux prélats leurs Mémoires et leurs InsVruciions ; VAugustinu» fut étudié de nouveau ; les textes accusateurs furent reconnus autheatiques en séance publique. Tout fut li- brement discuté, mûrement examiné et l'on conclut que, loin d'être âiussement attribuées à Jansénius^ les cinq Propositions n'exprimaient pas assez le yenin répandu dans son gros in-folio^ dont elles renfermaient cependant toute la substance ; que les cinq Propositions étaient condamnées dans leur sens propre, qui était le sens de Jansénius, c'est-à-dire que la doctrine con- tenue dans les cinq Propositions et plus amplement étendue dans le livre de l'évèque d'Tpres avait été réprouvée par la Constitution d'Innocent X. « Il y avait certains esprits, disent les Délibérations^ qui voulaient que Ton crût qu'ils étaient blessés de ce que Ton mêlait dans la condamnation d'hérésie le nom d'un auteur qui avait été évêque. Il fallut satisfaire à la délicatesse de cette plainte. » On calma ces esprits si délicats sur l'honneur de M. dTpres. On leur fit cette remarque : Jansénius, dans son livre et dans son testament, a déclaré qu'il soumettait VAu- gustinus au jugement du.Saint-Siége ; il a défendu & ses exécu- teurs testamentaires de le faire imprimer avant d'avoir ob- tenu l'approbation. Sans doute ses amis n'ont pas été fidèles à sa dernière volonté, mais, par cette soumission, il a mis son nom à couvert de l'anathème. Les amis de Jansénius publiaient encore que sa doctrine était celle de saint Augustin, et que la doctrine de saint Au- gustin était celle de l'Église romaine sur la grâce. Cette asser- tion fut longuement et doctement réfutée. De tout temps, ré- pondit-on, les hérétiques ont produit la Sainte-Éoriture, et les Pères pour soutenir leurs erreurs. Néanmoins les papes et les conciles ont toujours condamné les fausses doctrines et par cela même les fausses interprétations de l'Écriture et des Pères sur lesquelles les sectaires les appuyaient. Ainsi, dans le cas présent, l'Église ne condamne pas la doctrine de saint Au* gustin, mais l'interprétation erronée qu'en donnent l'évèque d'Ypres et ses disciples. Saint Augustin expliqué dans son vrai sens, tel que le concile de Trente l'a entendu conformément à la règle de la foi et de la tradition catholiques dont ce concile était le juge, se trouve ouvertement contraire aux subtilités — 267 — de Jansénius, qui ruinent également le dogme chrétien et le pur enseignement de l'illustre évêque d'Hippone. Cependant les Jansénistes insistent. Us veulent à tout prix sauver au moins le sens de Jansénius : ils déclarent aux pré- lats qu'ils consentent à condamner les cinq Propositions en quelque sens qu'elles puissent avoir, pourvu qu'on s'abstienne de dire que c'est au sens de Jansénius. À cette ouverture, l'as- semblée ne voulant rien précipiter, s'ajourna afin de se donner le loisir de comparer encore le texte de VAtLgwtinus avec les cinq Propositions^ À la reprise des séances, VAugustinus fût placé sur le bureau ; on lut les passages que les Jansénistes citaient pour prouver que les cinq Propositions n'étaient pas contenues dans cet ouvrage ; on démontra sans peine la mau- vaise foi des Jansénistes dans leurs citations. On lut aussi les textes de saint Augustin que les Messieurs alléguaient comme renfermant une doctrine identique à celle des cinq Propo- sitions. Convaincus déjà de citations frauduleuses, les défen- seurs de VAugustinus le furent bientôt de fausse interpré- tation. a Après les beaux discours que Messeigneurs les prélats firent sur ce projet en opinant, » le cardinal Mazarin prit la parole. La politique bien plus que la religion inspirait le premier mi- nistre. L'archevêque de Paris venait de mourir, 21 mars 1654. Aussitôt le coadjuteur, le cardinal de Retz, prisonnier à Vin* cennes, avait pris, par procuration, possession de l'archevêché, et les curés de Paris, presque tous jansénistes, l'avaient pro- clamé archevêque dans leur paroisse. Quatre mois après, quand Retz s'échappera du château de Nantes, ces mêmes curés chanteront des Te Deum, Les Jansénistes comptaient sur le concours et la protection du nouvel archevêque, qu'ils croyaient dévoué à leur cause et gagné à leur doctrine. L'as- tucieux cardinal ne se servait des Messieurs que pour avancer ses propres affaires et en tirer de grosses sommes d'argent. Il ne réaliî*^ jamais leurs espérances, toujours trompées et tou- jours entretenues avec un égal artifice. La proclamation des curés de Paris, leurs Te Deum^ les relations de Port-Royal (I) 1. Voir sur ces relations rintéressant Mémoire de M. de Chantelauie inséré dans le t. V du Porl^Uayal de M. Sainte-Beuve. M. de (^bantelauze, conanoe Taffirmait son illustre ami, est un homme savant et de la vieille roche pour Térudition. Cependant nous sommes surpris qu'il nous dise — à propos de la lettre composée par Messieurs de Port-Royal et adressée au clergé de — 268 — avec le mortel ennemi de Mazarin, stimulaient le zèle du pre- mier ministre contre les Jansénistes. Toutefois pour ne pas s'élever au-dessus des vues et des intérêts d'une politique tout humaine^ le cardinal n'en était pas moins dans le vrai, lorsque donnant à l'Assemblée du clergé son avis sur l'affaire des cinq Propositions, il faisait des observations aussi pleines de jus- tesse que celles-ci : Avant la décision du pape, on n'avait jamais douté, ni en France ni en Flandre, que les cinq Propositions ne continssent l'abrégé de la doctrine de Jdnsénius. De France on avait envoyé cinq docteurs à Rome pour défendre cette doctrine. On s'était avisé de mettre en doute, depuis la condamnation, ce qui avait été tenu pour constant auparavant, afin d'éluder par ce moyen la bulle du pape. L'examen qui a été fait par Messeigneurs les commissaires dans leurs conférences et dans l'Assemblée, par chacun des prélats en son particulier justifie assez l'exposé qui est dans la constitution dont l'autorité ne peut être violée par qui que ce soit. Quant à la conformité de la doctrine de saint France par le cardinal de Retz arrivé à Rome, après son évasion de Nantes : — « Dans oetle apologie de sa conduite, écrite d'un style élevé, éloquent, véhément, les solitaires avaient poussé ViUusion (ce qui donné la mesure de leur enlière et naïve bonne foi) jusqu'à faire dire à leur pasteur que sa situa- tion était comparable à celle des Athanase, des GhrysostOme, des Cyrille, des Thomas de Gantorbéry. » Ici comme ailleurs, la bonne foi des Jansénistes est- elle bien sincère, entière, naïve ? Nous n'oserions pousser l'illusion aussi loin que M. de Ghantelauze. Le licencieux archevêque de Sens, M. de Gon- drin, recevait de la part des Messieurs des louanges aussi considérables et aussi peu méritées que celles qu'ils décernaient au cardinal de Retx. En entourant la tète de leurs héros de l'auréole de la sainteté, de la persécu- tion, du martyre, de la science, les solitaires se couronnaient eux-mêmes; ils ne distribuaient si largement la gloire que parce qu'elle leur était renvoyée plus largement encore par l'admiration publique. M. de Ghantelauze a visité Port*Royal avec M. Sainte-Beuve. Son spirituel cicérone aurait pu lui ra- conter bien Joliment, comme Racine dans sa première petite lettre. L'anec- dote des deux capucins et de la mère Angélique. Après quoi, il lui aurait sans doute dit : « L'historiette est pour prouver qu'on a vu de tous temps les Jansénistes louer ou blAmer le même homme, selon qu'ils sont contenu ou peu satisfaits de lui. » (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. vi, p. ilO.) Mais, sans doute, M. de Ghantelauze, qui narre avec autant de grâce et d'esprit que M. Sainte-Beuve, devmit parler à son ami de Marie Stuart ou de Reu, et les solitaires étaient oubliés. On sait que M. de Ghantelauze a publié dans le Cor^ respondani une étude décisive sur Marie Stuart. Son Mémoire sur Retz fourni à M. Sainte-Beuve, ne sera qu'un chapitre d'une histoire complète du ooadjttteur, d'après des documents nouveaux et de la plus grande impor- taooe. _ 269 — Augustin avec celle de Jansénius, on peut considérer que l'éyèqae d'Ypres témoignait lui-même, par les déclarations contenues dans son livre et dans son testament, qu'il doutait de la vérité de ses opinions, puisqu'il les soumettait à la censure du Saint-Siège. Il ne prétendait pas y soumettre la doctrine de saint Augustin, qui n'a point été soup- çonnée d'erreur par TÉglise romaine, mais l'interprétation particulière qu'il donnait aux passages de ce Père, interprétation qu'il assurait avoir été inconnue aux écoles de théologie depuis cinq cents ans^ C'est ainsi que la Relation des Délibérations résume le dis- cours de Mazarin ; elle poursuit : c On examina aussi Texpédient qui avait été proposé, de re- cevoir la condamnation des cinq Propositions en quelque sens qu'elles puissent avoir, pourvu que Ton ne dit pas qu'elle est faite au sens que Jansénius les enseigne. Outre Tabsurdité qu'il y avait de condamner ces Propositions en quelque sens qu'elles puissent avoir ^ puisque selon eux (les Jansénistes) elles peu- vent avoir un sens catholique, on remarqua que, par ces termes généraux, l'on voulait rendre inutile la condamnation, qui est claire et très-expresse dans la Constitution. On observa divers exemples des artifices dont s'étaient servi les anciens héré* tiques pour surprendre par les ambiguïtés des paroles la sin- cérité des évèques catholiques. De sorte que Ton jugera que cet expédient était contraire à la paix et à Tunion des esprits que Ton recherchait, puisqu'elle ne pouvait être fondée sur une am- biguïté qui est la source des divisions, mais sur la vérité et l'unité de la foi.... (( L'affaire mise en délibération, il fut arrêté que Ton décla- rerait par voie de jugement donné sur les pièces produites de part et d'autre^ que la Constitution avait condamné les cinq Propositions comme étant de Jansénius et au sens de Jansé- nius ; et que le pape serait informé de ce jugement de l'As- semblée par la lettre qu'on écrirait à Sa Sainteté, et qu'il serait aussi écrit sur le même sujet à Messeigneurs les prélats (1). » Les lettres au pape et aux prélats du royaume furent écrites. Le Souverain-Pontife répondit, le 29 septembre 1654, par un Bref adressé à TAssemblée générale du clergé de France. Après avoir loué le zèle des évêques, Innocent X approuvait et confirmait ce qu'ils avaient décidé au sujet de la bulle ; puis il déclarait que, par la bulle du 31 mai 1653, il avait con- 1. Délibératûmi du eUrfié. — 270 — damné dans les cinq Propositions la doctrine de Cornélius Jansénius contenue dans le livre intitulé Augustinus. Au mois de mai 1685, dans une réunion d'évêques qui pré- céda l'Assemblée générale du clergé un peu retardée, il fut ré- solu que Ton écrirait une lettre commune à tous les prélats pour leur donner connaissance de la déclaration de Sa Sain- teté, et qu'on leur enverrait une copie de la buUe^ du Bref et des lettres écrites par les Assemblées précédentes. De plus, « pour arrêter le cours d'un des plus grands maux dont l'Église pût être affligée, on décida de les conyier à faire souscrire la bulle et le Bref de Sa Sainteté par tous les chapitres, les recteurs des Universités, par toutes les communautés séculières et régu- lières, par tous les curés et bénéficiers de leurs diocèses, et généralement par toutes les personnes qui étaient sous leur charge. » C'est de là, que naquit le Formulaire^ et non de l'imagination de H. de Marca, archevêque de Toulouse, comme le prétend M. Sainte-Beuve. Il prétend aussi que le Formu" laire fut décrété par l'Assemblée de 1656. Il fut décrété par l'Assemblée de 1655 et rendu exécutoire par celle de 4686. M. Sainte-Beuve, qui se consumait à tâcher djlre exact, nous aurait su gré de lui signaler cette petite erreur de date. Tandis que le pape et les évêques affirmaient solennellement que les cinq Propositions étaient dans Jansénius et renfer- maient sa doctrine. M. Arnauld affirmait non moins solen- nellement que les cinq Propositions n'avaient été soutenues de personne ; qu'elles avaient été forgées par les partisans des sentiments contraires à ceux de saint Augustin ; qu'en les at- tribuant à Jansénius, on imposait des hérésies à un évéque catholique qui a été très-éloigné de les enseigner; qu'il avait lu avec soin le livre de Jansénius et n'y avait point trouvé ces propositions. En revanche, M. Arnauld ajoutait qu'il avait trouvé dans saint Augustin que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, avait manqué à un juste en la personne de saint Pierre en une occasion oit Von ne peut dire qu'il n*ait point péché (l). Arnauld, qui parle si péremptoirement, s'était pourtant pro- mis, après la publication de la bulle, de garder le silence, un silence respectueux. Il était alors à Port-Royal des Champs, ne 1. Seconde lettre de M. Arnauld, docteur de Sorbcmne, à un duc et pair de France» — 271 - demandant qu'a se taire, assure Fontaine, et à demeurer dans la retraite, souhaitant être sans bouche et sans oreilles. Écou- tons encore M. Fontaine, au risque de le ranger parmi ces es- prits injudicieux dont les rapprochements hyperboliques — M. Olier disant de M. Picoté, son confesseur : « Il me semble que Dieu me parle par sa bouche, comme il parlait à son peuple par celle de Moïse (1), » — choquent si fort, de notre côté^ le goût attique de H. Sainte-Beuye : Cependant, Dieu permettait ainsi qu'il se retraçât à nos yeux quelque chose de semblable à ce qui s'était fait dans les commencements de rÉglise» où un petit nombre d'élus, comme d'innocents agneaux, aYaient à résister à des adversaireres redoutables, et à soutenir de toutes parts des armées de loups à qui rien ne manquait de tout ce qui est capable d*intimider les cœurs les plus intrépides^ et d'ébranler les esprits les plus assurés. A ce spectacle, Arnauld ne put contenir plus longtemps son ardeur et sa plume, a Ayant travaillé toute sa yie à connaître la vérité, et à lapuiser dans la source pure de TEcriture, — c*est toujours le judicieux Fontaine que nous citons, — il se sacrifia de bon cœur pour la défendre contre ceux qui la com- battaient Il était dans l'Ëglise comme une lampe ardente et brûlante Combien de personnes ont profité de ses doctes veilles ! On était surpris en approchant de M. Arnauld, de voir toute l'antiquité présente en quelque sorte devant ses yeux et tout ce qui s'était passé dans toute l'Église réuni dans un seul homme Ainsi ce bienheureux Désert renfermait en même temps, et toute la lumière des plus grands docteurs, et toute la plus grande sainteté des parfaits solitaires (2).» Décidé à ne plus tenir la vérité captive par une lâche timidité, l'admi- rabk docteur, M. Amauld, en qui était présente toute l'anti- quité ecclésiastique avec toute la lumière des plus grands docteurs, s'adjoignit cependant un collaborateur, son neveu, M. Le Maître, le célèbre avocat qu'un dépit d'amour, proba- blement, plutôt que l'attrait de la grâce, avait conduit aux 1. tt M. Picoté et MoTse ! dit M. Sainle-Beuve, c'est un peu rude; mais avec oeB esprits injudicieux, il ne faut s'étonner de rien, » Nous verrons du côté de Port-Royal, ÂrnauId et Moïse ! Arnauld et Jésus-Christ I Madame Petit et Judith I etc., etc. 2. Fontaine, Mémoires, t. m, p. 130, 133, 135, ISA. — 272 — pieds de Saint-Gyran et jeté aa bienheareaz Désert. « dit M. Fontaine, on vit que Dieu avait appelé cet homme ad« mirable pour lui consacrer les talents qu*il lui avait donnés, et pour employer au service de l'Église ces torrents d'éloquence qui coulaient de sa plume. Il l'avait rendu un miracle de la Grâce avant de l'en rendre le défenseur. Il avait rempli son esprit d'humilité dès les premiers temps de sa retraite.... pour le préparer peu à peu à entrer dans les intérêts de la Vérité, et pour purifiera loisir par ses larmes cette éloquence qui lui était devenue si iraturelle,et que la délicatesse de sa conscience crai- gnait d'avoir rendue un peu trop humaine. On ne perd rien de ce qu*on veut bien perdre pour Dieu. Jamais Téloquence de ce saint pénitent ne fut admirée davantage que lorsqu'il l'em- ploya pfur la Vérité (4). » M. Le Maître fut un des fondateurs de VEmpire des Tra- ductions, empire bien funeste aux fortes études classiques, que Port-Royal établit et qu'il n'entendit pas se laisser en- lever (2). Le saint pénitent traduisit surtout les SS. Pères et des vies de saints, c II songeait — pensée digne d'un bon jan- séniste — à composer une légende qui fût p;irgée de toutes les fables que des auteurs peu judicieux y ont introduites (3)« » Au milieu de ces pieux travaux, précisément en cette année 1656 où Arnauld rappelle à son aide, il donna au public ses Plaidoyers. Il les revit auparavant. Il sanctifia leur éloquence trop humaine par l'intercalation de nombreux textes des Pères; il y mit de la spiritualité, comme le dira bientôt Racine dans ses Petites Lettres, Malgré cette purification, les torrents d*élo^ quence de M. Le Maître roulent les Pères de l'Église, les histo- riens, les philosophes; les poètes dans un pêle-mêle assez profane, où s*entrechoquent sans fin toutes les figures de la rhétorique. Sous les voûtes dii palais, ces torrents faisaient un fracas qui était trouvé beau: Lorsque cette c bouche qui était l'admiration de toute la France, » s'ouvrait, a les plus fameux prédicateurs demandaient permission de ne point prêcher ce jour-là, afin de pouvoir assister aux plaidoyers (4). » 1. Fontaine, Mémoires, t. m, p. 140. 2. Voir la lettre où Nicole critique les traductioot de M. Du Boit, de TAca- demie fraoçaise, qu'il qualifie de prétendant à Vempire des iraduclianS' (Nicole, lettres nouvelles, lettre 40.) 3. Du Fossé, Mémoires, p. 169. 4. Fontaine, Mémoires, — 273 - La publication de ses plaidoyers causa à H. Le Maître de longues peines de corps et d'esprit. Quoique Fontaine jette des voiles charitables sur cette malheureuse affaire^ elle nous offre une vue d*intérieur de Port-Royal assez ressemblante ; il faut noutf y arrêter un instant. Quelques libraires avaient donné deux éditions fort défectueuses des Plaidoyers. Gomme elles se vendaient bien, à cause de la réputation de Tauteur, ils me- naçaient encore d'en donner une troisième plus complète et par conséquent plus mauvaise. La renommée de M. Le Maître allait être compromise. Or la renommée de M. Le Maître était alors le plus beau fleuron de la couronne de Port-Royal. Les beaux esprits du parti.ceuz qui faisaient valoir le jansénisme par leurs ouvrages (t), représentèrent au solitaire que ces édi- tions défiguraient son ouvrage, déshonoraient son nom, et qu'il devait lui-même publier ses plaidoyers. A cette seule proposition, M. Le Maître sentit toutes ses douleurs passées se renouveler. L'idée du palais et du métier qu'il y avait fait lui revint dans la mémpire, et V effroyable aversion qu'il avait conçue de ;»os pièces d'éloquence l'empêcha d'y penser de nou- veau. Ses amis insistèrent ; ils lui dépeignirent, avec beaucoup de force et de chaleur, le mal qui reviendrait de ces éditions imparfaites. M. Le Maître resta sourd et inflexible. Cependant M. de Sacy trouva un biais : M. Le Maître reverrait ses dis- cours, un de ses amis les publierait, et ainsi M. Le Maître ne paraîtrait pas dans l'impression qui se ferait. Un jésuite n'au- rait pas mieux trouvé ; le biais fut accepté. L'ami choisi fut M. d'Issali, avocat au Parlement. M. Le Maître, après sa retraite, avait adressé à Dieu les plus ferventes prières pour qu'il répandît dans le cœur de M. d'Is- sali les mêmes grâces qu'il lui avait faites, et qu'il lui donnât le même éloignement du palais; surtout il avait tâché d'empêcher que son confrère ne s'engageât dans le mariage, afin que si Dieu avait voulu un jour exaucer ses prières et toucher le cœur de son ami, il se trouvât dans la même liberté de suivre la voix divine, qu'il avait été lui-même au temps de sa conver- sion. Il lui faisait part de ce qu'il trouvait de plus beau sur ce sujet dans ses lectures. « M. Le Maître m'a fait l'honneur à moi-même, dit avec fierté M. Fontaine, de m'employer à 1. M. d'Aubigny à Saint-Ayremond — 274 — transcrire quelques-uns de ces passages, pour les envoyer à cet ami. » Dieu n'exauça pas les prières de M. Le Maître, et son ami goûta plus les charmes d'une femme que la beauté des passages des saints Pères : il se maria. Mais la Grâce ne l'abandonna pas pour cela ; elle présida même à son mariage* Tout ce qu*il y avait de personnes de la plus grande piété s'en mêlèrent. M. de Bagnols en fut l'entremetteur ; M. Singlin et M. de Sacy avouèrent qu'ils n'avait jamais offert à Dieu que ce mariage ; la Mère Angélique l'honora de quelques présents de noces. Elle s'offrit de se charger de l'éducation des filles qui en viendraient, et M. de Sacy avec M. Le Maître lui firent la même offre pour les garçons. M. d'Issali fut reconnaissant; il se con« stitua l'intrépide avocat des Jansénistes.qui, naturellement, ne manquent jamais dans leurs Mémoires de le traiter de célèbre. Un tel ami ne pouvait être qu'un éditeur zélé. M. Le Maître lui confia ses papiers revus et corrigés. L'impression commença et s^ poursuivit activement. La nouvelle s'en répandit bientôt. Et voilà que les saints, les vrais disciples de^^ 'austère Saint- Gyran, qui, à l'exemple du maître, haïssaient la belle tissure des paroleSf furent extraordinairement blessés de cette nouvelle. < Quoi, disaient-ils, M. Le Maître travaille à la publication de ses plaidoyers, après avoir fait depuis près de vingt ans profes- sion publique de silence, et embrassé un état de pénitence I II y a bien plus de danger pour le salut à imprimer des plaidoyers qu'à les réciter dans une chambre du palais, puisque c'est en quelque sorte les réciter devant tous les hommes et' dans tous les siècles. Plusieurs saints autrefois ont suivi le barreau avec éclat, mais il ne s'en trouve pas qui aient revu et publié depuis leur conversion et depuis leur baptême des harangues propres à leur acquérir une gloire toute humaine, ni qui aient permis qu'un autre les publiât. » — On avait beau répondre à ces Messieurs que M. Le Maître ne paraissait point, et qu'il était à l'égard de cette impression comme un homme mort. « Un homme mort, répliquaient-ils, ne ressuscite pas de son tom- beau pour revoir ses anciens ouvrages. » D'ailleurs, M. Le Maî- tre n'avait-il pas composé ses plaidoyers avant d'avoir répandu son cœur devant Dieu dans les larmes de la pénitence, et lui- même n'avait-il pas entendu sortir de la bouche du souverain Directeur, M. de Saint-Gyran, cette sentence : Les livres des hommes de Dieu qui ont répandu leur cœur devant lui en fai* — 275 — sont leurs ouvrages édifient F Église et les fidèles. Tous les ath très quelque saints que soient leur sujet et leur matière, sont livres qui,par la matière et par le corps, tiennent. du judaïsme, et, par l'esprit^ du paganisme» M. Singlin fut de Tayis du mattre et des disciples. Il ne put s^empècher de témoigner à M. Le Maître la douleur qu'il avait de le voir travailler à cette impression. Qui fût bien embarrassé? M. Le Maître. Il se trouva dans de grands déchirements d'es- prit qui le firent tomber en langueur et lui occasionnèrent une fièvre double-quarte. M. Singlin, touché jusqu'au fond du cœur de son état, crut qu*il ne devait pas oublier qu'il était père, et poussa la tendresse jusqu'à lui représenter, avec son zèle ordi- naire, que le dessein que Dieu lui avait inspiré depuis tant d'années de vivre et de mourir dans la retraite et la pénitence devait lui rendre la fièvre plus supportable, quelque longue et affaiblissante qu'elle fût ; il n'était plus question de M. d'Issali et de l'impression commencée. M. Le Maître- t)B pensait pas à ses pièces d'éloquence avec cette effroyable aversion dont parle Fontaine. Môme converti, il était resté sensible à ses plaidoyers. et il faisait rire ceux qui raccompagnaient, en leur demandant si ce n'était pas un de ces Messieurs. Il croyait toujours qu'il avait quelque pénitent de considération caché, comme H. Le Maître, par exemple, sous un grossier vêtement gris. Cependant il avait une affection particulière pour M. Ar« nauld, « Il le priait de venir souvent chez lui dans son hôtel de Paris et dans sa maison de Liancourt, où il prenait plaisir de lui servir de belles carpes de ses canaux qu'il appelait ordi- nairement des monstres, qu'il ne servait pas indifféremment â toutes sortes de personnes, mais qu'il faisait conserver avec un très-grand soin pour les amis choisis pour qui il avait une particulière considération (2). » Ces belles carpes monstres, conservées avec un très-grand soin pour les amis choisis, font pendant aux fruits monstres de M. d'Andilly, et rappellent ces paroles de l'abbé d'Aubigny à Saint-Évremond : « Nos direc- teurs font manger des herbes à des gens qui cherchent à se distinguer par des singularités, tandis qu'on leur voit manger tout ce que mangent les personnes de bon goût (3). » Or c'est â ce grand seigneur, à ce disciple bien-aimé de 1. Vie de messire Antoine Amauld^ 1. 1, p. 129. 2. Fontaine, Mémoires, t. iv, p. 264. 3. Œutyret choisies de Saint-Évremon^^ elc, par Ch.Gidel, p. 143. — 283 — M. Arnauld — « On aura peine à le croire dans les siècles à venir I » s*écrie M. Fontaine — que Messieurs de Saint-Sul- pice osèrent refuser l'absolution. M. Sainte-Beuve, qui suit fidèlement M. du Fossé (i), raconte ainsi la chose : M. de Lian* court « s'étant présenté, le 31 janvier 1655, à un M. Picoté, prêtre de sa paroisse et son confesseur ordinaire, il ne put re- cevoir l'absolution. Il venait d'achever sa confession détaillée, et attendait la parole du prêtre, quand celui-ci dit : a Vous ne me parlez point d'une chose de conséquence, qui est que vous avez chez vous un janséniste, un hérétique ; vous ne me par- lez point non plus d'une petite fllle que vous faites élever à Port-Royal, et du commerce que vous avez avec ces Messieurs. » Le confesseur exigeant un mea culpa là-dessus, et parlant même de rétractation publique, le pénitent ne put se résoudre d'aucune manière à s'en accuser, et il sortit paisiblement du confessionnal (2). » M. du Fossé a égaré M. Sainte-Beuve, qui prodigue ses fines railleries à M. Picolé, à M. Olier, à M. Vincent de Paul et à toute la respectable famille de ces doux. « Ils n eurent ja< mais, dit-il, à l'égard des nôtres que du miel aigri. • Ce n'est pas du miel aigri que ces doux eurent pour les Jansénistes, mais un saint zèle, ennemi de toute lâche complaisance. Ces doux donnèrent plus d'une fois des leçons de fermeté pastorale aux forts du bienheureux Désert. C'est ce qui arriva pour M. de Liancourt. Le duc s'était tenu dans ses terres depuis la bulle, un peu embarrassé, à ce qu'on prétend, d'un engagement qu'il avait donné par écrit à M. Olier de se soumettre dès que le pape aurait parlé. En i655, il retourna dans son hôtel à Paris. Il y avait près de quinze ans que sa femme et lui se confes- saient à un prêtre de la paroisse, nommé Charles Picoté (3). 1. Du Fossé, MémoireSy chap. xvi. 2. Sainte-Beuve, Port-RoycU, t. m, p. ?9, 30. 8. M. Picoté, laid à faire peur, oachait sous un extérieur rebutant de grandes tertus et de grandes lumières pour la direction des ftmes. il confessait beau- coup. Il avait la réputation d'un saint, et il usait du crédit que lui assurait, même à la cour, celte répulation pour reconiDDander les affaires religieuses importantes, surtout pour demander des aumônes et quelquefois aussi pour dire de bonnes vérités. « Un jour la duchesse d'Aiguillon, sa pénitente, le convia à un repas qu'elle donnait au petit Luxembourg, son hôtel, où plusieurs personnes de qualité étaient invitées. M. Picoté s'y trouva ; on servit devant lui six ortolans dans un plat, oiseaux rares et très-chers pour la saison. M. Picoté les mangea tous sans savoir ce que c'était. Madame la --. 284 — Il alla lui rendre visite à son retour de la campagne, dit le P. Rapin ; et^ comme il voulait prendre des mesures avec lui pour se confesser à la Purification, M. Picoté, informé des re- lations de son pénitent avec Messieurs de Port-Royal, en obtint la promesse faite à M. Olier de rompre ce commerce dès que le Saint-Siège se serait déclaré, le supplia de lui donner du temps pour prendre conseil sur la conduite qu'il devait tenir à son égard et le pria de revenir le jour de la fête ou la veille. Cette réponse choqua M. de Liancourt, qui alla sur l'heure se plaindre au P. Vincent, supérieur-général des pères de la mission, ami intime du curé de Saint-Sulpice, qui était alors duchesse qui les demanda au maître d'hôtel pour les distribuer, ayant appris que M. Picoté les avait mangés sans façon, s'informa de lui s'il savait ce qu'il avait mangé et pour combien d'argent. « Oui, madame, répliqua M. Pi- coté, je viens de manger six moineaux qu'on vient de servir devant moi, qui valent peut-être cinq ou six sols. » — Cinq ou six sols ! s'écria la ductiesse. Vous vous connaissez bien mal en ortolans ; ils coûtaient six louis d'or. ^ « Vous êtes foUc, madame, répondit M. Picoté, d'avoir fait une si grosse dé- pense pour acheter six oiseaux dont le prix aurait mieux élé employé a, sou- lager les pauvres. » — Le roi vit M. Picoté qui se promenait dans la cour du Louvre ; il demanda quel était ce prêtre mal bâti ; on lui répondit que c'était un saint qui venait voir quelquefois la reine sa mère. Il le fit appeler pour lui parler. Il se recommanda à ses prières, et M. Picoté lui dit avec une grande simplicité : « Sire, vous nous avez coûté bien des coups de discipline à M. Olier et à moi. • — Lorsque la duchesse d'Aiguillon le prit pour son directeur, les Jansénistes firent tout ce qu'ils purent pour l'en détourner, disant que c'était un prêtre ignorant Pour l'en convaincre, ils l'engagèrent de le convier de venir dîner chez elle avec l'un d'eux, et qu'ils lui feraient des questions fort communes auxquelles il ne pourrait répondre. La duchesse en voulut avoir l'expérience. Ce savant lui demanda dans la conversation l'explication d'un passage de saint Augustin très-difficile. M. Picoté fit une courte prière à la sainte Vierge. En même temps, il eût une vue claire et distincte de la difficulté proposée, il expliqua si nettement le passage que le docteur janséniste en demeura confua et n'osa plus l'interroger. — Ce fut M. Picoté qui engagea la duchesse d'Aiguillon, nièce et héritière du cardi- nal Richelieu, à distribuer une partie de ses immenses richesses en aumônes dans toutes les provinces du royaume, pour y soulager les pauvres dans les temps de disette et de calamités, et à employer l'autre soit à soutenir les évèques qui allèrent évangéliser en ce iemps-là les infidèles des Indes, de la Chine et du Nouveau-Monde, soit à doter le séminaire des missions étran- gères. (Rapin, Mémoires, t. n, jnèees jwtificatives.) Si M. Picolé eût été janséniste, son nom rayonnerait d'un éclat incompa- rable et serait prononcé avec admiration dans les histoires et les éloges de Port- Royal. Certainement, nos Messieurs auraient comparé M. Picoté comme ils comparent M. de Saint-Gyran, M. Singlin, M. de Sacy, M. Arnauld, etc., aux saints les plus' illustres de l'ancienue et de la nouvelle loi, et M. Sainte- Beuve n'aurait pas dit: Cest un peu rude! — 285 — M. de Bretonvilliers. 11 dit à M. Vincent qu'on lui avait refusé Tabsolution, quoique le confesseur n'eût fait que représenter au duc qu'il avait besoin de temps pour prendre conseil. Le bon supérieur de Saint-Lazare promit d'intervenir. Mais le curé de Saint-Sulpice lui apprit que les quatre plus célèbres docteurs de la Sorbonne, consultés par lui sur le cas de M. de Liancourt, avaient répondu par écrit que « vu la disposition où se trou- vait ce seigneur, qui ne gardait pas une parole donnée si so- lennellement à son curé sur sa conduite, le confesseur serait bien fondé de lui refuser l'absolution. » Saint Vincent de Paul rapporta cette décision à M. de Liancourt, qui demanda alors siy après avoir trouvé ailleurs des confesseurs moins scrupu- leux, il pourrait venir communier à sa paroisse. Les docteurs consultés une seconde fois répondirent affirmativement, et M. de Bretonvilliers finit par déclarer qu'il avait ordonné que, si le duc de Liancourt se présentait à la communion, on ne la lui refusât pas. Le duc alla le voir pour le remercier. Quoique l'afiTaire se fût accommodée par la douceur et en quelque façon au contentement de M. de Liancourt, on ne saurait s'imaginer à quel point cette conduite du confesseur et cette fermeté du curé alarma le petit troupeau janséniste ; car, si la qualité du duc de Liancourt, la considération où il était dans le royaume, ses établissements, son alliance avec le marécbal de Scbombert, son crédit dans la paroisse de Saint- Sulpice et dans le faubourg Saint-Germain, n'avaient pu le mettre à couvert d'un traitement si rude^ que serait-ce de mille gens moins puissants et plus attachés à la nouvelle doctrine ? Quel exemple pour les autres curés de Paris et de tout le royaume (i). Messieurs de Port-Royal se hâtèrent de prendre la défense de M. de Liancourt et de démontrer Tinjustice du procédé des Sulpiciens. Ils espéraient ainsi détruire l'efTet du bel exemple de vigilance et de fermeté qu'ils venaient de donner. Ils espé- raient en môme temps détacher le duc de M. Picoté et de Saint- Sulpice (2). 1. Bapin, MémoireSf t. ii, p. 336-9. 2. Ils y réussirent complètement. Le doux M. Fontaine — qui nous semble avoir aussi son miel aigri, — parlant des têtes niai failes de Sainl-Sulpice ^ le trait vise M. Picoté — nous apprend que M. de Liancourt disait, après son démôlé, qu'ils étaient peu propres à conduire des hommes et qu'it leur .eonfierait à peine la conduite de ses poules d'Inde, — 286 - Nul n'était mieaz préparé que M. Âmauld pour opposer les lois de la discipline ecclésiastique au fanatisme insolent de M. de Bretonvilliers (i). II publia sa Lettre à une personne de condition^ où il bl&me « la témérité de ces prêtres qui, sans autorité, s*arrogeaient le droit de retrancher de la communion de l'Église Messieurs de Port-Royal. » Mais autant il blâme ces tyrans des consciences^ autant il loue ses amis^ sans s'oublier lui-même, le tout avec une grande abondance de textes des Pères. Ce n'était pas en vain que toute Y Antiquité ecclésias- tique était renfermée en lui ; il le prouvait sans ménagement pour ses lecteurs. Il finissait en consolant M. de Liancourt, et en l'engageant à s*estimer « heureux d'avoirsouffert pour la jus- tice une si violente persécution. » Cette lettre ne resta pas sans réponses ; à leur tour ces réponses provoquèrent une Seconde lettre à un Duc et PaU\ « un des plus beaux ouvrages qui soient sortis de la plume de ce Docteur ^â). i En effet, c'est dans cette seconde lettre ({\x Le second événement fut une vision mystérieuse dont Pascal conserva le souvenir dans un écrit hiéroglyphique qu'il porta jusqu'à sa mort entre l'étoffe et la doublure de son habit. Le troisième événement fut un sermon de M. Singlin. Comme il était avec sa sœur à Port- Royal, le sermon vint à sonner ; il fut l'entendre. Le prédicateur prouva qu'on ne de- vait point s'engager dans une charge ou dans le mariage comme font tous lès gens du monde, qui n'agissent que par habitude, par coutume et par des raisons tout humaines ; mais qu'il faut consulter Dieu auparavant... Pascal, qui était assuré que le prédicateur n'avait pu être prévenu à son sujet (qui sait?), en fut vivement touché. D'après nos Messieurs, le premier' de ces événements « fit prendre à M. Pascal la résolution de rompre ses promenades et de mener une vie plus retirée ». Par le second « Dieu lui 6ta cet amour des vaines sciences, auquel il était revenu. » Par le troisième « Dieu acheva en lui son œuvre (i). » Racine, nourri à Port-Royal, devait penser à son temps lors- qu'il s'écriait : Et quel temps ftit jamais plus fertile en miracles f Ses maîtres en voyaient partout, et les déclaraient toujours opérés en leur faveur. Nous ne partageons pas leur crédulité, surtout en ce qui touche cette intervention divine dans la vie de Pascal. La sœur Sainte-Euphémie n'en parle pas dans ses lettres où elle raconte la conversion de son frère. Il faut cher* cher la cause de cette conversion dans la rupture de son ma* riage qui le dégoûta du monde. D'ailleurs, les maladies et les infirmités étaient revenues, et l'accident du pont de Neuilly les avait aggravées, c On se représente sans peine, dit un histo- rien, la commotion que dut recevoir la. machine frêle et lan- guissante de Pascal. Il eut beaucoup de peine à revenir d'un long évanouissement ; son cerveau fut tellement ébranlé que dans la suite, au milieu de ses insomnies et de ses exténua- tions, il croyait voir de temps en temps, à côté de son lit, un précipice prêt à l'engloutir (2). » Désillusionné, souiTrant, abattu, Pascal chercha la paix dans la retraite et les pratiques de la piété, dont sa sœur n'avait cessé de lui parler. 1. Recueil d*Utreeht p. 258-26. 2. Discours sur la vie et les œuvres de Biaise Pascal^ p. 44. — 307 - . . Vers la ûa de septembre dernier (1654), écrit Jacqueline à madame Perler, ii vint me roir, et à cette visite il s'ouvrit à moi d'une manière qui me fit pitié» en m'avouant qu'au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité à quitter tout cela, et par une aversion extrême qu'il avait des folies et des amusements du monde et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu'il se trouvait détaché de toutes choses d'une telle manière qu'il ne l'avait jamais été de la sorte, ni rien d'approchant. En quittant le monde, Pascal n'y laissa pas oe qui faisait Vobjet de ses passions. Mademoiselle de Roannez le suivit dans sa retraite. « Elle s'échappa un matin de chez madame sa mère, et vint à Port^Hoyal où on la reçut. Elle fut mise au no** viciât et elle y prit le nom de sœur Charlotte de la Passion. Madame sa mère, ne pouvant la persuader de sortir de ce mo* nastère, obtint bientôt une lettre de cachet, avec laquelle elle la vint chercher (i). » Nous trouvons dans les Lettres de la mère Agnès Arnauld le récit de la sortie de mademoiselle de Roannez. Ce récit envoyé à une religieuse de l'abbaye de Tart, à Dijon, fait bien con- naître l'amie de Pascal : Je me prévaux donc de votre bonne disposition pour vous demander deux semaines (de silence) au lieu d'une, sans préjudice de ce qui pourra arriver qui méritera de rompre la règle, comme je fais aujour* d'bui pour vous donner part à notre affliction de la sortie de made- moiselle de Roannez, qu'on nous a ravie samedi dernier avec des violences extrêmes, madame sa mère n'ayant voulu écouter aucune raison ni aucune prière de sa part. On ne saurait représenter la dou- leur de cette bonne demoiselle, qui aurait sans doute fléchi madame sa mère, sans une sœur qu'elle a religieuse bénédictine, qui se trouva à cette belle action. Elle est dans cette ville au retour des eaux de Bourbon, qui animait cette dame à se rendre inexorable. Elle (made- moiselle de Roannez) demanda pour toute grâce, ne pouvant riçn obtenir, qu'on la laissât passer sa fête céans qui était le lendemain, ayant nom Charlotte ; ce que la religieuse ne voulut jamais permettre, n'ayant autre parole à dire, sinon : Il faut que vous sortiez tout à cette heure. Cette pauvre fille fit des cris étranges à ce dernier refus ; et il lui échappa de dire : Que je sois malheureuse d'avoir une telle sœur I Recueil d^UtrecfU, p. 301. — 308 — Elles avaient amené avec elle un exempt... Madame d'Àumont parla audit exempt comme il fallait, fort sagement, mais généreusement... Elle dit tout le fait à la religieuse (bénédictine), non pas en face, mais elle l'entendit bien... Cette dame s'offensa de cela, mais elle le méri- tait bien. . Nous avons été dans la douleur jusqu'à hier, vingt-quatre heures après qu*elle (mademoiselle de Roannez) nous envoya une demoiselle qui a été sa gouvernante pour nous dire de ses nouvelles qui sont de consolation, étant si ferme, si sage, si touchée, qu'ils ne savent tous que dire. Elle envoya quérir ses bréviaires et ses livres de lecture. Elle ne voit qui que ce soit, que ceux qui aiment la maison et qui pleurent la persécution qu'on lui a faite. Elle a déclaré à madame sa mère qu'elle ne serait jamais autre que religieuse ; et pour preuve, elle se décoiffa devant elle, pour lui montrer qu'elle n'avait plus de cheveux. Elle a fait ce coup-là sans l'avis de personne, en pleine nuit, la veille qu'on la vint quérir, craignant que cela n^arrivàt. Elle me dit le lende- main au matin qu'elle avait eu ua si furieux instinct de faire cela qu'elle n'y avait pu résister, et que son bon ange et elle n'avaient guère arrêté à le faire. Il en fallut rire, car il n'y avait plus de remède. Je vous dis un échantillon de tout, ma très-chère mère, afin que vous ne soyez point trop touchée de douleur ; le principal est qu'elle est cons- tante. M. Singlin en a été ému jusqu'aux larmes ; néanmoins il est tout consolé de sa disparition; il dit qu'elle est merveilleusement avancée en quatre mois. Il lui a dit qu'il ne craignait pas qu'elle s'affaiblit, mais qu'elle prit garde à ne plus s'irriter... Je vous recommande de tout mon cœur ma chère sœur exilée, et je supplie très-humblement les trois couvents que vous me mandez qui ont tant de charité que de n'en point manquer pour nous, qui sommes l'objet de la haine de tous les dévois du temps, de vouloir offrir à Dieu cette bonne fille, afin qu'il la soutienne et qu'elle ne s'aigrisse point (1). . Mieux que M. Singlin, Pascal consolait la chère sœur exilée. On a conservé une partie de leur correspondance toute reli- gieuse, mais sous l'austérité de laquelle on sent la tendresse. On remarque dans une lettre de Pascal cette phrase tristement significative : « La paix ne sera faite que quand le corps sera détruit (2). » Le Recueil d'Utrecht, avec toute sa réserve, ne laisse aucun doute sur cette persévérance de mutuelle affection, c Tant que Pascal vécut, dit-il, il lui fut d'un grand secours pour la con- 1. Letlres de la mère Agnès Amauld, publiées par M. Fougère t. i, p. 445. 2. Henri Martin, Histoire de France, t. xii, p. 92. )' t ... Je vis clairement, dit la sœur Saiote-Euphémie sa première di- rectrice — que ce n'était qu'un reste d'indépendance caché dans le fond du cœur qui faisait arme de tout pour éviter un assujettissement qui ne pouvait être que parfait dans l'es dispositions où il était... Je me contentai de lui dire que je croyais qu'il fallait faire pour le méde- cin de l'âme comme pour celui du corps, choisir le meilleur ; qu'il est vrai que Vévèque est notre directeur naturel, mais qu'il n'était pas possible à celui de Paris de l'être de tous ses diocésains, ni même aux curés, ni même aux prêtres des paroisses, quand ils seraient capables de l'être de quelqu'un ; — (pourquoi donc nos Messieurs blâmaient-ils les Jésuites de confesser ?) — que lorsque M. de Genève avait conseillé de choisir un directeur entre dix mille, c'est-à-dire tel qu'on le pré- férerait à dix mille, lui qui était évéque et grand zélateur de la hiérar- chie n'avait pas prétendu borner le choix de chaque personne dans les prêtres de sa paroisse. Pascal accepta M. Singlin. Ce fut alors à M. Singlin à faire des difficultés.M.de Saint-Cyran lui avait appris «qu'i/ faut que Dieu change le cœur le premier et le renverse avant que le prêtre entreprenr^ d'absoudre l'âme, bien plus, avant qu'il entreprenne de la recevoir à pénitence (â). )i 11 ne put cependant résister longtemps aux bonnes raisons qu'il eut « de ne pas laisser périr des mouvements si sincères et qui donnaient tant d'espérances d'une heureuse suile. » Pascal voulut aussitôt aller trouver son directeur, qui était alors aux Champs pour prendre quelques remèdes. Il pensait d'y aller dans le plus grand mystère, en changeant de nom, eii laissant ses gens dans un village voisin, en prétextant un 1. ReeueU d'Utreeht, p. 301. ?. Fontaine, Mémoires, t. ii, p. ilO. 20 — 309 ~ fiance qu'elle avait en lui (l). )) Quand Pascal fut mort, sa vo- cation religieuse, dont M. Singlin répondait, s'évanouit bientôt. Elle resta un an — juste le temps sans doute de laisser re- pousser ses cheveux — enfermée avec ses bréviaires, ses livres de lecture et ses tendres souvenirs ; puis elle vit le monde et j. pensa à se marier. Elle épousa M. de la Feuillade. I Une fois décidé à changer de vie, Pascal eût à passer par tous | les degrés d'une véritable initiation avant d'être admis au * bienheureux Désert, parmi les pénitents. Le plus difficile fut de lui faire accepter M. Singlin pour confesseur ; un prêtre de sa paroisse lui paraissait suffire. — 310 — voyage d'aSaire à la campagne. M. Singlin ne fut pas de cet avis ; il lui ordonna de l'attendre à Paris. Enfin, étant de retour, il le reçut. Mais, « voyant ce grand génie, il crut qu'il ferait bien de l'envoyer à Port-Royal des Champs, où M. Ar- nauld lui prêterait le collet en ce qui regardait les autres sciences, et où M. de Sacy lui apprendrait à les mépriser (I), b Pascal fit ses adieux à son bon ami le duc de Roannez, qui pleura beaucoup, et partit avec M. de Luynes, chez qui il resta quelque temps à Vaumurier, d'où il se rendit à Port-Royal et y obtint une cellule parmi les solitaires. Il fut dans une joie extrême, comme il l'écrivit à sa sœur, de se voir logé et traité en prince, mais en prince au jugement de saint Bernard, dans un lieu solitaire où Ton fait profession de pratiquer la pauvreté en tout où la discrétion le peut permettre. Il raconte & Jac- queline comme il assiste à tout l'office, comme il se lève k cinq heures du matin sans la moindre incommodité, comme il brave par le jeûne et les veilles toutes les règles de la méde- cine ; il n'oublie pas de lui décrire la cuillère de bois et la vaisselle de terre dont il se sert. Si Pascal était heureux, Port Royal des Champs et de Paris étaient dans l'allégresse. « Qui pourrait, s'écrie un chroniqueur, exprimer la joie que la con- version et la retraite de M. Pascal causa à tout Port-Royal ? Quelle reconnaissance n'y témoigna-t-on pas au Seigneur pour avoir rendu humble cet esprit si élevé, ce philosophe dont la réputation était si répandue ? Quelle plus grande preuve de la toule-puissance de la grâce de Dieu (2) ? » Aussi les solitaires traitèrent-ils Pascal non-seulement en prince au jugement de saint Bernard, mais encore en prince au jugement du monde savant et lettré. Ils lui faisaient les honneurs de longs entretiens sur la philosophie, la géométrie, la physique, dans lesquels Pascal charmait et enlevait tout le monde. Nos Messieurs qui, M. le Maître l'affirmait même en revoyant ses plaidoyers et en plaidafit pour eux, ne s'occupaient que des nouvelles de l'autre mondCy parlaient sans cesse, dit M. Fontaine, dnnou<- veau système du monde selon M. Descartes, dans lequel M. Arnauld était entré. Pascal eut donc l'occasion d'en dire son sentiment. « 11 pensait comme Descartes que les bêtes n é- taient que des automates, mais il se moquait fort de sa ma- 1. Fontaine, Mémoires, t. m, p. 78. 2. Recueil d'Ulrechi, p. 270. tière subtile. Il ne pouvait non plus souffrir sa manière d'ex- pliquer la formation de toutes choses et disait souvent : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans toute sa philosophie pouvoir se passer de Dieu, mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela il n'a plus que faire de Dieu (1). » La lettre de Descartes à M. de Garcavi n'était pas oubliée. M. de Sacy, « dont la conduite était de proportionner ses entretiens à ceux avec qui il parlait, > mit un jour Pascal sur son fort et lui parla des lecteurs de philosophie dont il s'occupait le plus. Cette conversation sur Épictèteet Montaigne nous a été conservée par Fontaine et elle ravit justement M. Sainte-Beuve, qui en fait une fine et gracieuse analyse (2). En écoutant Pascal, « M. de Sacy croyait ôtre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, et il se disait en lui-même ces paroles de saint Augustin : 0 Dieu de vérité ! ceux qui savent ces subtilités de raisonnement, vous sont-ils pour cela plus agréables (3) ?» Il inter- rompit quelquefois le brillant causeur pour opposer saint Augustin à Montaigne, et lui faire des compliments qui étaient aussitôt rendus, a Je vous suis obligé, Monsieur ; je suis sûr que si j'avais lu longtemps Montaigne, je ne le con- naîtrais pas autant que je le connais par l'entretien que je viens d'avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu'on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits ; il pourrait dire avec saint Augustin : Ibime vides^ attende. Je crois assurément que cet homme avait de l'esprit, mais je ne sais si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu'il n'en a eu, par cet enchaînement si juste que vous faites de ses prin- cipes. » Pascal répondait « que s il lui faisait compliment de bien posséder Montaigne et de le savoir bien tourné, il pouvait lui dira sans compliment qu'il possédait bien mieux saint Au- gustin, etqail le savait bien mieux tourner, quoique peu avan- tageusement en faveur du pauvre Montaigne (4). » La sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie à qui Pascal man* dait ces passe-temps, que le salon de madame de Sablé pouvait envier à la solitude de Port-Royal, s'en étonnait : 1. Recueil d'Ulrecht, p. î79. 2. Sainle-Beuve, Port-Boy al, l. ii, p. 382. S. Fontaine, Mémoires^ U m, p. 90. 4. Ibid., t. III. p. 93. - 312 — J'ai aulaat de joie de \ous trouver gai dans la solitude que j'avais de douleur quand je voyais que vous étiez dans le monde. Je ne sais néanmoins comment M. de Sacy s'accommode d'un pénitent si réjoui, et qui prétend satisfaire aux vaines joies et aux divertissements du monde par des joies un peu plus raisonnables et par des jeux d'esprit plus permis, au lieu de les expier par des larmes continuelles. Pour moi, je trouve que c'est une pénitence bien douce, et il n'y a guère de gens qui n'en 'voulussent faire autant. Je m'en rapporte pourtant bien à sa conduite et en demeure fort en repos (1). c J'ai mon brouillard et mon beau temps au-dedans de moi» dira Pascal dans ses Pensées, Le beau temps qui régnait dans son âme, à son entrée à Port-Royal, fit bientôt place au brouil- lard. Sans doute les doux souvenirs du monde, qui le poursui- vaient dans sa cellule, ramenaient trop vivement la pensée vers ce qu'il avait quitté. Il voulut les amortir sous les coups de la pénitence. Son humewr bouillante l'emporta à des exagérations d'austérité que sa sœur fut obligée de blâmer : On m'a fort congratulée par la grande ferveur qui vous élève si fort au-dessus de toutes les manières communes que vous mettez les balais au rang des meubles superflus... Il est nécessaire que vous soyez, au moins durant quelques mois, aussi propre que vous êtes sale, aûn qu'on voie que vous réussissez aussi bien dans Fhumble diligence et vigilance sur la personne qui vous sert que dans l'humble négligence de ce qui vous touche ; et après cela, il vous sera glorieux et édifiant aux autres de vous voir dans l'ordure, s'il est vrai toutefois que ce soit le plus parfait, dont je doute beaucoup, parce que saint Bernard n'était pas de ce sentiment. Ce billet de Jacqueline à son frère est daté du 1*' 'décembre 1655. Encore un mois, et Pascal commencera ses Provinciales où on ne soupçonnera guère un pénitent se plaisant dans la saleté et l'ordure. On n'aurait pas dû y soupçonner non plus un ami de Port-Royal. Pascal, mettant la vérité, comme les ba- lais, au rang des meubles superflus, va déclarer dans ses lettres qu*il n'est pas de Port-Royal (2), qu'il n'a jamais eu (réta- blissement avec les solitaires^ qu'il n'est pas un homme de 1. Lettre de la sœur Sainlc-Euphémie à son frère Pascal, Recueil d'Utrecht p. 268. 2. a Nous savons en quel s'tns il est vra* que Pascal n'élait point de Port- Roy al^ dit M. Saiole-Beuve : il n'y demeurait pas au moment où il écrivait toutes ses lettres» » Tout de bon, M. Sainte-Beuve, un Père casuiste n'aurait pas mienx trouvé. — 313 — Port-Royal (1). Le mensonge coulait comme l'éloquence de la plume de Pascal portant la guerre chez les jésuites mômes. Le Mentiris impudcntissime, qu'il jetait si cavalièrement à la face de ses ennemis, se retourne contre lui, et demeure attaché à son front. Et, ainsi qu*il le remarque, la qualité de menteur enfermant rintention de mentir (2), c'est avec connaissance et avec dessein qu'il écrivit ses Menteuses (3), sans croire dé- choir de l'état de grâce. « Voici de quelle manière Pascal — (qui n'est pas de Port- Royal) — s'engagea à y travailler. Il était à Port-Royal des Champs en janvier 1656. Gomme on travaillait alors en Sor- boDn« à la condamnation de M. Arnauld, ces Messieurs pres- sèrent fort ce docteur, qui était aussi à Port-Royal, de se dé- fendre, et ils lui disaient : Est-ce que vous vous laisserez con- damner comme un enfant^ sans rien dire^ et sans instinire le public de quoi il est question ? Il composa donc un écrit dont il fit lui-même la lecture. Ces Messieurs n*y donnant au- cun applaudissement, M. Arnauld, qui n'était point jaloux de louanges, leur dit: y^voû^ien qu^e vous ne trouvez pas cet écrit bon, et je crois que votis avez raison^ Puis il dit à M. Pascal : Mais vous quiètes jeune, vous deviniez faire quel- que chose. M. Pascal fit donc une première lettre et la lut à ces Messsieurs. M. Arnauld dit aussitôt : Cela est excellent, cela sera goûté, il faut la faire imprimer. Tous ayant été du môme avis, on le fit (4). » La première lettre à un provincial parut quelque jours avant la censure qui excluait Arnauld de la Faculté de théologie, et flétrissait les deux propositions extraites de sa Seconde lettre à un duc et pair. Le docteur, qui ne fut jamais d'humeur à se laisser condamner comme un enfant sans rien dirCj vint à Paris, suivi de M. Le Maître et de Nicole, travailler aux ou- vrages qu'il opposa à la Sorbonne. Pascal s'y rendit aussi o pour continuer le succès de ses lettres. Il alla se mettre dans une auberge, rue des Poirières, à l'enseigne du roi David, vis-à-vis le collège des jésuites, quoi qu'il eût une maison de louage à Paris. M. Périer arrivant en cette ville dans le môme temps. 1. Lettres provinciales, xvi, xvfi. 2. Lettre xv. 3. C*ese aîDsi que de Maistre appelait les Lettres pnmnciales, 4. Reeuext (FUtrecht, p. 277. — 314 - alla se loger dans la même auberge comme an homme de province^ sans faire connaître qu'il était beau-frère de M. Pascal, qui y était sous le nom de M. de Mons (1). » M. Arnauld, dans la solitude que des veuves opulentes lui rendaient douce, écrivait ses Dissertations quadripartites. Mais l'éclat de sa plume d'or pâlissait devant le succès des Provinciales^ qui était prodigieux. II est vrai que les Messieurs et les mères de V Église ne s'y épar- gnaient pas. D'abord les éruditsAmauld, Sacy, Nicole et leurs amis de la Sorbonne fournissaient abondamment à Pascal les données théologiques et les textes des casuistes, qu'il mettait en œuvre. il Je suis devenu grand théologien en peu de temps et vous al- lez en avoir des marques, t> dit Pascal dans sa première lettre. Thomassin, qui la lut certainement, dut bien rire, et, malgré ces marques nouvelles, il dut répéter son mot : « Yoilà un jeune homme qui a bien de l'esprit, mais qui est bien ignorant (2). Nos Messieurs étaient savants pour lui. 11 usa de leur science sans trop la contrôler. Gomme le dit M. Sainte-Beuve, « il fit flèche de tout bois. » L'essentiel était que la flèche fClt acérée, légère, et surtout habilement empoisonnée. C'est à quoi Pascal s'appliquait seul, à renseigne du roi David. Une fois la lettre écrite, un comité de lecture s'assemblait. La lettre était reiue et embellie^ s'il y avait lieu. Restait à la faire imprimer, et ce n'était pas facile sans privilège du roi ; il fallait tromper la vigilance du lieutenant de police. Ces Messieurs y réussirent merveilleusement. « L'habileté avec laquelle les auteurs de cet ouvrage ont trompé la vigilance de Tinquisition française, dit l'abbé Grégoire, peut servir de modèle (3). » D'ordinaire» Picard, le fidèle laquais de Pascal, portait le manuscrit à M. Prontin, proviseur du collège d'Harcourt, qui avait soin de le faire imprimer tantôt dans le collège même, tantôt ailleurs, un peu partout. Les relations abondent en détails piquants sur ces impressions clandestines. Un jour le P. de Prêtât, jésuite, parent de .M Pérîer, vint lui rendre une visite à Tauberge où il logeait avec Pascal. « Il lui 1. Recueil d*Otreeht, p. 278. 2. Mot prononcé par le P. Thomassin aa sortir d*un long entretien a?ec Pascal, lequel dit de son côté : Voilà un bonhomme qui est terriblemenl savant, mais qui n'a guère d'esprit. » 3. Les mines de Porl-Royaly p. 72. — 315 — dit qu'ayant Thonneur de lui appartenir, il était bien aise de Tavertir qu'on était persuadé dans la Société que c'était M. Pas- cal, son beau-frère, lequel vivait dans la retraite, qui était l'au- teur des petites lettres qui couraient Paris contre les jésuites^ et qu'il devait le lui dire et lui conseiller de ne les pas conti*^ nuer^ parce qu'il pourrait lui en arriver du chagrin. M. Périer le remercia, et lui- dit que cela était inutile, et que M. Pascal lui répondrait qu'il ne pouvait pas les empêcher de l'en soup* çonner^ parce que quand il leur dirait que ce n'était pas lui, ils ne l'en croiraient pas, et qu'ainsi s'ils s'imaginaient que cela était, il n'y avait point de remède. Le P. de Frétât se retira là- dessus, disant toujours qu'il était bon de l'avertir, et qu'il prit garde à lui. M. Périer fut fort soulagé quand il s'en alla ; car il y avait sur son lit une vingtaine d'exemplaires de la septième ou de la huitième lettre, qu'il y avait mis pour sécher. Il est vrai que les rideaux étaient un peu tirés, et heureusement un frère que le P. de Prêtât avait amené avec lui, et qui s'était assis auprès du lit, ne s'était aperçu de rien. M. Périer alla aussitôt en avertir M. Pascal, qui était dans la chambre au- dessus de lui, et que les jésuites ne croyaient pas si proche d'eux 0). Les jansénistes ne s'en tiraient pas toujours avec des réponses équivoques comme celle de M. Périer au P. de Frétât. Leur libraire, Charles Savreux, fut arrêté. On saisit tout ce qu'on trouva chez lui. Mais, ditBeaubrun, « M. Savreux ne fut point étourdi de ce coup ; il tint ferme et reçut cette disgrâce d'une manière très-chrétienne, qui faisait croire qu'il avait eu moins ses intérêts en vue que l'amour de la vérité et la crainte do Dieu, en s'exposant à rendre service à Messieurs de Port-Royal. C'est ce qui engagea tous les amis à s'intéresser pour sa liberté, et à offrir leurs prières à Dieu pour sa délivrance (2). » Deux autres libraires de Port-Royal, Petit et Desprez, furent aussi soupçonnés. Petit imprimait la seconde Provinciale, lorsque le commissaire vint chez lui ; il ne s'y trouva pas. Sa femme, raconte M. de Saint-Gilles, monta à l'imprimerie, mit les formes, quoique fort pesantes, dans son tablier, et passant à travers les gardes, comme une Judith, alla les porter chez un t. liêcueil d^Utre^t, p. 278. 2. Cité par M. Bainte-Benye, t. m, p. 56. — 316 — voisin où, dès la môme nuit, on tira trois cents exemplaîrefs, et le lendemain douze cents (1). — Madame Petit une Judith ! n'est- ce pas un peu rude? Les amis de Pascal ne haïssaient pas autant que lui les mots d'enflure. Nonobstant, M. Sainte-Beuve les estime fort judicieux. M. de Saint-Gilles était alors le factotum de Port-Royal. Aidé des conseils deM.Arnauld^qu'on n'aurait pas cru si pratique il ne gérait pas trop mal les affaires de Port-Royal ; il nous l'apprend lui-même : C'est moi qui, immédiatemeDt, ai fait imprimer par moi-même les quatre dernières lettres au Provincial, savoir la 7*, 8«, 9* et lO*. D*abord il fallait fort se cacher et il y avait du péril ; mais, depuis deux mois, tout le monde et les magistrats eux-mêmes prenant grand plaisir à voir dans ces pièces d'esprit la morale des jésuites naïvement traitée, il y a eu plus de liberté et moins de péril ; ce qui n'a pourtaot pas empêché que la dépense n'en ait été et n'en soit encore extraor- dinaire. Mais M. Arnauld s'est avisé d'une chose que j'ai utilement pratiquée. C'est qu'au lieu de donner ces lettres à nos libraires Savreux et Desprez pour les vendre et nous en tenir compte, nous en faisons toujours tirer de chacune 12 rames, qui font 6^000, dont nous gardons 3,000 que nous donnons, et les autres 3,000 nous les vendons aux deux libraires ci-dessus, à chacun 1 ,500 pour un sol la pièce ; ils les vendent, eux, 2 s. 6 ds et plus. Par ce moyen, nous faisons 50 écus qui nous payent toute la dépense de l'impression, et plus ; et ainsi nos 3,000 ne nous coûtent rien, et chacun se sauve. Quand la Lettre était imprimée, avant de la lancer dans le public, on en assurait la vogue par une bruyante réclame ; on en faisait faire, dit le P. Rapin, les fanfares de la proclama- tion dans toutes les cértmonies que peuvent faire des gens fiers de leur succès et qui sentent leur prospérité. Les dames de la Grâce se chargeaient de ce soin. Voici une excellente page du P. Rapin, qni nous initie aux cérémonies de la réclame. Ce qui se passa pour la sixième Lettre dut arriver pour les autres, à ce moment décisif. J'ai déjà remarqué que l'hôtel de Ne vers, qui est à l'entrée du Pont-Neuf di\ côté du faubourg Saint-Germain et qui est devenu depuis l'hôtel de Gonty, était alors le réduit le plus agréable de Paris par le concours de la plupart des gens d'esprit, qui y brillaient le plus et qui fréquentaient cette maison, attirés par l'honnêteté, la politesse, 1. Cité par M. Salnle-Beave, t. ill, p. 58. — 317 — la magnificence de la maîtresse, qui était, comme j'ai dit, la comtesse du Plessis, femme du secrétaire d'État. Gomme elle prenait aisément l'empire, par la qualité de son esprit, sur ceux qui l'approchaient, ce fut à elle à qui on s'adressa de Port-Royal, où elle avait de grandes liaisons, afin qu'elle fit valoir les petites Lettres auprès de ces beaux esprits, en les obligeant à en appuyer le succès de leurs sufi'rages dans le monde, où ils s'étaient acquis tant de crédit. La comtesse profita d'une si belle occasion de se signaler auprès d'un parti qu'elle estimait déjà beaucoup, et où elle ue doutait pas qu'on ne l'estimât elle-même. Elle s'y engagea d'autant plus volontiers qu'elle ressentit fort l'hon- neur qu'on lui faisait d'avoir recours à elle, étant naturellement offi- cieuse, qu'elle suivait l'inclination qu'elle avait d'être mêlée à des intrigues d'esprit, étant vaine, et qu'elle contentait un peu sa ven- geance contre le ministre, croyant lui faire dépit de s'attacher à un parti qui passait alors pour contraire à la cour, sans faire réflexion que les grands établissements de son mari et de sa maison dépendaient uniquement de la faveur, comme elle ressentit après. Ainsi l'espérance qu'on eut à Port-Royal qu'elle ferait bien, se trouva conforme à l'idée qu'on en avait et eut tout l'efiet qu'on s'en était promis; car elle fit merveille dans cette conjoncture, où tout réussit beaucoup mieux encore qu'on ne l'avait projeté. Devant que la sixième lettre parût dans le public, on en envoya une copie à la comtesse pour la faire voir à ses amis, c'est-à-dire à ceux qui lui rendaient leurs assiduités, qui étaient l'abbé de Rancé, depuis le fameux abbé de la Trappe; l'abbé Testu, célèbre par ses vers de dévotion et par ses sermons ; Barillon l'ainé, conseiller d'État et ambassadeur en Angleterre; Barillon le cadet, qui se fit appeler Morangis au conseil et dans ses intendances ; Gourtin, signalé pour ses ambassades dans les cours du Nord ; Pélisson, qui était alors le secrétaire favori du surintendant Fouquet, et quelques autres. La comtesse les ayant assemblés chez elle, on prétend qu'elle leur déclara l'intérêt qu'elle prenait aux affaires de Port-Royal ; que ceux qui le gouvernaient étaient ses bons amis ; que, dans la distribution qui commençait à se faire des petites lettres dans le monde, elle venait d'être privilégiée, parce qu'on lui avait envoyé celle qui allait paraître avant que de la donner au public, pour savoir son sentiment et celui de ses amis, c'est-à-dire pour les engager tous à lui devenir favorables et à la prôner dans le monde. Elle leur dit qu'ils avaient trop d'esprit pour ne pas sentir eux-mêmes la beauté de ces lettres, pour lesquelles elle leur demandait leur protection ; elle leur représenta môme qu'ils trouveraient de quoi exercer leur zèle en contribuant de leurs suf- frages à décrier une morale aussi pernicieuse que celle des nouveaux casuistes qui désolaient la religion par leur relâchement ; que, sans examiner si la doctrine de Port-Rojal avait été condamnée à Rome ou — 318 - non, il paraissait qu'elle était préférable à celle des Jésuites par U seule considération de la morale. Après ce préambule, la Lettre fut lue, et elle ne pouvait pas manquer d'être admirée par des gens aussi disposés à plaire à la comtesse, et qui lui étaient en toutes manières aussi dévoués. Us vont comme autant de trompettes publier par tout Paris que la sixième lettre au Provin- cial commence à paraître, qu'elle était encore bien plus belle que celles qui avaient paru ; ce qu'ils dirent d'un ton si affirmatif, que l'approbation de gens si babiles, faite dans un si grand concert, redoubla l'impatience et la curiosité qu^on eut de la voir... Et ce fut avec ces préparations qu'on la distribua dans le public (1). On distribuait les Provinciales partout. M. d'Andilly les envoyait régulièrement à son disciple, M. de Fabert, alors gouverneur de Sedan. « Ge qui s'est passé là entre M. d'An* dilly et Fabert, dit M. Sainte-Beuve, a dû se produire plus ou moins de la même manière, au même moment, en vingt et en cent cas à peu près semblables. Tous les amis, tous les corres- pondants de Port-Royal étaient en mouvement. M. d'Andilly surtout manigançait en tout sens pour recueillir des suf- frages (2). i — M. de Pontchâteau écrivait à M. de Saint- Gilles : J*ai envoyé une grande quantité de lettres au P/ovinr cial en notre pays. » — « Jamais la poste ne fit de plus grands profits, lit-on dans les Entretiens de Cléandre et dEudoxe{^). On envoya des exemplaires dans toutes les villes du royaume ; et^ quoique je fusse assez peu connu de Messieurs de Port- Royal, j'en reçus, dans une ville de Bretagne où j'étais alors, un gros paquet port payé. » Racine trouvait les Provinciales à Nîmes et à Uzès, « aux mains, non des catholiques, mais des huguenots qui s'en gaudissent (4). » — La reine de Suède, Christine, arrive-t-elle à Paris, on se hâte de lui offrir les chefs-d'œuvre que toute la ville admirait, et Arnauld écrit aussitôt : < On a donné les douze lettres à la reine de Suède ; elle les reçut avec joie ; mais nous ne savons pas encore le jugement qu'elle en fait ; car ce ne fut qu'avant-hier au soir qu'on les lui présenta, et elle partit hier pour la cour (5). d 1 . Rapin, Mémoires, t. ii. p. 367. 2. Sainte-Beuve. Port^Poyal, i. m, p. 598. 3. Par le P. Daniel. 4. Sainte-Beuve, Port-Royot^ t. vi, p. 39. 5. Lettre du 17 sepicuibre 1656. — 319 - Arnauld pouvait quitter ce souci : le succès des Provinciakê était universel. En face de celte vogue, les jésuites firent la seule réponse possible ; ils dénoncèrent les impostures, les mensonges de Pascal et sa mauvaise foi en matière de citations. Le mérite littéraire des petites Lettres ne nous doit pas faire absoudre leur auteur de ces accusations ; elles ne sont que trop fondées. Madame de Sablé elle-même ne put s'empôcher de reprocher à Pascal sa morale relâchée en fait de citations. Il lui répon- dit « que c*était à ceux qui lui fournissaient les mémoires sur quoi il travaillait à y prendre garde et non pas à lui, qui ne faisait que les arranger (1). » Pascal s'en lavait les mains un peu trop lestement. M. Sainte-Beuve formule le môme reproche que madame de Sablé en ces termes mo- dérés : «c Pascal, comme tous les gens d'esprit qui citent, tire lé- gèrement à lui ; il dégage l'opinion de l'adversaire plus nette- ment qu'elle ne se lirait dans le texte complet ; parfois il arrache quatre mots de tout un passage, quand cela lui va et sert à ses fins ; il aide volontiers à la lettre ; enfin, dans cette ambiguïté d'autorités et de décisions, il lui arrive par moments aussi de se méprendre. C'est là tout ce qu'on peut dire, sans avoir droit de mettre en doute sa sincérité (2). » Je ne vois pas comment on peut dire tout cela, sans avoir droit de mettre en doute la sincérité de Pascal. Faut-il plutôt mettre en doute celle de ses fournisseurs ? Je crois plus vrai- semblable qu'Arnauld, en qui se trouvait toute Térudition ecclésiastique, donnait les textes complets, et que Pascal, les trouvant sans doute un peu longs, les coupait, en homme d'es- prit, au bon endroit. Il y a plus. Pascal était-il sincère quand il affirmait qu'il était sans attachement^ sans liaison, sans relation avec Port-Royal ? « Si toutes les Provinciales étaient vraies comme cette assertion-là, répond M. Sainte-Beuve, il ne faudrait pas trop s'étonner que de Maistre eût mis à côté du Menteur de Corneille ce qu'il appelle les Menteuses de Pas- cal (3). » Était-il sincère lorsqu'il soutenait qu'on avait tou- jours refusé aux Jansénistes de leur montrer les cinq proposi- 1. Rapin, Mémoires, t. ir, p. 395. 2. Sainie-Bcuye, Port-Royat, t. m, p. 125. 3. Ibid., t. Iir, p. 76. — 320 lions dans l'Augustinus ; qu'Innocent X avait fait examiner seulement si les propositions étaient hérétiques, mais non pas si elles étaient de Jansénius ; que les Jansénistes étaient d'ac- cord avec les nouveaux thomistes ; qu'il fallait séparer la ques- tion de fait de celle de droit ? M. Sainte-Beuve ne le pense pas. Il raconte que Pascal, à qui on avait demandé s'il ne se re- pentait pas d'avoir écrit les Provinciales^ répondit : a Si j'étais à les faire, je les ferais encore plus fortes ; » et il ajoute : « s'il avait songé à la portion dont nous avons seule- ment parlé jusqu'ici (les trois premières lettres et les 17^ J8), et que l'autre efface, à ses explications purement défensives du jansénisme, il aurait dit : • Si c'était à le recommencer je les ferais plus franches (1). > Ainsi la morale relâchée de Pascal en fait de sincérité est évi- dente ; elle ne l'est pas moins en fait d'impartialité. M. Sainte- Beuve, qui a ses heures de franchise, l'avoue encore. Il rap- pelle que le P. De Champ prouva dans une solide dissertation que la fameuse doctrine de la probabilité n'était pas particu- lière aux jésuites, qu'elle avait été reçue par les théologiens de toutes les écoles et de tous les ordres, que son premier adver- saire avait été un jésuite ; il rappelle aussi que le P. Daniel, pour prouver que Pascal, s'il Tavait voulu, aurait pu imputer à tout autre ordre, aux dominicains par exemple, tout aussi bien qu'aux jésuites, la doctrine de la probabilité, s'amusa à substituer dans la cinquième Provinciale, des noms et des extraits d'auteurs dominicains à ceux des auteurs jésuites, et il poursuit : ft Pourquoi s'être allé prendre aux jésuites, entre tant d*autres, d'une doctrine qui ne leur appartient pas en propre et qui n'est pas de leur invention ? Voilà le fond de toutes ces apologies. Je les ai lues, et j*y trouve du vrai. C'est ainsi encore que ces pères ont produit des textes de plus de trente de leurs auteurs qui, avant la condamnation par le pape Innocent XI des soixante-cinq propositions (1679), s'étaient prononcés pour la nécessité de l'amovr de Dieu dans la pénitence^ pour cet amour filial et tendre dont leurs courroucés adversaires les accusaient de se passer. Ils n'ont pas trouvé un moins grand nombre de textes à fournir contre ce qu'on a bizarrement appelé le péché philosophique,.. Je sais toutes ces choses, et I. Sainte-Beuvfi, Port-Royal, t. iir, p. 86. — 321 — j'en pourrais ajouter d'autres dans le même sens, n'était la peur de paraître tomber dans le dossier (1). » Voltaire, qui connaissait le dossier des jésuites et celui de Pascal, a rendu ce jugement : « 11 est vrai que tout le livre {les Provinciales) portait sur un fondement faux : on attribuait adroitement à toute la So- ciété les opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands : on les aurait déterrées aussi bien chez des ca- suistes dominicains et franciscains. On tâchait dins ces lettres de prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre les mœurs des hommes, dessein qu'aucune secte, qu'aucune so- ciété n'a jamais eu et ne peut avoir. Mais il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de divertir le public (2). * Pascal eut un malheur plus grand que de manquer de sin- cérité et d'impartialité. Il tua la morale sévère pour laquelle il combattait, il affermit la morale relâchée et contribua à répandre cet esprit d'incrédulité dont le souffle a rempli do ruines l'Église et la société. M. Sainte-Beuve le confesse sans détour : c Pascal (il n'y a pas à se le dissimuleyr) fit plus qu*il n'avait voulu ; en démasquant si bien le dedans, il contribua à dis- créditer la pratique ; en perçant si victorieusement le casuisme, il atteignit, sans y songer, la confession même, c'est-à-dire ce tribunal qui rend nécessaire ce code de procédure morale... Ce qu'un de ses descendants les plus directs, Paul-Louis Courier, a dit du confessionnal, Tauteur des Provinciales l'a préparé(3).» M. Havet est du même avis que M. Sainte-Beuve : « L'esprit de Pascal a commencé les ruines que l'esprit du dix-huitième siècle et du nôtre a poursuivies, ruines par l'éloquence au- dehors, ruines par la philosophie au-dedans. L^action des- tructive de ses idées se continue après lui, et va bien au-delî\ de ses idées mômes. Discours de tribunes, pamphlets, éclats de la presse quotidienne, tout cela relève des Provinciales ; le Pascal des Petites lettres demeure l'éternel modèle de l'éloquence d'opposition... Toutes les fois que l'esprit moderne se prépare pour quelque combat, c'est là qu'il va prendre des armes (4). » 1. Saiote-'Beuve, Port-Royal, l. m, p. 127. 2. Voltaire, Siècle de Louis XIV, cliapitre 37. 3. Sainte-Beave, Port-Royal, t. la, p. 390. 4. Uavct, Éntdes sur les ptnsées de Pascal, — 322 - L'esprit moderne ne dédaigne pas de prendre aussi des armes dans cette foule d'obscurs pamphlets que les Jansénistes multiplièrent pendant plus d'un siècle autour des Provinciala comme pour leur faire un cortège digne d'elles, sinon par le talent qui brille dans ces livres, au moins par la haine dont ils débordent. Le comte Beugnot^ qui défendit les jésuites sous la Restauration, et la liberté d'enseignement sous le gouver- nement de juillet, racontait une anecdote fort instructive. Bailleul avait fondé le Constitutionnel pour servir d'organe l l'opposition libérale, et comme ses attaques, qui cependant épargnaient plus la monarchie que la religion, lui attiraient de nombreuses condamnations, il venait gémir chez le père de M. Beugnot. « Mon père, dit le comte, le conso ait de son mieux et le plaisantait parfois sur des infortunes qui augmen- taient la popularité et les profits de son journal. 11 lui tint un jour, en ma présence, ce langage : « Toi, ton parti et ton journal, vous n'êtes que des imbéciles ; vous n'osez pas vous en prendre directement aux Bourbons, et parce que vous savez que le clergé leur est favorable, vous attaquez chaque matin la religion, ses idées, ses dogmes, son influence légitime, et vous révoltez par là mille consciences, mille sentiments vénérables auxquels tout gouvernement doit appui. La mode de l'incrédulité est passée; la Révolution nous en a guéris. Change tes batteries; ce n'est pas la religion qu'il faut combattre, mais l'influence politique que certaines corporations ou cer-> tains membres du clergé peuvent exercer. Si tu veux réussir, prends pour point de mire les jésuites (i). Les lois leur sont contraires ; les tribunaux, en sévissant contre eux, croiront se montrer les fidèles héritiers des parlements ; et comme le gouvernement résistera, vous lui ferez sur ce terrain une guerre où tous les avantages seront de votre côté. Va de ce pas, mon cher Bailleul, sur le quai, et achètes-y, ce qui ne te coûtera pas cher, un tas de vieux livres qui y sont exposés depuis deux siècles et ofa sont développés tous les crimes et méfaits de la société de Jésus. Lis ou fais lire ce fatras, imprime tout cela dans les colonnes de ton journal ; ce sera de bonne guerre... » Bailleul et ses collaborateurs goûtèrent ce conseil, où ils re- I. Ge conseil rappelle celni que le chevalier de Méré donna à Pascal de laisser les matières de la grâce dont il avait traité dans sea premièrss lettres, pour se jeter sur la morale des jésuites, ce qui fit le succès des Pro- — 323 — connurent le doigt de Dieu, et se mirent inamédiatement à l'œuvre, C^est ainsi, disait le comte Beugnot, que fut entreprise cette fameuse lutte contre les jésuites, qui défraya, pendant les dix dernières années de la Restauration, la haine de ses adversaires... (1). » M. Sainte-Beuve, on le pense bien, ne se désole pas des conséquences morales des Provinciales ; il s'en réjouit au contraire. Bans doute elles ont ruiné la vraie morale chrétienne, mais elles ont hâté Tédosion de la morale dsi horynétes g^ ; elles ont ébranlé la religion de Bossuet, mais elles ont créé ce qu'on appelle la religion de Fénelon. Il est intéressant d'en- tendre là-dessus Tbistorien de Port-Royal. Qu'est-ce que la morale des honnêtes gens ? «f Cette morale des honnêtes gens n'est pas la vertu, mais un composé de bonnes habitudes, de bonnes manières, d'hon* nêtes procédés reposant d'ordinaire sur un fonds plus ou moins généreux, sur une nature plus ou moins bien née..,. Bile n'affecte guère le fonds général de bonté ou de malice humaine. Quand survient quelque grande crise, quand quelque grand fourbe, quelque grand criminel heureux s'empare de la société pour la pétrir à son gré, cette morale des honnêtes gens devient insuffisante ; elle se plie et s'ac- commode, en trouvant mille raisons de colorer ses cupidités et ses bassesses. On en a eu des exemples. — (Le vôtre entre autrêSy M. Sainte-Beuve /) — Quand quelque violent orage soulève les profondeurs et les boues d'alentour, cette morale du rez-de-chaussée s'en trouve un peu éclaboussée, c'est le moins (2). » C'est le moins, en effet ; car plus d'une fois, cette morale un peu éclaboussée est vigoureusement conspuée par quelque bouche éloquente qui venge la morale chrétienne. G est ainsi que tout le monde pensait à Sainte-Beuve lorsque le P. Lacor- daire laissait tomber du haut de la chaire de Notre-Dame ces paroles qui devaient si tristement et si entièrement s'appliquer k notre auteur : « Vous connaissez tous Érasme. C'était, en ce temps-là, le premier académicien du monde. A la veille de tempêtes qui devaient ébranler l'Europe et l'Église, il faisait de la prose avec l'élasticité la plus consommée. On se disputait 1. Eloge du comte Beugnot, journal officiel du 11 noyembre f873« 2. Sainte-Beuye, Port-Royaly t. m, p. 361, 362. — 324 — dans l'univers un de ces billets. Les princes lui écrivaient avec orgueil. Mais quand la foudre eut grondé, quand il fallut se dévouer à Terreur ou à la vérité, donner à l'une ou à Tautre sa parole, sa gloire, son sang, ce bonhomme eut le courage de demeurer académicien, et s'éteignit dans Rot- terdam, au bout d'une phrase éloquente encore mais méprisée (1). La religion de Fcnelon, à l'établissement de laquelle Pa^al a une grande part, ne gêne pas trop la morale des honnêtes gens. Selon l'idée coulante que s*en fait M. Sainte- Beuve, c'est une dévotion humaine et iraiiàble. « On l'ho- nore, dit-il, on la salue et Ton s'en passe (2). Et l'on garde autour de soi, jusque dans sa vieillesse, « une grande quan- tité de femmes, comme le sultan Saladin (3) ; » et l'on célèbre le vendredi- saint en mangeant avec ses amis un faisan truffé (4). Voilà donc le chemin parcouru par les Provinciales \ elles partent d*un éloquent mensonge et aboutissent à l'incrédulité que Nicole appelait justement la grande hérésie des derniers temps. Les austères chrétiens de Port-Royal n'ont pas de quoi tant applaudir. Certes, si le beau est la plendeur du vrai, il faut avouer que, môme au seul point de vue littéraire, le chef- d'œuvre de Pascal ne mérite pas toute l'admiration qu'on lui prodigue. Les Provinciales ont au plus haut degré cette beauté artificielle qui nait des qualités du style, qui ne séduit que 1. Lacordaire, Con/érencct deN.-B,^ 23 conf» 2, Sainle-Beuye, PorlRoyal, t. m, p. 290. 3 Prosper Mérimée, Lettres â une inconnue, t. ii, lettre ccxcix. 4. « Il ne faudrait pas croire cependant qu'il se soit mangé des saucissons et des boudins, comme on le répète encore. >» {Souvenirs et indiscrétions, par le dernier secrétaire de M, Sainte-Beuve, p. 219.) Des saucissons et des boudins auraient pesé sur la conscience, pardon, sur Testomac de ces libres-mangeurs. Mais un faisan truffé, un filet au yin de Madère I... « On rougirait d'avoir à se justifier. 9 {Lettre de M Sainte-Beuve, ibid. p. 235). Ce menu, remarque le dernier secrôiaire, n*a rien d'anli-retigieuw. » Ce secrétaire est accommodant et accommodé au maître. Il remarque encore que ce dîner fut appelé du vendrcdi-siiint, tfien gu\l n'eût aucun rapport avec la fête du jour. Les souvenirs et indiscrétions ne fout honneur ni à la mémoire de M, Sainte-Beuve, ni au bon sens de son dernier secrétaire. Celui-ci nous apprend (p. 144) qu'assis près du maître, k table, il s'oubliait parfois à dire des bêtises, selon l'expression de M. Sainte-Beuve lui-même. » Nous le croyons sans peine. — 325 — Tesprit, et donty à force de génie, tout sajet peut être plaqué. Mais elles n'ont pas cette beauté naturelle qui jaillit des en- trailles même du sujet, et qui, lorsqu'elle rayonne à travers une forme digne d'elle, saisit l'esprit et le cœur, les remplit de nobles sentiments et les élève vers l'idéal. Quoi qu'il en soit, le mérite littéraire des Provinciales ne suffit pas à expliquer la vogue dont elles jouissent encore (bien qu'on ne les lise plus guère) dans notre société mondaine et lettrée. De Maistre a signalé la cause de cette vogue persévérante : « Aucun homme de goût, dit-il, ne saurait nier que les Lettres provinciales ne soient un fort joli libelle, et qui fait époque dans notre langue, puisque c'est le premier ouvrage véritablement français qui ait été écrit en prose. Je n'en crois pas moins qu'une grande partie de la réputation dont il jouit est due à l'esprit de faction, intéressé à faire valoir l'ouvrage, et encore plus peut-être à la qualité des hommes qu'il attaquait. C'est une observation incontestable et qui fait beaucoup d'honneur aux jésuites, qu'en leur qualité de janissaires de l'Église catholique^ ils ont toujours été l'objet de la haine de tous les ennemis de cette Église. Blécréants de toutes couleurs, protestants de toutes les classes, jansénistes surtout n'ont jamais demandé mieux que d'humilier cette fameuse société ; ils devaient donc porter aux nues un livre destiné à lui faire tant de mal. Si les Lettres provinciales^ avec le môme mérite litté- raire, avaient été écrites contre les capucins, il y a longtemps qu'on n'en parlerait plus... « En général, un trop grand nombre d'hommes, en France, ont l'habitude de faire, de certains personnages célèbres, une sorte d'apothéose après laquelle ils ne savent plus entendre raison sur ces divinités de leur façon. Pascal en est un bel exemple (i). » L'apothéose de Pascal, c'était justice, a grandi avec l'incré- dulité ; elle a grandi aussi avec la gloire de Port- Royal. Quand les Dieux que le bienheureux Désert nous réservait n'étaient encore que les Messieurs^ leurs contemporains connurent (1) De Maistre, de l'Égùise gallicane, liv. I, ch. ix. Il faut lire tout ce livre, où le vigoureux et profond penseur fait justice de la gloire usurpée de Port- Royal. M. Sainte-Beuve consacre tout un chapitre de son histoire a réfuter De Maistre ; mais les ongles roses de sa fine critique ne peuvent, malgré son boa vouloir et ses airs triomphants, entamer ce granit des Âlpet. 21 - 326 — quelques-unes de leurs imperfections* Racine faillit rappeler aux triomphateurs de la morale relâchée que le capitole n^est pas loin de la roche tarpéienne. Heureusement pour eux, Boileau arrêta la plume de son ami et calma son ressentiment. M. Sainte-Beuve le loue de cette bonne action. Néanmoins, il serait d'avis qu'on imprimât à la suite des Provinciales les deux lettres de Racine a qui retournent contre les amis de Pascal les mômes armes, maniées par un esprit qui n'est infé- rieur à aucun en grâce moqueuse, en ironie élégante et cruelle (1). « Mais c'est précisément pour cela qu'on ne les imprime pas à cette place. C'est une raison pour nous de les relire ici. Elles soulagent la conscience révoltée de l'œuvre que Pascal accomplit : mieux que les ProvincialeSy elles méritent le nom d'immortelles vengeresses. Nicole, en lutte théologique avec Desmarèts, rappela que la première profession de son adversaire avait été de faire des romans et des pièces de théâtres et ajouta: Un faiseur de romans et un Poète de théâtre est un empoisonnewr public^ non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder cotnme coupable d'une infinité d'homicides spirituels. Racine eut quelques raisons de penser qu'il était particulièrement visé par ce trait. Il répondit de manière à troubler le succès des Pro^ vinciales et des Visionnaires (c'est le titre que Nicole donna i sesLettres contre Desmarèts; il avait déjà publié les Imaginaires contre les jésuites). Monsieur, je tous déclare que je ne prends point de parti entre M. Desmarèts et vous. Je laisse à juger au monde quel est le visionnaire de vous deui. J'ai lu jusqu'ici vos Lettres avec assez d'indifférence, quelquefois avec dégoût, selon qu'elles me semblaient bien ou mal écrites. Je remarquais que vous prétendiez prendre la place de l'au- teur des Petites Lettres ; mais je remarquais en même temps que vous étiez beaucoup au-dessous de lui; et qu'il y avait une grande différence entre une Provinciale et une Imaginaire. Je m'étonnais même de voir Port-Royal avec Messieurs Chamillard et Desmarèts. Où est cette fierté, disais-je, qui n'en voulait qu'au pape, aux archevêques et aux jésuites?... Et qu'est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de com- mun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d'es- prit soient une occupation peu honorable devant les hommes et hor- rible devant Dieu ? Faut-il, parce que Desmarèts a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se (l) Sainie-Beuve, Porl-RoycU, l. VI, p. tl5. — 327 — sont mâles d'en faire ? Vous avez assez d'ennemis. Pourquoi en cher- cher de nouveaux ? Oh ! que le Provincial était bien plus sage que vousi Voyez comme il flatte l'Académie dans le temps même qu'il per- sécute la Sorbonne I II n'a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras. Il a ménagé les faiseurs de romans. Il s'est fait violence pour les louer. Car, Dieu merci, vous ne louez jamais que ce que vous faites. Et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favo* râbles. Mais, si vous n'étiez pas content d'eux, il ne fallait pas tout d'un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots « d'empoisonneurs publics et de gens horribles parmi les chrétiens. t> Pensez-vous qtie l'on vous en croie sur parole 7 Non, non, Monsieur, on n'est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq Propositions ne sont pas dans Jansénius ; cependant on ne vous croit pas encore. Mais nous connaissons l'auslérité de votre morale ; nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes. Vous en damnez bien d'au- tres qu'eut. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empè> cher les hommes de les honorer. Hé ! Monsieuri contentez- vous de donner les rangs dans l'autre monde, ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l'avez quitté il y a longtemps. Laissez-le juger des choses qui lui appartiennent.... Notre siècle, qui ne croit pas être obligé de suivre votre jugement en toutes choses, nous donne tous les jours les marques de l'estime qu'il fait de ces sortes d'ouvrages dont vous parlez avec tant de mé- pris ; et malgré toutes ces maximes sévères que toujours quelque pas- sion vous inspire, il ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l'on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands génies de l'antiquité (Sophocle, Euripide, Térence^ Homère et Virgile). Vous croirez sans doute qu'il est plus honorable de faire des Enlumi- nures, des Chamillardes, et des Onguents pour la brûlure. Que voulez- vous, tout le monde n'est pas capable de s'occuper à des choses si importantes ; tout le monde ne peut pas écrire contre les jésuites. On peut arriver à la gloire par plus d'une voie. Mais, direz-vous, il n'y a plus maintenant de gloire à composer des romans et des comédies. Ce que les païens ont honoré est devenu hor- rible parmi les chrétiens. Je ne suis point théologien comme vous. Je prendrai pourtant la liberté de vous dire que l'Église ne nous défend point de lire les poètes, qu'elle ne nous commande point de les avoir en horreur. C'est en partie dans leurs lectures que les anciens Pères se sont formés... Saint Augustin cite Virgile aqssi souvent que vous ci- tez saint Augustin... Et vous aulrei«, qui avez succédé à ces Pères, de quoi vous êtes-vous avisé de mettre en français les comédies de Térence? Fallait-il interrompre vos saintes occupations pour devenir — 328 — des traducteurs de comédies ? Encore, si yous les aviez données avec leurs grâces, le public vous serait obligé de la peine que vous avez prise. Vous direz peut-être que vous en avez retranché quelques liber- tés. Mais vous dites aussi que le soin qu'on prend de couvrir les pas- sions d*un voile d'honnêteté, ne sert qu'à les rendre plus dangereuses. Ainsi, vous voilà vous-mêmes au rang des empoisonneurs. Est-ce que vous êtes maintenant plus saint que vous n'étiez en ce temps-là ? Point du tout. Mais en ce temps-là Desmarêts nVait pas écrit contre vous. Le crime du poète vous a irrité contre la poésie... Vous avez même oublié que mademoiselle de Scudéry avait fait une peinture avanta- geuse du Port-Royal dans sa Clélie. Cependant j'avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu'on vous eût loués dans ce livre horrible. L'on fit venir au Désert le volume qui parlait de vous. Il y courut de main en main, et tous les solitaires voulurent voir l'endroit où ils étaient traités d'Qlustres. Ne lui a-t-on pas même rendu ses louanges dans l'une des Provinciales, et n*est-ce pas elle que l'auteur entend lorsqu'il parle d'une personne qu'il admire sans la connaître ?... Tout de bon. Monsieur, ne vous semble-t-il pas qu'on pourrait faire sur ce procédé les mêmes réflexions que vous faites tant de fois sur le procédé des jésuites ? Vous les accusez de n'envisager dans les personnes que la haine ou l'amour qu'on avait pour leur compagnie. Vous deviez éviter de leur ressembler. Cependant on vous a vus de tout temps louer ou blâmer le même homme, selon que vous étiez content ou mal satisfait de lui. Sur quoi je vous ferai souvenir d'une petite histoire que m'a contée autrefois un de vos amis. Elle marque assez bien votre caractère. Il disait qu'un jour deux capucins arrivèrent à PortrRoyal et y de- mandèrent l'hospitalité. On les reçut d'abord assez froidement, comme tou9 les religieux y étaient reçus. Mais enfin il était tard et l'on ne put se dispenser de les recevoir. On les mit dans une chambre, et on leur porta à souper. Comme ils étaient à table, le diable qui ne voulait pas que ces bons pères soupassenl à leur aise, mit dans la tète de quel qu'un de vos Messieurs que l'un de ces capucins était un certain père Maillard, qui s'était depuis peu signalé à Rome, en sollicitant la bulU: du pape contre Jansénius. Ce bruit vint aux oreilles de la mère Angé- lique. Elle accourut au parloir avec précipitation et demande qu'est-ce qu'on a servi aux capucins ; quel pain et quel vin on leur a donnes ? La tourière lui répond qu'on leur a donné du pain blanc et du vin des Messieurs. Cette supérieure zélée commande qu'on le leur ôte et qu'un leur mette devant eux du pain des valets et du cidre. L'ordre s'exé- cute. Ces bons pères, qui avaient bu chacun un coup, sont bien étonnas de ce changement. Ils prennent pourtant la chose en patience, et se couchent non sans admirer le soin qu'on prenait de leur faire faire pénitence. Le lendemain ils demandèrent à dire la messe ce qu'on ne -^ 329 - put pas leur refuser. Gomme ils la disaient, M. de Bagnols entra dans l'église et fat bien surpris de trouver le visage d'un capucin de ses pa- rents dans celui que Ton prenait pour le père Maillard. M. de Bagnols avertit la mère Angélique de son erreur, et l'assura que ce père était un fort bon religieux et même dans le cœur assez ami de la vérité. Que fit la mère Angélique ? Elle donna des ordres tout contraires à ceux du jour de devant. Les capucins furent conduits avec honneur de l'église dans le réfectoire, où ils trouvèrent un bon déjeuner qui les attendait, et qu'ils mangèrent de fort bon cœur, bénissant Dieu qui ne leur avait pas fait manger leur pain blanc le premier. Voilà, Monsieur, comme vous avez traité Desmarèts, et comme vous ayez toujours traité tout le monde. Qu'une femme fût dans le désordre, qu*uQ homme fût dans la débauche, s'ils se disaient de vos amis, vous espériez toujours de leur salut ; s'ils vous étaient peu favorables, quelque vertueux qu'ils fussent, vous appréhendiez toujours le juge- ment de Dieu pour eux. La science était traitée comme la vertu. Ce n'était pas assez pour être savant d'avoir étudié toute sa vie, d'avoir lu tous les auteurs, il fallait avoir lu Jansénius et n'y avoir point lu les Propositions. Je ne doute point que vous ne vous justifiiez par l'exemple de quelque Père. Car qu'est-ce que vous ne trouvez point dans les Pères?... Enfin je vous demanderai volontiers ce qu'il faut que nous lisions... Encore faut-il que l'esprit se délasse quelquefois. Nous ne pouvons pas toujours lire vos livres. Et puis, à vous dire la vérité, vos livres ne se font plus lire comme ils faisaient. 11 y a longtemps que TOUS ne dites plus rien de nouveau. En combien de façons avez-vous conté l'histoire du pape Honorius? Que l'on regarde ce que vous avez fait depuis dix ans, vos disquisitions, vos dissertations, vos réflexions, Tos considérations, vos observations, on n'y trouvera qu'une chose, sinon que les Propositions ne sont pas dans Jansénius. Hé ! Messieurs, demeurez-en là. Ne le dites plus. Aussi bien, à vous parler franche- ment, nous sommes résolus d'en croire plutôt le pape et le clergé de France que vous. Pour vous. Monsieur, qui entrez maintenant en lice contre Desma- rèts, nous ne refusons point de lire vos Lettres. Poussez votre ennemi à toute rigueur. Examinez chrétiennement ses mœurs et ses livres. Employez l'autorité de saint Bernard pour le déclarer visionnaire. Établissez de bonnes règles pour nous aider à reconnaître les fous. Nous nous en servirons en temps et lieu. Mais ne lui portez point de coups qui puissent retomber sur les autres. Surtout, je vous le répète : gardez-vous bien de croire vos Lettres aussi bonnes que les Lettres Provinciales. Ce serait une étrange vision que celle-là. Je vois bien que vous voulez attraper ce genre d'écrire. L'enjouement de M. Pascal a plus servi votre parti que tout le sérieux de M. Arnauld. Mais cet enjouement n'est point du tout de votre caractère. Vous retombez dans les froides plaisanteries des Enluminures.,. Retranchez- vous donc sur I — 330 - I le sérieux. Remplifisez tos Lettres de longues et doctes périodes. Citez \ les Pères. Jetez^vous sur les anthithèses. Vous êtes appelé à ce style. U fout que chacun suive sa yocation. Nicole avoue (4) que la lettre de Racine « courut fort dans le monde. » II en donne cette raison : « Elle avait un certain éclat qui la rendait assez proportionnée aux petits esprits dont le monde est plein. » Il oublie que ces petits esprits admiraient les Provinciales et que par là ils devenaient grands aux yeux de ses amis. Il oublie encore les procédés de Pascal, lorsqu'il se plaint que < le jeune poète contait des histoires faites à plaisir, enveloppait tout le Port«Royal dans son différend, dé- chirait M. Le Maître, la mère Angélique, M. de Sacy, la tra- duction de Térenca. » Hais lorsqu'il affirme que « tout était faux dans cette lettre, et contre le bon sens, depuis le com- mencement jusqu'à la fin, » il est permis de supposer qu'il ne dit pas ce qu'il pense. Nicole connaissait aussi bien que Ra- cine « le dedans de la place. » Aussi bien il n'essaya pas de répondre. Barbier d'Aucourt et Du Bois le firent pour lui chacun de leur côté, et se répandirent en plates railleries. Racine se défendit par cette seconde lettre : a Je pourrais, Messieurs, vous faire le même compliment que vous me faites^ je pourrais vous dire qu*on vous fait beaucoup d'bouueur de vous répondre. Mais j'ai une plus haute idée de tout ce qui sort de Port-Royal, et je me tiens au contraire fort honoré d'entretenir quel- que commerce avec ceux qui approchent de si grands hommes. Toute la grâce que je vous demande, c'est qu'il me soit permis de vous rc- pondre en même temps à tous deux : car quoique vos lettres soient écrites d'une manière bien difiiirente, il suffit que vous combattiez pour la même cause, je n'ai point d'égard à Tinégalité de vos humeurs, et je ferais conscience de séparer deux jansénistes. Aussi bien je vois que vous me reprochez k peu près les mêmes crimes ; toute la diffé- rence qu'il y a^ c'est que l'un me reproche avec chagrin» et tAche par- tout d'émouvoir la pitié et l'indignation de ses lecteurs, au lieu que l'autre s'est chargé de les réjouir. Il est vrai que vous n'êtes pas venu à bout de votre dessein ; le monde vous a laissés rire et pleurer tout seuls ; mais le monde est d'une étrange humeur, il ne vous rend point justice : pour moi, qui fais profession de vous la rendre, je puis vous assurer au moins que le mélancolique m'a fait rire et que le plaisant m'a fait pitié. Ce n'est pas que vous demeuriez toujours dans les (i) Dans VAvcrtUsemmt placé en léte des Imaginait c^, en 1067. — 331 — bornes de yotre partage : il prend quelquefois entie aux plaisants de ae fâcher, et aux mélancoliques de s'égayer, car sans compter la manière ingénieuse dont il nous peint ces romans qu'on voyait à la tête d'tma armée et à la queue d'une charrue, il me dit assez galamment que si je yeux me senrir de Tautorité de saint Grégoire en faveur de la tra- gédie, il faut me résoudre à être toute ma vie le poète de la Passion. Voyez à quoi l'on s'expose quand on force son naturel : il n'a pu rire sans abuser du plus saint de nos mystères^ et la seule plaisanterie qu'il ait faite est une impiété. Mais vous vous accordez surtout dans la pensée que je suis un poète de théâtre ; vous en ôtes pleinement per- suadés et c'est le sujet de toutes vos réflexions sévères et eigouées. Où en 8eriez«vous, Messieurs, si Ton découvrait que je n'ai point fait de comédies r Voilà bien des lieux communs hasardés, et vous auriez pé* nétré inutilement tous les replis du cœur d'un poète. Par exemple, Messieurs, si je supposais que vous êtes deux grands docteurs, si je prenais mes mesures là-dessus, et qu'ensuite, car il arrive des choses plus extraordinaires, on vint à découvrir que vous n'êtes rien moins tous deux que de savants théologiens ; que ne diriez- vous point de moi î Vous ne manqueriez pas encore de vous écrier que je ne me connais point en auteurs, que je confonds les Chamillardes et les Visionnaires, et que je prends des hommes fort communs pour de grands hommes ; aussi, ne prétendez pas que je vous donne cet avan- tage sur moi; j'aime mieux croire sur votre parole que vous ne savez pas les Pères, et que vous n'êtes tout au plus que les très-humbles ser- viteurs des Imaginaires, Je croirai même, si vous voulez, que vous n'êtes point de Port- Royal, comme le dit un de vous^ quoiqu'à dire le vrai j'ai peine à comprendre qu'il ait renoncé de gaieté de cœur à sa plus belle qua* lité. Combien de gens ont lu sa lettre, qui ne l'eussent pas regardée si le Port-Royal ne l'eût adoptée, si ces Messieurs ne l'eussent dintribuée avec les mêmes éloges qu'un de leurs écrits ? Il a voulu, peut-être, imiter M. Pascal, qui dit dans quelques-unes de ses Lettres qu'il n'est point de Port-Royal. Mais, Messieurs, vous ne considérez pas que M. Pascal faisait honneur à Porl-Royal et que Port-Royal vous fait beaucoup d'honneur à tous deux. Croyez-moi, si vous eu êtes, ne faites point difficulté de l'avouer, et si vous n'en êtes point, faites tout ce que vous pourrez pour y être reçus. Vous n'avez que cette voie pour vous distinguer. Le nombre de ceux qui condamnent Janscnius est trop grand ; le moyen de se faire connaître dans la foule ? Jetez-vous dans le petit nombre de ses défenseurs : commencez à faire les importants, mettez- vous dans la tête qu'on ne parle que de vous, et que l'on vous cherche partout pour vous arrêter ; délogez souvent, changez de nom si vous ne l'avez déjà fait, ou plutôt n'en changez point du tout, vous ne sauriez être moins connus qu'avec le vôtre : surtout louez vos Mes- - 332 — neiirs, et ne les louez pas avec retenue. Vous les placez justement après Dayid et Salomon : ce n'est pas assez^ mettez-les devant ; tous ferez un peu souffrir leur humilité, mais ne craignez rien ; ils sont ac- coutumés à bénir tous ceux qui les font souffrir. Aussi TOUS TOUS en acquittez assez bien ; yous les voulez obliger à quelque prix que ce soit. C'est peu de les préférer à tous ceux qui n'ont jamais paru dans le monde : vous les préférez même à ceux qoi se sont le plus signalés dans leur parti ; vous rabaissez M. Pascal pour relever l'auteur des Imaginaires ; vous dites que M. Pascal n'a que l'avantage d'avoir eu des sujets plus heureux que lui. Mais, Monsieur, vous qui êtes plaisant et qui croyez vous connaître en plaisanterie, croyez-vous que le pouvoir prochain et la grâce suffisante fussent des sujets plus divertissants que tout ce que vous appelez les Visions de Desmarèts? Cependant, vous ne nous persuaderez pas que les der« nières Imaginaires soient plus agréables que les premières Provin- ciales ; tout le monde lisait les unes et vos meilleurs amis peuvent à peine lire les autres. Pensez-vous môme que je fasse une grande injustice à ce dernier de lui attribuer une Chamillarde? Savez-vous qu'il y a d'assez bonnes choses dans ces Chamillardes? Cet homme ne manque point de har- diesse, il possède assez bien le caractère de Port-Royal. Il traite le pape familièrement, il parle aux docteurs avec autorité... Mais cela serait plaisant que je prisse contre vous le parti de tous vos auteurs, c'est bien assez d'avoir défendu M>. Pascal. Comment peut-on aller au théâtre ? Comment peut-on se divertir lorsque la vérité est persécutée, lorsque la fin du monde s'approche, lorsque tout le monde a tantôt signé.... C'est ce qu'allégua un jour fort à propos un de vos confrères, car je ne dis rien de moi-même. C'était chez une personne qui en ce temps-là était fort de vos amies. Elle avait eu beaucoup d'envie d'entendre lire le Tartuffe, et l'on ne s'op- posa point à sa curiosité ; on vous avait dit que les jésuites étaient loués dans cette comédie, les jésuites au contraire se flattaient qu'on en voulait aux jansénistes, mais il n'importe, la compagnie était as- semblée, Molière allait commencer, lorsqu'on vit arriver un homme fort échauffé, qui dit tout bas à cette personne : Quoi, Madame, vous entendez une comédie le jour que le mystère de l'iniquité s'accom- plit ? Ce jour qu'on nous ôte nos mères ? Cette raison parut convain- cante, la compagnie fut congédiée. Molière s'en retourna bien étonné de l'empressement qu'on avait eu pour le faire venir et de celui qu'on avait pour le renvoyer... En effet, Messieurs, quand vous raisonnez de la sorte, nous n'aurons rien à répondre, il faudra se rendre, car, de me demander comme vous faites si je crois la comédie une chose sainte, si je la crois propre à faire mourir le vieil homme, je dirai que non, mais je vous dirai en même temps, qu'il y a des choses qui ne sont pas saintes et qui pourtant sont innocentes ; je vous demanderai — 333 — si la chasse, la musique, le plaisir de faire des sabots et quelques autres plaisirs que vous ne vous refusez pas à vous-mêmes, sont fort propres à faire mourir le vieil homme, s'il faut renoncer à tout ce qui divertit, s'il faut pleurer à toute heure ? Hélas ! oui, dira le mélanco- lique, mais que dira le plaisant? Il voudra qu'il lui soit permis de rire quelquefois, quand ce ne serait que d'un jésuite ; il vous prouvera comme ont fait vos amis que la raillerie est permise, que les Pères ont ri, que Dieu même a raillé. Et vous semble-t-il que les Lettres Provinciales soient autre chose que des comédies? Dites-moi, Mes- sieurs, qu'est-ce qui se passe dans les comédies ? On y joue un valet fourbe, un bourgeois avare, un marquis extravagant, et tout ce qu'il y a dans le monde le plus digne de risée. J'avoue que le Provincial a mieux choisi ses personnages ; il les a cherchés dans les couvents et dans la Sorbonne : il introduit sur la scène tantôt des jacobins, tantôt des docteurs et toujours des jésuites. Combien de rôles leur fait-il jouer ? Tantôt il amène un jésuite bon homme, tantôt un jésuite mé- chant et toujours un jésuite ridicule. Le monde en a ri pendant quelque temps, et le plus austère janséniste aurait cru trahir la vérité que de n'en pas rire. Reconnaissez-donc, Monsieur, que puisque nos comédies ressemblent si fort aux vôtres, il faut bien qu'elles ne soient pas si criminelles que vous le dites. Pour les Pères, c'est à vous de nous les citer, c'est à vous ou à vos amis de nous convaincre par une foule de passages que TÉglise nous interdit la comédie en l'état qu'elle est; alors nous cesserons d'y aller, et nous attendrons patiemment que le temps vienne de mettre les jésuites sur le théâtre. J'en pourrais dire autant des romans... Quel moyen de retourner aux romans quand on a lu une fois les voyages de Saint-Amour, Win- drok, Palafox et tous vos auteurs ? Sans mentir ils ont une toute autre manière d'écrire que les faiseurs de romans, ils ont toute une autre adresse pour embellir la vérité ; aussi vous avez grand tort quand vous m'accusez de les comparer avec les autres. Je n'ai point prétendu égaler Desmarèts à M. Le Maître... Voilà, Messieurs, tout ce que je voulais vous dire ; car pour l'histoire des capucins, il paraît bien par la manière dont vous la niez que vous la croyez véritable. L'un de vous me reproche seulement d'avoir pris des capucins pour des cordeliers. X'autre me veut faire croire que j'ai voulu parler du Père Mulard. Non, Messieurs, je sais bien combien ce cordelier est décrié parmi vous ; on se plaignait encore en ce temps-là d'un capucin et ce sont des capucins qui ont bu le cidre ; il se peut faire que celui qui m'a conté cette aventure, et qui y était présent, n'a pas retenu exactement le nom du Père dont on se plaignait, mais cela ne fait pas que le reste ne soit véritable ; et pourquoi le nier ? Quel tort cela fait-il à la mère Angélique ? Gela ne doit pas empêcher vos amis d'achever sa vie qu'ils ont commencée. Ils pourront môme se servir de cette histoire et ils en I - 334 ^ feront un chapitre particulier qu'ils intituleront : J^ VesprU de iMmen:t que Dieu avait donné à la sainte Mère. Vous voyez bien que je ne cherche pas à faire de longues lettres : je ne manquerais pas de matières pour grossir celle-ci, je pourrais tous rapporter cent de vos passages, comme vous rapportez presque tous les miens, mais ou ils seraient ennuyeux et je ne veux pas que vous vous ennuyiez vous-mêmes, ou ils seraient divertissants et je ne veux pas qu'on me reproche, comme à vous» que je ne divertis que par les pas- sages des autres ; je prévois même que je ne vous écrirai pas davan- tage , je ne refuse point de lire vos apologies, ni d'ôtre spectateur de vos disputes, mais je ne veux point y être mêlé. Ce serait une chose étrange que pour un avis que j'ai donné en passant je me fusse attiré sur les bras tous les disciples de saint Augustin. Ils n'y trouveraient pas leur compte ; ils n^ont point accoutumé d'avoir à faire à des in- connus. Il leur faut des gens connus et des plus élevés en dignité : je ne suis ni l'un ni l'autre, et par conséquent, je crains peu ces vérités dont vous me menacez. Il se pourrait faire qu'en voulant me dire des injures vous en diriez au meilleur de vos amis. Croyez-moi, retournex aux jésuites, ce sont vos ennemis naturels. » Racine allait livrer cette lettre à rimpression, lorsque des amis lui firent comprendre « qu'il n'y avait point de plaisir à rire avec des gens délicats qui se plaignent qu'on les déchire dès qu'on les nomme » ; d'autres « lui dirent que les lettres faites contre lui étaient désavouées de tout Port-Royal, que ces Messieurs ne lui gardaient pas la moindre animosité, et ils lui promirent de leur part un silence qu'il n'avait pas songé à leur demander. » Racine se rendit facilement à ces raisons ; • sans s'intéresser davantage dans le parti des comédies ni des tragédies, il se résolut de leur laisser jouer à leur aise celles qu'ils donnaient tous les jours avec Desmarèts et les jésuites • Mais, à quelque temps de là, une seconde édition des Imagi^ naires ^i di^^ Yisionnaires paraissait à Liège, augmentée des lettres de Barbier d'Aucourt et de Du Bois. Dans Vaveriissement du second volume, Nicole se laissait aller aux plus vifs repro- ches contre le jeune poète. Le jeune poète vit bien que les bons solitaires étaient aussi sensibles que les gens du monde, et qu'ils n'étaient pas si fort occupés au bien commun de TB- glise qu'ils ne songeassent de temps on temps aux petits dé- plaisirs qui les regardaient en particulier. Il se décida à pu- blier sa seconde Lettre avec la première et il écrivit, pour cette édition, une préface où le dard de rabeillc irritée se fait sentir à chaque ligne. Lisons quelques paragraphes : - 835 — a Les réponses qu'on m'avait faites n'avaient pas assez persuadé le inonde que je n'avais point de bons sens. On n*avait point enear$ honte d'avoir ri en lisant ma lettre. Mais aussi ne fallait-il pas qu'un homme d'autorité, comme Tauteur des Imaginaires, se donnât la peine de prouver ce qui en était. C'était bien assez pour lui de prononcer, il n'importe que ce soit dans ma propre cause. L'intérêt n'est pas capable de séduire de si grands hommes. Ils sont les seuls in- faillibles. Il dit que je suis un jeune poète, il déclare que tout était faux dans ma lettre et contre le bon sens, depuis le commencement jusqu'à la fin. Cela est décisif. Cependant elle fut lue de plusieurs personnes, qui n'y remarquèrent rien contre le sens commun. Mais ces personnes étaient sans doute de ces petits esprits dont le monde est plein. Ils n'ont que le sens commun en partage ; ils ne savent pas qu'il y a un véritable bon sens qui n'est pas donné à tout le monde, et qui est réservé à ceux qui connaissent le véritable sens de Jansénius. A l'égard des faussetés quMl m'impute, je demanderais volontiers à ce vénérable théologien en quoi j'ai erré : si c'est dans le droit ou dans le fait ?... Ils n'ont nié que le fait des capucins, encore ne l'ont- ils pas nié tout entier. Mais ils en croiront tout ce qu'ils voudront : je sais bien que quand ils se sont mis en tète de nier un fait, toute la terre ne les obligerait pas de l'avouer. Toute la grâce que je lui demande, c'est qu'il ne m'oblige pas non plus à croire un fait qu'il avance, lorsqu'il dit que le monde fut partagé entre les réponses qu'on fit à ma lettre, et qu'on disputa longtemps laquelle des deux était la plus belle. Il n'y eut pas la moindre dispute là-dessus ; et d'une commune voix elles furent jugées aussi froides l'une que l'autre. 11 ne fallait pas qu'il les redonnât au public, s'il avait envie de les faire passer pour bonnes. Il eût parlé de loin, et on ne l'aurait pu croire sur sa parole. Mais tout ce qu'on fait pour ces Messieurs a toujours un carac- tère de bonté que tout le monde ne connaît pas..: il suffît qu'un écrit soit contre monsieur l'Archevêque, ils le placeront tôt ou tar^i dans leurs recueils : ces impiétiés ont toujours quelque chose d'utile ù l'Église. Enfin il est aisé de connaître, par le soin qu'ils ont pris d'immorta- liser ces réponses, qu'ils y avaient plus de part qu'ils ne disaient. A la vérité, ce n'est pas leur coutume de laisser rien imprimer pour euv qu'ils n'y mettent quelque chose du leur. On les a vus plus d'une fuis porter aux docteurs les approbations toutes dressées. La louange do leurs livres leur est une chose trop précieuse. Ils ne s'en fient pas à la louange de la Sorbonne. Les avis de Vimprimeur sont d'ordinaire des éloges qu'ils se donnent à eux-mêmes ; et l'on scellerait à la chan- cellerie des privilèges fort éloquents, si leurs livres s'imprimaient avec privilège. » — 336 — Au moment où Racine se disposait à donner cette éditicfn, Boileau arriva à Paris d'où il était absent lorsque la qne- relie avait éclaté. Son ami, qui se plaisait à lui demander con- seil, fut aussitôt lui communiquer le tout, lettres et pr^ face. « Boileau l'écouta de grand sang-froid, loua extrême- ment le tour et l'esprit de l'ouvrage, et finit en lui disant : c Gela est fort joliment écrit, mais vous ne songez pas que vous écrivez contre les plus honnêtes gens du monde. « Cette parole fit rentrer Racine en lui-môme ; les obligations qu'il avait à Messieurs du Port-Royal lui revinrent toutes à Tesprit ; il supprima sa seconde lettre et sa préface, et retira le plus qu'il put des exemplaires de la première lettre (i). » Les disciples de saint Augustin furent facilement persuadés qu'ils ne trouveraient pas leur compte à garder rancune à leur élève, qui les menaçait d'un écrivain aussi redoutable que Pascal. Le tendre Racine savait les bons endroits pour les piqûres, comme le remarque M. Sainte-Beuve. Nos austères Messieurs qui auraient cru trahir la vérité que de ne pas rire des comédies du Provincial avaient compris que si le jeune poète continuait à les démasquer ainsi d'une main sûre et sans pitié» ils allaient devenir à leur tour un sujet immortel de risée. Us furent enchantés que Boileau l'eut désarmé ; ils s'em- pressèrent de lui pardonner généreusement. La réconciliation eut lieu chez M. de Sacy. La prose française y perdit un chef- d'œuvre, et la conscience chrétienne un vengeur qui aurait fait expier cruellement aux Jansénistes la satisfaction que leur donnait le triomphe de Pascal. (I) Racine, (Ktitrw dans les grands écrivains de la France, t. IV, p. 27î. XII. r>eax prédicliong célèbres. - L'horrible persécution. - Ménagements de la Cour à l'égard des solilaires. - La mère Angélique nous fait pleurer. — M. de Ponlchâteau nous fait rire. — Le prêtre laboureur, le chanoine vigneron. — Facilités admirables pour le commerce du monde pratiquées à Port- Royal. — Dieu essuie Us larmes de set serviteurs et de ses servantes, le miracle de la sainte Épine, - Fausse interprétation qu'en donnent les Messieurs. - Petite plaisanterie de M. Le Maître ; encore les facililés admirables pratiquées par les amis de Pascal. - Impartialité de Rome • condamnation de V Apologie pour les casuUtes. - Port-Royal conspire J Le Formulaire; la signature en est rendue obligatoire. - Pascal dresse le Mandement des Vicaires-généraux de Pans. - La sœur Sainte-Eupbémli première victime du Formulaire. -- Sa lettre contre la séparation du fa l et du droit. - Pascal adopte les idées de sa sœur ; il se sépare de ses amis. — Ses derniers sentiments dévoilés dans ses dernières Pensées — Pascal vit et meurt en combattant l'Église catholique. - Mort de la mère Angélique. — Son influence, sa haine contre Rome, culte qu'on lui rend — Projet d'accommodement. - Us valeU de pied des princes de Varmée aJehab, — M. Lancelot chez l'archevêque de Paris. — Convocation à un grand et rare spectacle. Les chants de la victoire dont Port- Royal retentit dès Tap. parition des Provinciales ne furent pas de longue durée • la si- gnature du Formulaire les changea bientôt en lamentations! D'ailleurs, les Jansénistes savaient que « l'heure de la puis- sance des ténèbres approchait » : une sœur Jeanne ou Cathe- rine, de l'institut de »!»• Poulaillon, et un grand serviteur de Dieu leur avaient prédit depuislongtemps la violente persécution. Dans un entretien que M. Le Maître eut le 2 juillet J653 avec la mère Angélique au sujet de la Bulle d'Innocent X contre les cinq Propositions, il lui dit qu on était à la veille de voir l'effet de deux prédictions, t La première fut faite par une sainte fille, dit-il, que M">« Poulaillon avait fait venir à Paris instruire des filles du Refuge et que M. Singlin connut alors. Cette fllle lui dit qu'il s'élèverait une grande persécution pour la vérité ecclésiastique et que plusieurs dévots Tabandonneraient. M. Singlin lui ayant demandé au sujet d'un fameux d'alors l — 338 — (saint Vincent de Paul) s'il ne défendrait pas la vérité, car il l'estimait en ce temps-îà, elle lui dit : Tant s'en faut^ il sera du nombre des persécuteurs (1). Cette bonne fille vint Toir M. Singlin à Port-Royal quand elle partit de Paris. U m'a dit qu'elle était si humble et si remplie de l'esprit de Dieu, que loi ayant dit que c'était une chose très-utile de faire un renouvel- lement une fois en sa vie, d'entrer dans l'état humble d'an pénitent et d'être séparée quelque temps de TEucharistiey pour satisfaire à Dieu par cet le humiliation des fautes qu'on peut avoir commises envers un mystère si auguste... ; elle fui aus- sitôt touchée decedésir^ quoiqu'elle eût toujours vécu trèsMn- nocemment et très-saintement, et elle poursuivit ensuite M. Singlin afin qu'il la mit quelque temps en cet état de péni- (1) Marguerite Périer, nièce de Pascal, raconte dans son Minunre au svjél de Jf. Singlin en quelle occasion cette sainte fille fit sa prophétie* M. Singlin* alors diacre et encore sous la direction de saint Yinoent de Paul, faisait le catéchisme aux enfants de ThôpiUl de la Pitié. • M. Vincent allait de temps en temps à lu Pitié, pareequMl en était supérieur. Un jour M. Singlin, sortant de l'église, aperçut au fond de la cour M. Vincent qui parlait à quelqu'ao. Gomme il avait quelque chose à lui dire, il resta sur le perron de Tégllse, attendant que M. Vincent se détacliàt de ceux à qui il parlait. Durant qu'il était là, il survint une dévote de M. Vincent, nommée sosur Jeanne on sœur Catherine. Cette fille dit à M. binglin : Votu aiimd9% Jf. Ftncenl f II dit que oui, et elle répondit : Ei moi aussi. Pendant ce temps-là qui fut asses long, cette fille lui dit : Eh^ mon Dieu ! Monsieur, il faut Inen prier Dieu pour l'Église, car il va s* élever une {jrande persécution dans l* Église el Uy aura du sang répandu» M. Singlin lui ayant dit : Qu'est-ce que ce sera donc que cette grande persécution ? £ile répondit t Montieurf il y aura une horrible perséculion, tous les gens de bien vont ilre ïwrriblemenl pertécutés, M. Sin- glin, qui croyait qu'il n'y avait point dans le monde un plus grand homme de bien que M. Vincent (il y avait M. de Saint Gyran), lui dit, en le lai montrant i Hélas I ma sœur, ce saint homme-là va donc être bien persécoiéf Elle fit un grand soupir et lui dit ' HéUu t non, Monsieur» lîélat / il t€f des persécuteurs.,. Quelque temps après, M. Singlin fit oonnaissaoce avec M. Du Vergier de Hauranne, et comme il trouva en lui autant de piété que dans M.Vincent et infiniment plus de science et de connaissance de la religion, U quitta M. Vincent et s'attacha à M. de Saini-Cyran.» {Recueil dUlreM, p. 169.) Au bas de ce passage du Mémoire de Marguerite Péner, les éditeurs du Recueil ont mis cette note : » On sait assez ce que les jésuites firent faire à M. \incent aii sujet du livre de la fréquente Communion et de celui de Janscnius... A l'égard de Port-Royal, il ne paraît pas avoir employé son crédit contre ce monastère, à qui on ne porta les grands coups qu'après sa mort. Cependant la mère Angélique dit dans une lettre écrite à M. Le Maitre, le 12 mars 1665, « que M. Vincent décrie Port-Royal plus doucement à la vérité que les jésuites, mais que par un zèle sans science il désire aatant sa ~ 339 — tence : ce qu'il ne put lui refuser. » Mademoiselle Périer assure (dans son Mémoire sur M. Singlin) que « depuis le jour de la prophétie, il ne vit plus la dévote et n'y pensa plus. » M. Le Maître assure, au contraire, que M. Singlin vit sa dévote et une Relation affirme qu'il y pensait souvent. Chaque fois qu'il arrivait quelque événement fâcheux, il s'écriait : « Ma dévote me l'avait bien dit. » M. Sainte-Beuve a négligé de mettre d'ac- cord toutes ces plumes véridiques. « L'autre prédiction est que M. de Razas nous a dit étant ici à Port-Royal, qu'un grand homme de Dieu lui avait dit qu'il s'élèverait une violente persécution dans l'Église. Je ne sais, ajoute M. le Maître, si ce n'était pas M. Gault, évêque de Marseille, mort en odeur de sainteté, son ami in- time (1)... » Arrivé au moment où ces sinistres prophéties vont s'accom- plir, M. Fontaine s'écrie : Par quel secret jugement Dieu permettait-il' que ces hommes se donnassent tant de licence contre ceux qui le servaient avec tant de fidélité ? On méditait de les proscrire et de les écraser, dès qu'ils ne voulaient pas plier le genou devant Aman, pour faire sans discerne- ment tout ce qu'on voulait... Eh I quel plaisir pouvaient prendre ces hommes violents à s'établir sur les ruines du bien le plus solide, à faire un malheureux trafic des âmes, et à les vendre à ceux qui leur don- naient en échange une gloire passagère ! Victimes malheureuses, plus ruine que les autres par une malice toute franche.» Sa flimplicitô faisait qu'il ne voyait point les conséquences des mauvaises affaires dans lesquelles on l'engageait, et c'est ainsi qu'on peut l'excuser : mais que la cour de Rome le propose en cela à imiter dans une Bulle de canonisation, c^eit ce qui est in- iotérable, et les Parlements ont eu raison de s'élever avec force contre une pareille Bulle. »- Les Messieurs ne voulaient des saints que chez eux, et des saints infiniment savants en saint Augustin et en Jansénius. Ils eurent dès l'origine des prophètes, des thaumaturges. Leur nombre fut toujours crois* sant. Les décrets de canonisation remplissent les histoires de Port-Royal. Et la grande mère Angélique, et le grand M. Le Maître, et tous ces grande chrétiens de race léo.iine, qui se moquaient du zèle sans science de M. Vin- cent, mort victime de son héroïque charité, portaient sur leur poitrine un morceau de la chemise de M. de Saint-Cyran, comme une précieuse relique, se prosternaient sur la tombe de M de Bagnols, auxquels ils attribuaient des guérisons miraculeuses, croyaient aux prophéties de sœur Catherine, en atten- dant que MM. des Parlements, après s'être (' levés contre la Bulle de cano- nisation de saint Vincent de Paul, vinssent à saint Médard invoquer le bien- heureux diacre Paris. O bèiise humaine I 0 punition de l'orgueil I (1) A0cun/, t. I, p 172. — 340 — vendues elles-mêmes, et plus foulées aux pieds par les démons, qu'ils ne foulaient les saints sous leurs pieds (1)1 Les faits ne répondent pas à ces pathétiques images. Ces violentes persécutions, ces horribles attaques se bornèrent, en ces années 1656-1660, à la fermeture des Petites-Écoles et à la dispersion momentanée des solitaires réunis aux Champs. Encore ces mesures furent-elles exécutées avec beaucoap de ménagement. La reine-mère permit même à M. d'Andilly de rester au Désert. « Elle avait intérêt, disait-elle agréablement, qu*il n'abandonnât pas ses arbres, dont il lui donnait tant de beaux fruits. » Obligé cependant de se soumettre à la sen- tence d'exil qui frappait tous les pénitents, il se retira quelques jours à Pomponne, où il reçut bientôt du cardinal Mazarin, un ordre Pendant qu'aux Granges se jouaient ces petites pièces fan- sénistes^ Pascal, écrivant la grande tragi-comédie (I), les /Vo- vincialeSf faisait dire au Père casuiste : — « Voyez aussi une demoiselle Bour- neaux, qui est une excellente fille. » — Bourneaux ! dit M. Le Maître, écrivant encore ce nom. -> <« Vous n'aurez pas été deux fois là que l'on vous y fera dîner » (à moins que Von vous prenne pour le P. — 347 — Mulard). — Cet entretien (il est digne de Molière î) dura fort long- temps ; et M. Dalencé, dont on sait quelles étaient les occupations, s'y échauffa si fort, qu'il y passa quatre ou cinq heures. Il n'y eut pas moyen peu de jours après de ne lui pas découvrir ce piège innocent qu'on lui avait tendu ; et tout le reste de sa vie, du plus loin qu'il nous voyait, il s'écriait en riant : « Ha t voilà donc nos gentilshommes angevins (1). » Revenons au sérieux avec M. Fontaine: c Ce miracle éclatant, dit-il, dont presque tout Paris voulut être témoin oculaire, produisit quelque chose de semblable à ce que fit autrefois le miracle que Dieu opéra en faveur de saint Âmbroise à Milan, dans la découverte des précieux corps de saint Gervais et de saint Protais. La persécution de Timpératrice Justine n*en fut pas tout à fait éteinte, dit saint Augustin ; mais au moins elle fut un peu ralentie, et donna quelque relâche. G*e8t ce qui arriva à Port-Royal. On donna quelque repos à ces solitaires persécutés. Nous sortîmes de notre tombeau^ et revînmes avec joie retrouver notre chère solitude de Port-Royal des Champs (2). » Enhardis parle prodige que Dieu venait défaire si visiblement pour eux et par les belles conséquences qu'ils tiraient de cette attention du ciel, les jansénistes poursuivirent avec une ardeur renouvelée la guerre offensive qu'ils avaient commencée contre les casuistes. Pascal écrivit d'éloquents facturas pour les curés de Paris, qui dénonçaient à tous leurs confrères de France la morale corrompue des jésuites. Rome, toujours impartiale, condamna (1659) V Apologie pour les cOr- suisteSy du P. Pirot ; la Sorbonne la censura, et les prélats qui s'élevaient avec plus de force contre le jansénisme, furent les premiers à foudroyer cette œuvre, dont il serait souverainement injuste de rendre responsable toute la compagnie de Jésus. Le triomphe de ceux qui avaient dénoncé V Apologie fut complet, et la joie de Messieurs de Port-Royal entière. < Mais, remarque un historien, qu'auraient-ils dit si les jésuites avaient soutenu que l'apologiste n'avait rien assuré que de vrai, qu'on avait mal pris ces décisions, que c'était un fait sur lequel il n'appar- tient ni au pape ni aux prélats de prononcer, parce que l'Eglise entière peut se tromper dans la discussion des faits et Tintelli- 1. Fontaine, Mémoires, t. m, p. 198, sq. 2. Fontaine, Mémoires, t. ui, p. 201. — 348 — gence des textes ? Je crois que Port-Royal ne serait pas pressé de réfuter cette réplique, qui ne souffre point de réponse dans ses principes (1). » Dans le même temps qu'ils poursuivaient au grand jour et avec succès cette guerre acharnée contre les casuistes, les jan- sénistes en poursuivaient une autre contre Mazarin, mais celle- ci dans l'ombre, comme de vrais conspirateurs. L'infatigable M. de Saint-Gilles fit le voyage de Hollande pour voir le cardinal de Retz alors à Rotterdam. 11 venait « le trouver, dit Gui Joly, de la part des jansénistes, qui se voyant fort pressés du côté de la cour de Rome et de celle de France, s'adressèrent au cardinal pour lui proposer de s'unir à eux, avec offre de tout leur crédit et de la bourse de leurs amis, qui étaient fort puissants, lui conseilla fortement d'éclater, et de se servir de toute son autorité, qui serait appuyée vigoureusement de tous leurs par- tisans. » Le cardinal, dont le courage était amolli, ne se sou- ciait plus d'éclater. Il se contenta d'user de la bourse et de la plume de ses puissants alliés ; il donna cependant à leur envoyé son chiffre pour correspondre ; c'était leur laisser encore quelque espérance. Devant l'audace et les intrigues toujours croissantes de Port-Royal, l'Assemblée du clergé de 1660-1661 continua l'œuvre de répression commencée par les assemblées précé- dentes. Dès le 15 décembre 1660, le roi fit appeler au Louvre les trois présidents, et leur déclara que. pour son salut, pour sa gloire et pour le repos de ses sujets, il voulait terminer l'af- faire des jansénistes ; il leur enjoignit de s'appliquer à chercher les moyens les plus propres et les plus prompts pour extirper cette secte, et leur promit de les appuyer de son autorité. Après un mois et demi d'examen et de délibération, l'assemblée décida que la signature du Formulaire serait rendue obliga- toire. La Faculté de théologie de Paris, ayant reçu cette décision, déclara d'un consentement unanime qu'elle approu- vait entièrement la formule de foi et la souscription qui en était ordonnée. Voici comment était conçu ce Formulaire : Je me soumets sincèrement à la constitution du pape Innocent X du 13 mai 1653, selon son véritable sens, qui a été déterminé par la constitution de notre saint Père Alexandre VII du 16 octobre 1656. 1. Mémoires chronologiquei et dogmaligu^s, t. n, p. 380. ~ 349 -- Je reconnais que je suis obligé en conscience d'obéir à ces constitu- tions, et je condamne de cœur et de bouche la doctrine des cinq propositions de Cornélius Jansénius, contenue en son livre intitulé Angtistinus, que ces deux papes et les évoques ont condamnée, la- quelle doctrine n'est point celle de saint Augustin que Jansénius a mal expliquée contre le yrai sens de ce saint docteur. Lie roi ordonna que ces décisions de rAssemblée seraient exécutées. En même temps le lieutenant civil vint signifier aux supérieures des deux monastères de Port-Royal de renvoyer les pensionnaires ; quelques jours après il vint encore leur porter Tordre de renvoyer aussi les novices et les postulantes, avec défense d'en recevoir à l'avenir. Voilà la grande persécution gui s*élève^ fut le cri qui retentit aussitôt dans les saintes maisons de la grâce. On y avait préparé, dit le P. Rapin, « les esprits des religieuses les plus ferventes pour la nouvelle opinion comme des victimes que la Providence destinait au martyre. On leur disait que TÉglise ne consistait plus que dans le Port- Royal ; qu'elles étaient les seules fidèles qui restaient au monde, et qu'il n'y avait de foi sur la terre que dans leur maison ; que les restes d'un si sacré dépôt étaient entre leurs mains ; que Dieu allait les mettre à l'épreuve de la tribulation et des souf- frances, pour reconnaître jusqu'oti irait leur fidélité (1). » Ces discours produisaient Teffet que les habiles meneurs en atten- daient : a Ma mère, demandaient les religieuses à leur abbesse, quand les bourreaux viendront nous prendre pour nous mener au martyre^ ne faudra-t-il pas que nous prenions nos grands voiles ? » M. Sainte-Beuve, si facile à s'attendrir sur les victimes de rintolérance moliniste, ne peut s'empêcher, aux grands récits pathétiques de ses bons amis, de faire cette remarque : (( Ce qui me gâte tous ces récits, c'est l'exagération manifeste et un excès de naïveté dans l'opiniâtreté, une disproportion du ton aux objets, à laquelle on a peine à se faire (2). » En effet, ce n'était pas leur sang, mais la signature du for- mulaire qu'on demandait aux religieuses comme aux ecclésias- tiques de Port-Royal. Encore cette signature leur était-elle ren- due facile par le mandement des vicaires -généraux de Paris qui la prescrivait. Pascal avait dressé cette pièce^ « dont la 1. Rapin, Mémoires ^ t. m, p. 25. 2. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. iv, p. 45. — 350 — rédaction demandait une plume délicate •, dit IL Sainte- Beuve. Il s'agissait de permettre aux amis de Jansénius de signer en conscience une déclaration par laquelle ils se soumettaient à la sentence du pape ; tout Tart consistait àinterpréter au môme moment cette sentence, à la réduire à la seule doctrine, et à insinuer des réserves sur le point de fait, sans pourtant les laisser trop paraître (4). i» Pascal ne possédait pas encore appa- remment i cette tendresse pour la vérité si vive, si délicate », que M. Sainte-Beuve ne conçoit « rien de plus admirable. » Un jésuite n'aurait pas mieux réussi que lui à donner cette ambi- guïté à l'ordonnance des vicaires-généraux. «Les termes, affirme Vapologiste des religieuses, en avaient été concertés avec tant d'adresse^ que les clauses essentielles qui déterminaient nette- ment la signature à ne signifier la créance qu'à l'égard de la foi, y étaient un peu cachées et qu'il fallait quelque attention pour les reconnaître (S). » Plus sincères que leurs directeurs, les religieuses de Port-Rojal, ennemies de tout équivoque (3), eurent peine à signer une déclaration dont les expressions étaient ménagées d'une manière qui leur paraissait trop subtile. De toutes, celle qui témoigna le plus de répugnance fut la sœur de Pascal. Elle signa cependant. Mais son corps ne put supporter Taccablement de son esprit ; ce fût ce qui la fit tomber malade et mourir bientôt après. En sorte qu'elle fut, comme elle l'avait prédit, la première victime de la signature (4). Quelque temps avant sa mort, sœur Sainte-Euphémie avait écrit au sujet du mandement dressé par son frère, devenu trop habile casuiste, une lettre qui donna lieu à un grave dis- sentiment entre les défenseurs de Jansénius. On a admiré dans cette lettre des accents élevés et pathétiques, Vénergie du ca- ractère, la beauté des convictions (5). Hélas ! ces accents, cette énergie, ces convictions, ce n'est pas la foi catholique qui les inspire, c'est le plus pur orgueil de l'hérésie. Est-ce une humble vierge du Christ qui parle ou un sectaire impudent ? ••t Je ne pais dissimuler la douleur qui me perce jusqu'au fond du cœur de voir que les seules personnes à qui il semblait que Dieu eut 1. BaiDte-BeuYe, Part-Royal^ i. tu, p. 344. 2. Apologie pour les religieuses de Port-Royal, ^« partie, ch. 2. 3. Ou Fossé, Mémoires, p. 233. 4. RecueU d'Ultecht, p 312. 5. Cousin, Jacqueline Pascal, p. 318. — 351 — confié sa vérité lui soient si infidèles, si j'ose le dire, qae de n'avoir pas le courage de s'exposer à souffrir, quand ce devrait être la mort, pour la confesser hautement... Qui empêche tous les ecclésiastiques qui connaissent la vérité, lors- qu'on leur présente le formulaire à signer, de répondre : Je sais le respect que je dois à Messieurs les évèques ; mais ma conscience ne me permet pas de signer qu'une chose est dans un livre où je ne Fai pas vue; et après cela attendre en patience ce qui arrivera. Que craignons-nous ? le bannissement pour les séculiers, la dispersion pour les religieuses, la saisie du temporef, la prison et la mort si vous voulez I Mais n'est-ce pas notre gloire et ne doit-ce pas être notre joie ?... Mais peut-^tre on nous retranchera de l'Église ? Mais qui ne sait que personne n'en peut être retranché malgré soi, et que l'esprit de Jésus- Christ étant le seul qui unit ses membres à lui et entre eux, nous pou- vons bien être privés des marques, mais non jamais de l'effet de cette union, tant que nous conservons la charité, sans laquelle nul n'est mettibre vivant de ce saint corps... Je crois que vous savez assez qu'il ne s'agit pas ici seulement de la condamnation d'un saint évèque, mais que sa condamnation enferme formellement celle de la grâce de Jésus-Christ, et qu'ainsi, si notre siècle est assez malheureux qu'il ne se trouve personne qui ose mourir pour un juste, c'est le comble du malheur que de ne trouver personne qui le veuille pour la justice même,,. Je sais bien qu'on dit que ce n'est pas à des filles à défendre la vérité ; quoiqu'on pût dire, par une triste rencontre du temps et du renversement où nous sommes, que puisque les évéq^es ont des cou- rages de filles^ les filles doivent avoir des courages d*évéques,„ Il m'est indifférent de quels termes on use, pourvu qu'on n'ait nul sujet de penser que noue condamnons ou la grâce de Jésus -Christ ou celui qui l'a si divinement expliquée. C'est pour cela qu'en mettant ces mots : « Croire tout ce que l'Église croit, d j'ai omis « et condamné tout ce qu'elle condamne ; » mais je crois qu'il n'est pas temps de le dire, de peur qu'on ne confonde l'Église avec les décisions présentes, comme feu M. de Saint-Cyran a dit que les païens ayant mis une idole au même lieu ou était la croix de Notre-Seigneur, les fidèles n'allaient point adorer la croix, de peur qu'il ne semblât qu'ils allaient adorer lidole. La sœur Sainte-Euphémie savait quelle plume délicate avait écrit le mandement des vicaires-généraux, et voici comme elle l'apprécie : — 352 — J*adinire la subtilité de l'esprit, et je vous avoue qu'il n'y a rica de mieux fait que le maudemeut. Je louerais très-fort un hérétique en la manière que le père de famille louait son dépensier s'il était aussi finement échappé de la condamnation ; mais des fidèles, des gens 91a connaissent et qui souUennent la vérité de VÊglise catholique^ user de déguisement et biaiser, je ne crois pas que cela se soit jamais vu dans les siècles passés, et je prie Dieu de nous faire tous mourir aujoord'hai plutôt que d'introduire une telle conduite dans son Église. En vérité, je vous le demande au nom de Dieu, dites-moi quelle différence vaus trouvez entre ces déguisements et donner de Vencens à une idole sous prétexte d'une croix qu'on a dans la manche, Jacqueline avait lu les Provinciales^ et ce dernier trait va frapper en pleine poitrine Pascal, qui dans sa cinquième lettre accusait les jésuites de permettre aux chrétiens des Indes tt l'idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Cacinchoon et à leur Keum- fucum. » Ces reproches touchèrent Pascal, et quand sa sœur fut morte, il eut bientôt Toccasion de montrer qu'il avait hérité de son intrépide^ mais aveugle obstination à confesser sans dé* guisement, en fait et en droit, Torthodoxie de la doctrine de Jansénius. Le mandement équivoque fut dénoncé au roi et au pape (1661). Le roi, après avoir pris l'avis des évoques présents à la cour, révoqua cette ordonnance, et le pape adressa aux vicaires'généraux un bref qui flétrissait leur conduite et leur enjoignait de faire un nouveau mandement et de prescrire la signature pure et simple du formulaire. Les vicaires-généraux, que le souverain pontife appelait semeurs de zizanie, pertur- bateit/rs de V Église^ se soumirent d'assez mauvaise grâce. Leur second mandement causa beaucoup d'embarras aux Mes- sieurs et aux religieuses. On eut assez de peine de convenir des modèles de signature, les uns les trouvant clairs, les autres les trouvant obscurs. Enfin les religieuses se déterminèrent, par l'avis des principaux Messieurs, à signer le mandement avec l'addition suivante : Nous abbesse, etc., considérant que dans l'ignorance où nous sommes de toutes les choses qui sont au-dessus de notre profession et de notre sexe, tout ce que nous pouvons est de rendre témoignage de la pureté \ — 353 — de notre foi, nous déclarons volontiers par cette signature qu'étant soumise avec un profond respect à N. S. P. le Pape et noyant rien de si précieux que la foi, nous embrassons sincèrement et de cœur tout ce que Sa Sainteté et le pape Innocent X en ont décidé, et rejettons toutes les erreurs qu'ils ont jugé y être contraires, d Pascal, aniaié désormais de l'esprit de sa sœur, n'approuva pas cette addition, que défendaient Arnauld et Nicole. Il sou- tenait que, comme dans la vérité le sens de Jansénius n'était autre que le sens de la grâce efficace, le pape Alexandre YII ayant condamné le sens de Jansénius, et le formulaire Texpri- mant ainsi sans expliquer ce qu'il entendait par là, on ne pou- vait empêcher que cette condamnation ne tombât sur la grâce efficace, ni même se défendre d'y avoir consenti en le sous- crivant, à moins que d^excepter formellement la grâce efficace et le sens de Jansénius ; d'où il concluait que les religieuses ne l'ayant pas fait, et s'étant contentées de marquer qu'elles ne souscrivaient qu'à la foi, leur signature pouvait être prise pour une condamnation de la grâce efficace, puisqu'elles se soumettaient à tout ce que les papes avaient décidé. Il réfuta ses amis qui combattaient son opinion dans un écrit où il s'ex- primait ainsi : ... Dans la vérité des choses, il n'y a point de différence entre condamner la doctrine de Jansénius sur les cinq propositions, et con- damner la grâce efficace... La manière dont on s'y est pris pour se défendre contre les décisions des papes et des évèques qui ont con- damné cette doctrine et ce sens de Jansénius, a été tellement subtile, qu'encore qu'elle soit véritable dans le fond, elle a été si peu nette et si timide, qu'elle ne parait pas digne de vrais défenseurs de VcgUse. Le fondement de cette manière de se défendre a été de dire qu'il y a dans les expressions un fait et un droit, et qu'on promet la créance pour l'un et le respect pour l'autre. — Toute la dispute est de savoir s'il y a un fait et un droit séparés, ou s'il n'y a qu'un droit : c'est-à- dire si le sens de Jansénius qui y est exprimé, ne fait autre chose que marquer le droit. Le Pape et les évèques sont d'un côté et prétendent que c'est un point de droit et de foi, de dire que les cinq propositions sont héré- tiques au sens de Jansénius ; et Alexandre VII a déclaré dans sa cons- titution que, pour être dans la véritable foi, il faut dire que les mots de sens de Jansénius ne font qu^ exprimer le sens hérétique des propo- sitions, et qu'ainsi c'est un fait qui emporte un droit et qui fait une — 354 — portion essentielle de la profession de foi^ comme qni dirait : Le de Calvin sur V Eucharistie est îiérétique ; ce qui certainemeat est ua point de foi. Et un très-petit nombre de personne qui font à toutes heures d^ petits écrits volants, disent que ce fait est de sa nature séparé du droit Il faut remarquer que ces mots de fait et de droit ne se trouvent dî dans le mandement, ni dans les constitutions, ni dans le formulaire, mais seulement dans quelques écrits qui ont mille relations nécessaires avec cette signature, et, sur tout cela» examiner la signature que peu- vent faire en conscience ceux qui croient être obligés en conscience à ne point condamner le sens de Jansénius. Mon sentiment est, pour cela, que comme le sens de Jansénius a été exprimé dans le mandement, dans les bulles et dans le formulaire, fl faut nécessairement l'exclure formellement par sa signature, sans qaoi on ne satisfait point à son devoir. D'où je conclus que ceux qui signent purement le formulaire, sans restriction, signent la condamnation de Jansénius, de saint Augustiii, de la grâce efficace. Je conclus en second lieu que qui excepte U doctrine de Jansénius en termes formels, sauve de condamnation et Jansénius et la grâce efficace. Je conclus en troisième lieu, que ceux qui signent en ne parlant que de la foi, n^excluant pas formellement la doctrine de Jansénius, pren- nent une voie moyenne qui est abominable devant Dieu, méprisable devant les hommes, entièrement inutile à ceux qu'on veut perdre per- sonnellement. Le judicieux auteur de VHistoire des cinq propositions^ l'abbé Dumas, a fait observer que personne n'avait plaidé plus vivement que Pascal pour la distinction du droit et du fait. (c A entendre M. Pascal dans la dix-septième et la dix-hui- tième de ses lettres, rien n'était plus solide ni plus clair que la distinction et la séparabilité du fait et du droit dans l'afTaire des cinq propositions : il n'y avait, selon lui, nulle contestation sur le droit, mais uniquement sur le fait : en cela seul qu'on accusait le Pape de s'être laissé tromper, et qu'on refusait d'ac- quiescer à sa décision; M. Pascal et les jansénistes la recevaient très-sincèrement au regard du point de droit, et s*y croyaient obligés ; le sens condamné par le Pape n*était nullement la doctrine de la grâce efficace par elle-même ; cette doctrine était reconnue orthodoxe par tout le monde, jusque dans Rome et même des jésuites. C'est ce qui sert de fondement à ces deux lettres, et d*où M. Pascal prend occasion d*accuser le P. Annat — 355 — et les jésuites de passion^ de malignUé^ de fourberie et de vio^ lerhce contre les jansénistes (1). » Pascal, qui changeait si manifestement sa manière de voir, accusait ses amis de variations sur la doctrine de la grâce effi- cace ; il leur reprochait dans un écrit volant d'avoir tenu dans les livres publiés depuis les constitutions un langage différent de celui qu'ils tenaient auparavant. Aussi il voulait qu*on revit tous ces livres pour les réduire à une parfaite conformité. Ici encore il oubliait qu'il avait affirmé, parlant de ses amis, que leur doctrine sur la grâce n'avait jamais changé, et qu'ils n*en avaient point eu d*autre que celle de l'école de saint Thomas. Ce qu'il y a de plus curieux dans ce curieux chapitre de l'his- toire des variations jansénistes, c'est la réponse que nos Mes- sieurs firent à Pascal. Ils lui dirent que a sans consulter lui^ même les preuves de ce quHl avançait, il se contentait des mémoires que lui fournissaient quelques-uns de ses amis, qui n'avaient pas regardé d'assez près les passages dont ils les composaient, D*où il était arrivé qu'il n'avait pu éviter de tomber dans un assez grand nombre de méprises ; qu'il y avait dans son écrit des histoires toutes fabuleuses qui servaient de fondement à ces prétendues contrariétés qu'U leur imputait ; et des dialogues où Von fait dire aux gens de part et d'autre des choses dont il n'a jamais été parlé (2). » N'est-il pas pi- quant d'entendre les jansénistes faire chorus avec les jésuites pour reprocher à Pascal sa morale relâchée en fait de cita * tions ? Mais pourquoi nos Messieurs trouvaient-ils mauvais ce qu'ils applaudissaient dans les Provinciales ? n'était-ce pas le cas de se rappeler la parole de l'Évangile : t Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse à vous- même? » Les partisans de l'ambiguité et de l'équivoque tentèrent une dernière fois de rallier Pascal à leur sentiment. Il y avait si peu de temps qu'il l'avait abandonné, que l'espérance de l'y ramener leur était permise. Arnauld, Nicole, Sainte-Marthe, et d'autres encore des principaux, se réunirent chez lui. L'assem* blée, ayant entendu les raisons de part et d'autre, par défé- rence ou par conviction, se rangea au sentiment de MM. Ar- nauld et Nicole. Ce que voyant Pascal, qui aimait la vérité, dit 1. Histoire dêscinq propositions de Jansénius, Ui, p. 250. 2. Lettre d^un eecUsuistique k un de ses amis, p. 811» — 356 — mademoiselle Périer, par dessus toute chose, qui, malgré sa faiblesse, avait parlé très-vivement pour mieux faire sentir ce qu'il sentait lui-môme, fut si pénétré de douleur qu'il se trouva mal, et perdit la parole et la connaissance. Tout le monde fut surpris et s'empressa pour le faire revenir (1). « Quelle gran- deur morale I 8*écrie M. Sainte-Beuve ; et qu'ils sont heureux ceux qui peuvent souffrir à ce point pour l'intégrité de la cons- cience jusqu'à défaillir, jusqu'à mourir (2) I » Cette grandeur morale de mauvais aloi parut tard, s'éclipsa bientôt, et l'inté- grité de la conscience ne jeta pas son éclat sur la dernière heure de Pascal. Accablé d'infirmités qu'aggrava ce douloureux différend, le plus illustre des défenseurs de la vérité mourut le 19 août 1662, et en mourant il trompa indignement son con- fesseur. Jusque dans les bras de la mort il pratiqua Véquivoque maudite. M. Beurier, curé de Saint-Étienne du Mont, appelé auprès de Pascal lui administra les sacrements sans exiger une rétractation formelle. Il s'en crut dispensé parce que son pénitent lui avait dit qu'il blâmait M. Arnauld et les autres Messieurs, qu'il était en différend avec eux sur les ma- tières du temps et qu'il ne partageait pas entièrement leurs sentiments. « Comme ce bonhomme, dit le recueil d'Utrecht, n'était pas fort instruit du fond de ces matières, et qu'il croyait que M. Arnauld était le plus ferme de tous ces Messieurs de Port-Royal, cette idée le porta à dire ce qu'il pensait là-dessus : savoir que M. Pascal blâmait M. Arnauld et ces Messieurs, cl qu'il croyait qu'ils allaient trop avant dans les matières de In grâce et n'avaient pas assez de soumission pour N. S. P. le Pape, en quoi on ne pouvait mieux prendre le contre-sens de la pensée de M. Pascal (3). » M. Beurier avait dit ce qu'il pen- sait là-dessus à l'archevêque de Paris, M. de Péréflxe, qui lui en fit faire et signer une déclaration. Cette déclaration fut bientôt connue, et les amis de Pascal se hâtèrent de protester. « Il fut bientôt prouvé que M. Beurier, de très-bonne foi d'ail- leurs, avait pris la pensée de Pascal au rebours, et que s'il y avait eu, entre Messieurs de Port-Royal et celui-ci, quelque dissidence, c'avait été parce qu'il était plus avant et plus de 1. Recueil d'Otrecht, p. 325. 2. Sainie-Beuve, Pori-Royal, t. m, p. 356. 3. Recueil d'Ulrechl. p. 348. — 357 — PortrRoyal qu'eux-mêmes (1). » Le bonhomme de curé désa- voua sa déclaration ; il écrivit à madame Périer qu'il reconnaissait que les paroles de son pénitent pouvaient avoir et avaient en effet un autre sens que celvn qu'il leur avait doryné (2). Hélas! oui) les paroles de Pascal sur son lit de mort avaient un autre sens. Bien loin de revenir à Thumble et entière sou- mission que tout catholique doit à rÉglise, Fauteur des PrO' vinciales expira plus avancé qu'aucun de ses amis dans l'es- prit de révolte et de schisme. Ses dernières Pensées ne laissent malheureusement aucun doute à cet égard : Toutes les fois, écrit-il, que les jésuites surprendront le pape, on rendra toute la chrétienté parjure. Le pape est trés-aisé à être surpris à cause de ses affaires et de la créance quUl a aux jésuites ; et les jésuites sont très-capables de le surprendre à cause de la calomnie. Le sileoce est la plus grande persécution. Jamais les saints ne se sont tus. Il est vrai qu'il faut vocation ; mais ce n'est pas des arrêts du conseil qu'il faut apprendre si l'on est appelé, c'est de la nécessité de parler. Or, après que Rome a parlé et qu'on pense qu*elle a con- damné la vérité, et qu'ils l'ont écrit, et que les livres qui ont dit le contraire sont censurés, il faut crier d^autant plus haut qu^on est cen- suré plus injustement et qu'on veut étouffer la parole plus Tiolemment, jusqu'à ce qu'il vienne un pape qui écoute les deux parties et qui con- sulte l'antiquité pour faire justice. Si mes Lettres sont condamnées à Rome, ce que fy condamne est cwi' damné dans le del. Ad tuum^ Domine Jesu, tribunal appelle, J*ai craint que je n'eusse mal écrit, me voyant condamné ; mais l'exemple de tant de pieux écrits me fait croire au contraire. U n'es plus permis de bien écrire. Toute l'Inquisition (tribunal de Rome) est corrompue ou ignorante ! Il est meilleur d'obéir à Dieu qu'aux hommes (le pape et les évèques). Je ne crains rien, je n'espère rien. Les évèques ne sont pas ainsi. Port-Royal craint, et c'est une mauvaise politique. Je ne crains pas vos censures. Ainsi Pascal meurt les blasphèmes de Luther à la bouche, et en poussant le cri orgueilleux de tous les hérétiques que le l. Sainle-Beuve, Porl-Royal, t. m, p. 369. SupnléroeDt au Nécrologp, p. 29U 23 — 358 — Saint-Siège condamne: Ad tuum^ Domine Jesu, tribunal ap- pello ! La gloire n'efFacera jamais à nos yeux les stigmates de sectaire dont le front du grand homme est flétri. Nous procla- mons son génie, mais nous ne dirons jamais qu'il le mit au service de la vérité. Nous l'avons vu, les Provinciales sont un immortel mensonge. Et quant à ses Pensées, fragments d'un ouvrage interrompu par la mort, quel homme sensé en sou- tiendra la philosophie, la morale, la politique, la théodicée ? La philosophie de Pascal nie la certitude humaine ; sa morale, la justice naturelle, et elle déclare le mariage un homicide et presque un déicide ; sa politique est celle de Tesclavage et elle a pour base cet axiome devenu tristement fameux de nos jours: Le droite c'est la force ; sa théodicée repousse les preuves phy- siques de l'existence de Dieu et proclame que Thomme ne peut savoir ni quel est Dieu, ni même s'il est (1). Non, Pascal ne mit pas son génip au service de la vérité ; il ne le mit qu'au service des passions et des doctrines d'une secte funeste qui l'empêcha d'étendre ses ailes et de planer, au-dessus d'un étroit et sombre horizon, dans les splendeurs et les espaces infinis du vrai. Il ne lui reste qu'une gloire incontestable : celle de fondateur de la prose française : personne ne la lui dispute ; elle ne doit pas faire oublier que ce grand chrétien vécut et mourut en combattant l'Église catholique dans ses défenseurs, dans son chef et dans ses décisions. La mort de la mère Angélique, Angélique la grande^ avait précédé d'un an celle de Pascal. Entrée au cloître sans vo- cation, elle embrassa néanmoins, grâce à l'énergie de son âme qui était peu commune et aux sages conseils de saint François de Sales, les pratiques sévères de la vie religieuse et les fit refleurir dans son monastère. Son nom brillerait sans tache à c6té de celui des saintes réformatrices qui illustrèrent Thistoire ecclésiastique de notre patrie au commencement du xvii« siècle, si Saint-Cyran, l'homme fatal, n'était venu tout corrompre ; à la sève catholique, il substitua le venin de l'hérésie. Port- Royal eût renouvelé la gloire de Glairvaux et rivalisé avec le Carrael restauré; il ne fut qu'un ardent foyer d'erreurs dont la mère Angélique fut l'altière vestale. Elle se distingua par sa haine contre Rome. Nous l'avons entendue oser mettre dans la bouche très-pure du bienheureux évèque de Genève les 1. Voir la belle étude de M. Cousin sur Pascal, Préface, — 359 — propos les plus outrageants au sujet des désordres de la cour de liane ; nous l'avons entendue, après la Bulle d'Innocent X, parler de la corruption de cette cour, et, à l'époque de la dispersion des solitaires, de Veau du Tibre qui devait les sub- merger,Qnaind le papeet les évoques eurent ordonné la signature du formulaire, elle institua des prières publiques pour de- mander le triomphe de la doctrine condamnée ; elle fit faire une neuvaine de processions où elle-môme porta la croix ; elle encouragea ses filles à la résistance, n Je crois qu'on pleure, leur disait-elle, en voyant leurs alarmes; allez, mes filles^ vous n'avez point de foi. Qu'est-ce que tout cela ? Ce ne sont que des mouches. Espérez en Dieu et ne craignez rien. Tout ira bien. » Elle rendit le dernier soupir (6 août 1661) enassurant à ses religieuses que dans Tautre monde elle travaillerait comme il faut à leurs affaires. M. Fontaine appelle la mère Angélique martyre de la vérité et lui adresse cette prière : Étoile de ces derniers temps, que Dieu a fait briller daDS son Église, que votre lumière ne nous soit pas inutile ! Jetez du ciel des regards favorables sur ceux qui ont eu le bonheur de vous connaître et d'être honorés de votre affection. Je suis le dernier d'entre eux, mais que le parfum de votre charité coule jusqu'aux franges du vêtement. Mou âme demeure fortement attachée à vous. J'ai déjà ressenti les efiets de votre assistance : j'espère que vous me la continuerez jusqu'au bout (l). Hermant, chanoine de Beauvais,que Dom Clemencet appelle, pour cela sans doute, un des plus grands hommes du xvu*^ siècle, déclarait que « la très-chère et très sainte mère avait été la fille des saints évêques et des saints abbés, la mère des vierges et des abbesses, le modèle et la consolation des docteurs. » <( Mais, poursuit ce grave historien, la sainteté de la mère est éta- blie sur des témoignages plus forts que ceux des hommes, c'est-à-dire sur celui de Dieu même, qui Ta fait connaître en accordant à sa foi et à ses prières, lorsqu'elle vivait, des guérisons miraculeuses, et en fai- sant après sa mort, par son intercession, plusieurs prodiges des plus éclatants. » Combien y a-t-il de saints et de saintes, que l'on honore 1. Fontaine, Mémoires^ t. m, p. 291. — 360 — d'un culte public, dont la sainteté n'est pas établie sur des preures aussi certaines et aussi frappantes que Test celle dé la sainte mère Angélique (l)î Le culte de la mère Angélique se répandit bientôt avec ses reliques dans toute l'Église janséniste. On conserva son coeur dans un cœur de cuivre doré et on le porta en procession tous les ans, le jour anniversaire delà mort de la grande servante de Dieu (2). La mère Agnès écrivait à madame de Foix, coadjutrice de Saintes : Il faut donc, ma très-chère mère, vous traiter dans la dernière conr fiance en vous envoyant tout ce (fue vous désirez de notre chère mère, savoir : du sang de son cœur et une petite croix faite de celle qu'elle portait sur son habit qui est le présent qui est parfaitement bien reçu, et à quoi on peut moins trouver à redire parce que c^est un objet de dévotion ; il y en a qui les font enchâsser dans des croix d'or, d'ar- gent et de cristal ; et pour vos filles, de son voile et quelques images qui ont touché à son cœur. Votre dévotion est admirable en ce qu'elle ne veut point faire d'expérience, n'y en ayant point d'une personne qui a tant donné de preuves qu'elle était parfaitement à Dieu, plus de cinquante ans durant (3). La mort de la sœur Sainte-Euphémie, de Pascal^ de la mère Angélique permit aux modérés du parti de tenter de conduire à leur gré la barque augustinienne. Au lieu de lutter contre la tempête, ils cherchèrent un abri où ils auraient attendu des jours meilleurs pour reprendre hardiment leur course. L'am- bition d'un de leurs bons amis, M. de Choiseul, évoque de Comminges, vînt à propos servir leur dessein. Il aspirait à succéder sur le siège métropolitain de Toulouse à M. de Marca, promu à l'archevêché de Paris. Son frère, le maréchal Du Plessis-Praslin de Choiseul, était gouverneur du duc d'Orléans ; il le pria de faire au roi et à la reine la demande de l'archevêché convoité. Il la fit; mais le roi lui répondit que M. de Comminges était janséniste, qu'on lui mandait de Languedoc qu'il intri- 1. D. Clemencet, Histoire générale du Port Royale t. iv, p. 97, 99. 2. Bcsoigne, Histoire du Port-Royal, t. ii, p. 487, 3. LeUres de la mère Agnès AmauW, t. ii, leiire ccclxvi. — 361 — guait avec révoque d'Alelh, à qui il était fort attaché, pour empêcher la signature du formulaire, et faire une cabale d'évêques pour l'opposer à ceux des deux dernières Assemblées, et qu'on ne lui parlât point de lui. A cette réponse, le maréchal écrivit à son frère d'un ton assez aigu, lui reprochant de gâter ses affaires et celles de sa famille par son attachement à Port- Royal et lui disant que s'il ne s'aidait lui-même on ne pourrait pas le servir. L'évêque de Gomminges, qui avait de l'esprit, touché de ces remontrances, vint h Toulouse sur la fin de l'été i652, sous prétexte de quelques affaires de son diocèse, mais en efTet pour y chercher par le moyen des jésuites une voie d'accommodement ; il s'en expliqua au président de Miremont, son ami, qui Tétait aussi du P. Ferrier, professeur de théo- logie au collège des jésuites. Après avoir arrêté un plan avec le prélat, le président fut voir le révérend Père ; il amena la conversation sur les controverses religieuses du temps, et lui demanda si c'était une affaire où il n'y eût aucune apparence d'accommodement. Le Père lui réponditqu'un accommodement lui paraissait difficile. Cependant, après plusieurs discours, M. de Miremont fit agréer au révérend Père d'avoir une entre- vue à ce sujet avec l'évêque de Gomminges, qui se trouvait par hasard à Toulouse depuis quelques jours. Ge n'était pas sans calcul qu'il s'était adressé au P. Ferrier. Il le savait lié d'une étroite amitié avec le P. Annat, confesseur du roi. Et ils ne doutaient point que les conférences commencées à Toulouse ne fussent continuées à Paris, ce que souhaitait fort l'é- vêque, qui cherchait à se produire. Le P. Ferrier et M. de Ghoiseul, amenés à la maison de campagne du président, trou- vèrent plusieurs expédients à proposer à Messieurs de Port- Royal et à leurs adversaires pour amener une conciliation. Ils en écrivirent l'un au P. Annat et l'autre à ses amis de Paris. De part et d'autre les réponses furent favorables. Ils deman- dèrent alors et obtinrent la permission de venir à Paris et d'ouvrir des négociations avec les principaux jansénistes (1). M. Sainte-Beuve se demande quel peut être le dessein réel qu'on eut à l'origine de cette affaire et il se fait et se fait faire toutes sortes de réponses. Le P. Rapin lui aurait indiqué le but que chacun poursuivait. Le P. Ferrier, loin de songer à I. Voir Rapin, Mémoires, l. m, p. 213 sq. — 362 — devenir coadjuteur du confesseur du roi, ne songeait qu'à mettre un terme aux divisions qui désolaient TÉglise en France ; M. de Choiseul visait rarchevèché de Toulouse ; les jansénistes espéraient détourner les coups dont ils étaient me* nacés, reprendre en sous-œuvre le débat sur les cinq Propo- sitions terminé par les décisions de Rome, et, à l'aide de quelque concession habile, faire proclamer orthodoxe la doc- trine de VÀugustinus. Le P. Ferrier comprit bientôt l'inten- tion de nos Messieurs et il se retira ; M. de Choiseul , qui voulait à tout prix se recommander à Tatteation du roi, con- tinua à négocier avec ses amis. La plupart de ceux-ci auraient volontiers adopté un projet d'accommodement qui, concerté avec adresse, n'aurait demandé à leur conviction d'autre sa- crifice qu'un pur respect extérieur pour la chose jugée. C'était continuer les finesses et les ambiguités du premier Mandement des vicaires généraux, de V Addition au% Formulaire. Arnauld, qui avait d'abord adopté cette politique tortueuse , môme lorsque Pascal se décida à la combattre, s'éleva contre le pro* jet. Il y avait d'abord consenti. Mais comme sœur Sainte- Euphémie avait changé Pascal en confesseur intraitable de la vérité, sœur Angélique de Saint-Jean rappela l'admirable doc- teur à cette intrépide vaillance qui lui faisait mépriser k)ut€8 les choses de la terre. Dans un conseil tenu à la grille de Port-Royal, Arnauld ayant exprimé lavis qu'on devait pour- suivre les ouvertures de paix qui arrivaient en temps si oppor- tun, sa nièce se jeta à ses pieds pour le conjurer de sauver la doctrine de saint Augustin et de ne pas l'abandonner aux hasards des négociations. « Vous ne savez, lui répondit le docteur, ce que vous demandez. Le bruit est qu'on va vous perdre si l'accommodement ne se fait. — Qu'importe, dit la sœur Angélique de Saint-Jean , il s'agit de la religion. Qu'est devenu votre zèle ? Avez-vous si peu de foi et si peu de con- fiance en Dieu? Allez I Si vous abandonnez la doctrine de saint Augustin, je la défendrai jusqu'au dernier soupir de ma vie. » Ce cri toucha M. Arnauld. D'ailleurs il n'était naturellement que trop porté à l'entendre. « Les doigts lui démangeaient déjà de ne plus écrire, de ne plus avoir à ranger en bataille ses raisons et démonstrations (1). » Il rentra avec Nicole dans son château-fort, où il se remit à foudroyer les ennemis de la 1. Bainte-Beuye, Port-Royai, I. iv, p. 106. — 363 — Grâce. Ses amis ne lui cachèrent pas leur dépit. Rien ne put le faire revenir sur sa belliqueuse détermination. Il écrivait avec une écrasante logique à M. Singlin : Y a-t-il donc rien de plus naturel que de demander à ceux qui me font ce scrupule, si celui que l'on regarde comme le plus éclairé de tous Qos amis (M. SiDgllu} n'était pas aussi croyable en 1657 qu'en 1663... Ou soutenait alors que l'Église n'a jamais approuvé les subti- lités et les explications éloignées lorsqu'il s'agit de la vérité et de la Justice. Quelle est donc cette nouvelle Église qui a changé tout d'un coup d'esprit, et qui approuve comme une conduite évangélique ce que l'Église de Jésus-Christ n*a jamais approuvé? Enfin l'Église a voulu jusqu'en 1657 que l'on fût ferme et sincère... mais tout cela est changé en 1663. Ces pensées si généreuses se sont évanouies. Je n'in* suite point, Monsieur,... je vous parle dans un véritable gémissement de cœur. M. Sainte-Beuve attribue à l'entêtement d'Arnauld la rupture du projet à la réalisation duquel Port^Royal avait attaché « bien des espérances ». Les Politiques de Port-Royal , ceux dont l'abbé d'Aubigny parlait à Saint-Evremont et qui menaient tout, auraient bien laissé M. Arnauld bouder et écrire sous sa tente, et auraient volontiers poursuivi les négociations enta- mées. La preuve en est que, même après la retraite du doc- teur, nos Messieurs, de concert avec l'évoque de Comminges, envoyèrent à Rome une exposition doctrinale fort captieuse et une déclaration des sentiments où ils se trouvaient à l'égard de la soumission due au Souverain Pontife, avec promesse d'accomplir ce qu'on leur ordonnerait. Ce qui rompît tout, ce fut la vigilance de l'Assemblée du clergé. Les évèques avaient vu avec déplaisir l'ouverture de négociations qui renouvelaient une question terminée par les décisions de l'Église. Quand ils surent que les Jansénistes avaient écrit au Pape, ils l'avertirent aussitôt des dispositions secrètes dont les défenseurs artificieux de VAugustinus étaient animés. En même temps, chargés par le roi d'examiner la déclaration de Port-Royal pour l'accommo- dement, ils la cassèrent comme tendant à rétablir tout à fait le jansénisme et à rendre inutile tout ce qui avait été fait pour le détruire. A Rome, dans une congrégation de cardi- naux, on jugea qu'on ne devait pas même répondre aux lettres de M. de Ghoiseul et de ses amis. C'est ainsi qu'échoua le projet d'accommodement. L'évoque de Comminges attribua — 364 — cet échec à ses amis ; il en fut très-irrité et il disait qu'il était obhgé pour sm honneur de découvrir des mystères ou'ilnZn couverts jusqu'à cette heure. Madame de Sab^qui éûit fort liée avec lui, s'appliqua à prévenir un éclat qui eût Sr/hu Port.Royal (1) Elle lui demanda, j>ar VestiZ^ma^Xue mr ces- gens-là de ne pas tacher leur réputatL delâvert d ses bonnes grAces. Le prélat s'apaisa : les mysZs mu glorieux sans doute, restèrent couverts et la rLutltiL ^ Messieurs continua à briller sans tache '^P"**t>°° ^es I^s idées de résistance ouverte de M. Amauld triomnh* Tm sT f V'"r r' ' '"^ P*^*««- ' " avlitXtl" dit M. Sainte-Beuve, Nicole, qui était un homme de plume S en fut, et qu, tout en voyant les défauts de son chef e! en souffrant quelquefois, en essayant même de les tempérer nar- tageait pleinement ses goûts 'de polémique et les servait • il avait 1 humble caractère deM.de Sacy,dont la douceur opiniâtre et invariable patience regardaient peu aux circonstances géné- rales et aux horizons environnants, et ne tenaient pas compte des opportunités d agir et des saisons ; il avait M. de Roanner M. Hermanl et la petite église de Beauvais; il avait surtout sa nièce, la mère Angélique de Saint-Jean, à laquelle il aimait a t-on dit, à communiquer ses pensées sur les affaires de l'É- glise, € comme saint Ambroise en conférait autrefois dans le temps de la persécution avec sainte Marceline sa sœur » et par qui il se laissait volontiers conseiller. Par elle il était assuré d avoir pour disciples et servantes déclarés et unanimes toute cette communauté d'élite, dont les moindres filles se sentaient enorgueillies de reconnaître M. Amauld pour oracle et de de- vemr les senUnelles avancées de la foi.=« Dieu, qui choisit assez souvent les choses du monde les plus faibles pour confondre les plus fortes, a dit un historien de ce bord, avait dans Port- Royal des épouses intrépides, pendant que l'Église ne voyait que de la lâcheté dans la plupart de ses ministres. ., Que n'au- raient point fait ces pieuses filles pour mériter de tels éloges I « Port-Royal des Champs n'est qu'un avec vous, écrivait quel"-' que temps auparavant la sœur Angélique de Saint-Jean à M. Amauld ; hasardez-nous. Peut-être que nous serons les valets de pied des princes de l'armée d'Achab, qui devaient i Gou»lo, Madame de SabU, p. îos. - 365 — entrer les premiers dans le combat et gagner la bataille (1). » Ces valets de pied en jupon des princes de l'armée jansé- niste entrèrent bientôt dans la lutte. Le nouvel archevêque de Paris, après avoir attendu près de deux ans ses bulles, venait enfin de les recevoir le iO avril 1664. M. Lancelot, resté long- temps dans Tombre, en sortit à cette occasion. Les religieuses de Port-Royal le chargèrent d'aller en leur nom féliciter le prélat. M. de Péréfixe profita de cette circonstance pour prier l'envoyé des sentinelles avancées de la foi de leur faire en- tendre combien leur rôle était coupable et ridicule. Représentez-leur, je vous prie, dit-il, qu'elles doivent se résoudre à chercher les moyens de contenter le roi : que deux papes ayant parlé, et les évèques ayant reçu leur jugement, les Facultés Tayaut admis, les docteurs et les religieuses ayant signé, et toutes les communautés ayant passé par là, il n'est nullement à-propos qu'une seule maison de lilles veuille faire la loi aux autres, et paraître ou plus juste, ou plus intelligente que les papes, les évèques, les prêtres et les doc- teurs... Monseigneur, répliqua Lancelot, comme elles n'ont à répondre que d'elles, elles ne croient pas devoir tant regarder ce qu'ont fait les autres que ce qu'elles doivent faire elles-mêmes: et, après tout. Monseigneur, si c'est une faute que celle-là, elle est sans doute bien pardonnable, puisqu'au plus on ne les peut accuser que de quelque trop grande rete- nue, et toute la grâce qu'elles demandent, c'est qu'on veuille bien au moins épargner leur tendresse de conscience pour ne les pas forcer à faire ce qu'elles ne croient pas pouvoir faire. Oh! reprit l'Archevêque, cela se doit plutôt appeler entêtement qu'une tendresse de conscience. Des filles ne doivent jamais en venir jusque-là^ quand le Pape et les évèques leur commandent quelque chose.... M. Lancelot ne se laissa pas convaincre. En sortant, il parla avec l'aumônier de M. de Péréfixe de la conversation qu'il ve- nait d'avoir avec le prélat et lui dit : Ces filles-là ne sont pas si peu instruites qu'elles ne sachent que quelque respect qu'elles doivent au Pape et aux prélats, il vaut pour- tant mieux obéir à Dieu qui leur demanderait un compte rigoureux, en son jugement, d'une signature qui devant lui ne pourrait passer que pour un mensonge et pour la marque d'un faux témoignage. Ainsi que 1. Sainte-Beuve, Por«-J?oyal, t. iv, p. 174. - 366 -- M, de Paris fasse fond là-dessus, qu'il prenne telle mesure qi^U hn plaira, mais qu'il ne s'attende point à autre chose, $*il lui plait, La première mesure que pril Tarchevêque fut de publier un mandement prescrivant la signature ; et la seconde, d'aller w siter Port-Royal pour tâcher de flaire entendre raison aax re- ligieuses récalcitrantes. Le mandement fut vivement attaqué par ce qu'il établissait une distinction mal entendue entre la foi divine et la foi humaine, demandant Tune pour le droit et l'autre pour le fait. Ce qui fit un si grand fracas, dit leP. Rapin, que M. de Péréfixe en fut étonné lui-môme. Les écrits recom- mencèrent à se multiplier et à courir plus que jamais (1). Laissons se multiplier et courir ces écrits dont les ImcLgi- naires de Nicole furent les plus remarquables ; entrons avec Tarchevôque dans le monastère de Port-Royal. Un ami des Religieuses nous y invite : « Paris, s'écrie-t-il, est maintenant un lieu où Ton doit accourir du bout du monde pour y voir de près le plus grand et le plus rare spectacle qui soit pos- sible de s'imaginer (2). » 1. Rapin, .yémoires, t. m, p. 'U8. 2. Abrégé de V histoire eccléiiaslique avec des réflexions, u n, p. 165. XIII. Théorie de la résistance enseignée aux religieuses de Port-Boyal. ~ Sorts sacrés et songes mystérieux. — Deux portraits de l'archevêque de Paris. — Première visite de M. de Péréflxe à Port Royal : il ehi joué par les re- ligieuses. — Requêtes aux saints. — Seconde visite : protestation tumul- tueuse des religieuses ; crime de M de Pér(>ûxe : il appelle pimbiche Madame l'Abbesse. — Enlèvement des récalcitrantes. — Arrivée de la mère Eugénie, de la Visitation : son attitude humiliée choque les religieuses et M. Sainte-Beuve ; altitude d'un sénateur aux pieds de Notre-Dame de Saint-Gratien. — Espérance d*inlervenlion divine déçue, — Sœur Eustoquie de Brégy et sœur Christine Briquet. — Calvinisme des religieuses de Port- Royal. — Les Signevses, — Sœur Flavie et sœur Dorothée. * Dérègle- ment honteux de M. ( recteurs s'étaient surtout appliqués à leur donner une éducation théologique capable de suppléer aux lacunes de leur stratégie et de déjouer tous les plans de leurs adversaires, à leur former un tempérament guerrier qu'aucune lutte ne lasserait, qu'aucune défaite n'userait. On leur avait fortement imprimé dans l'esprit les grands principes de saint Paul et de saint Augustin, et bien d'autres aussi. Pour montrer dans quels abîmes d'erreurs étaient tombées ces intelligences d'élite, recueillons quelques fragments des instructions reçues soit à cette époque, soit un peu plus tard, en pleine persé- cution. Il ne faut point craindre toutes les menaces qu'on vous pourra faire de brefs et de bulles, et tous ces commandements qu*on fera soit par Tautorité du Pape, soit par celle de M. PArchevêque... Bien loin d'avoir sujet de craindre l'excommunication^ tant que vous demeurerez fidèles à ne rien faire contre votre conscience, vous 1. Malgré renseignement de cet art, un historien jans'^nUte dit : « Sur tout on leur (aux religieuses de Port-Royal) a inspiré une extrême horreur pour toutes ces restrictions mentales et pour toutes ces fausses adresses inven- tées par les casuistes modernes dans la yue de pallier le mensonge et d*élu- der la vérité. {Abrégé de l'histoire ecclésiaitigue, t. ii, p. 148.) 2. Sainte-Beuve, Port Royal, t. iv, p. 152. « Voir tout le détail de ces Avis dans Besoigne, t ii, p. Gl, sq. - 369 — devez craiadrti au contraire que Dieu né vous abandonnât si vous lui étiez infidèles en ce point... Que si nous avons encore quelque chose à souhaiter après cela, c'est de vous supplier, comme ce grand apôtre (saint Paul) le faisait à regard de ses disciples, ut non cito moveamini a vesiro sensu, neque ter- reamini, neque per spiritum, neque per sermonem^ neque per epistolam ; de ne vous point effrayer et de ne vous point troubler, de ne vous point affaiblir dans vos résolutions et les connaissances que Dieu vous a données, soit qu'il vienne des brefs et des bulles, soit qu'on vous tienne des discours pour vous effrayer, soit qu'on se vante même d'avoir l'esprit de Dieu dans tout ce qu'on vous commande, soit qu'on fasse même des miracles pour vous le persuader ; car l'apôtre a prédit que tout cela arriverait... Remerciez Dieu de ce qu'il vous a choisies pour être comme les prémices du salut en ce temps-ci et les premières victimes de la per- sécution (I)... La puissance des ténèbres aura ses bornes et la lumière paraîtra ; mais maintenant il leur faut dire : Hsec est hora vestra et potestas te- nebrarum^ c'est maintenant votre heure et la puissance des ténèbres. L'heure est venue d'enchaîner la vérité, de lui ôter toute liberté, de lui faire son procès, et même dé la condamner sans lui faire son procès, étant trouvée assez criminelle de ce qu'elle est la vérité... Nous gémissons sur le calvaire avec la Vierge, saint Jean et quelque peu de fidèles en voyant la vérité attachée à la croix ; et notre force est dans le silence, et dans la confiance que les ténèbres passeront, et qu'on verra la vérité sortir glorieuse du tombeau où on la voulait enfermer (2)... Gomme le bon Pasteur a donné sa vie pour ses brebis, il faut que ses véritables brebis souffrent pour lui être fidèles que ceux qui sont des larrons et non des pasteurs les égorgent (3}... Le démon rugit sans cesse contre la vérité et contre ceux qui sont à elle. Il a rugi au dehors de votre maison depuis près de trente années, mais vous n'entendiez pas ses rugissements. Il vous les fait entendre maintenant dans une autre manière au dedans de votre maison. Il ne fera du mal qu'à ceux qui en auront peur. C'est une pen- sée de saint Bernard (4)... C'est le temps de faire paraître que notre maison est fondée sur la pierre, que les vents et les tempêtes ne peuvent ébranler : et cette 1. Lettre de M, de Sainte- Marthe aux religieuses de P.-R, 2. Leure de Jf. Feideau aux religieuses de P.-A. . 3. Lettre de M, d^Alel à une religieuse de P,-H. ^ Lettre do M. Rebours à la mèrt prieure de P.-R. — 370 — immobilité dépend, comme je crois, de ne rien écouter pour j avoir égard (1)... Dieu a permis que nous fussions instruites et beaucoup plus fondées dans les véritables principes de la religion et de la piété que ne le sont une inanité de personnes religieuses... Il nous a donné par sa grâce de rattachement à sa vérité... U a tellement uni notre cause à celle de I*Égiise, et nos intérêts aux siens, qu'il semble qoe ce soient deux choses inséparables, et qu'on ne puisse ni l'opprimer ni la défendre sans nous opprimer ou nous défendre ayec elle (2)... Vous pouvez dire ce que Joseph disait à ses frères : ce que tous avet eu dessein de faire était mal, mais Dieu l'a changé en bien. N^est-ce pas un bien qu'il vous a procuré de vous choisir pour rendre comme vous faites un si illustre témoignage à la vérité ? N'est-ce pas un bien que vous ayez appris à tout le monde, par l'état où vous êtes, qo'O faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, et qu'étant les disciples de sa vérité vous soyez aussi les imitatrices de sa patience à tout souflDrir pour elle?... N'est-ce pas un bien de souffrir pour la justice, puisque le ciel en doit être la récompense (3)... » Nous ne pouvons tout citer ; les prières, les lettres, les petits traités^ les petits écrits, les réflexions^ les conférences^ les extraits des Pères à Tusage des religieuses de Port-Royal au temps de la persécution et de la captivité^ sont innombrables. Mais ces enseignements et ces encouragements, que leurs di* recteurs leur donnaient avec tant d abondance et d'assiduité, ne suffiraient pas à expliquer Torgueilleuse opiniâtreté de ces filles ; elles avaient avant tout des signes manifestes que Dieu les approuvait, et elles s'écriaient : Si Dieu est pour nous^ personne ne sera cantre nous. C'est ainsi qu'on les voit, elles qui refusaient d'obéir aux décisions de l'Église, croire aux dé* cisions du sort et à des songes mystérieux. La mère Agnès écrit à Henri Arnauld, évèque d'Angers : Jusqu'où ne va point votre bonté de vous appliquer â tirer au sort pour nous dans Vlmitation, qui est comme un oracle qui répond h tout ce qu'on a dans le cœur I C'est notre consolation de tirer souvent de la même sorte, principalement dans l'Ecriture sainte. La dernière chose qui m'est arrivée, c'est les trois enfants dans la fournaise de 1. Lettre de la mère Agnès à M. Arnauld. 2. Première conférence de la mère Angélique de Saint-Jean (sur la d«- cesaité de défendre l'Église chacun à aa manière). 3. Lettre xzx uux religieuses de P.-Royal. — 371 — Babylooe. La réponse qu'ils fireat au roi est notre règle pour nous faire allier ensemble la foi que Dieu nous peut délivrer et la résolution qu'encore qu'il ne le fasse pas, noits n'adorerons pas Vidole du formu- laire. Une autre fois j'ai tiré le songe de Nabuchodonosor qu'il Youlalt qu'on devinât, et qu'ensuite on lui en dit l'interprétation. Il me semble que ce qu'on nous demande a du rapport à cela, car on veut que nous parlions avec science d'une chose que nous ne savons pas, en nous servant de ces mots : Je orois et je confesse de coBur et de bouche, etc. ; et l'interprétation de tout cela est fondée sur la révélation qui en a été faite au pape, et qui nous a été proposée en notre chapitre comme une vérité constante (1). La mère Du Fargis, de la meilleure école de Port-Royal (2), racontait à ses sœurs des songes comme ceux-ci : Il me semblait que j'étais avec quelques sœurs et que je parlais des affaires avec beaucoup de crainte dans Fattente de quelque grand malheur. Je disais entre autres choses que j'aurais voulu parler à quelqu'un qui me pût éclaircir les doutes que j'avais dans l'esprit tou- chant 1:. signalp(;e, et en parler à M. d'Ypres lui-même. Il y eut une sceur qui me répondit que cela n'était pas difficile, qu'il était ici et parlait à toutes celles qui voulaient Taller voir. Je m'en allai aussitôt dans le parloir de sainte Agnès où il était. Plusieurs sœurs se pres- saient pour lui parler. J'attendis mon tour. Il disait à chacune en particulier une parole de l'Écriture que j'entendais distinctement ; il dit à une : Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé ; et à une autre: Celui qui vaincra aura la couronne.' Quand toutes les sœurs furent sorties, il me dit qu'il voulait m'entrctenîr plus à loisir que les autres. Je me souvins en l'approchant qu'il n'était plus de ce moode et lui dis que je le croyais mort; il me répondit : If appelez pas morts ceux qui habitent la terre des vivants. Il y avait avec lui dans le parloir de dehors un ecclésiastique debout à qui il parlait et qui avait une façon interdite et d'un homme embarrassé. M. d'Ypres parlait à cette personne avec chaleur, comme s'il eût été mal satisfait de ce qu'il lui disait. Cet ecclésiastique {sans doute un des approbateurs du projet (Raccommodement de M. de Comminges) lui disait qu'il fallait avoir égard au temps, à l'autorité des personnes qui menaçaient de grands maux, et qu'il y avait des occasions où l'on était obligé de relâcher de quel- que chose. Il lui répliqua avec une émotion qui parût sur son visage, qu'il ne recevait point d'excuses, et leva la main comme s'il eût voulu frapper, lui disant qu'il était un timide et un lâche, d'abandonner sous ces prétextes la défense de la justice. Cette personne me parut 1. Lettres de la mère Agnès à Arnauld, t. u, p 165, 2. Sainte-Beuve, Port-Royal^ t. iv, p. 224. - 372 — rougir et répondit pour se justifier... J'entrai dans son seatimeot en moi-même... Aussitôt se tournant vers moi, comme s'il eût dcTiot ma pensée, M. d'Ypres me dit : Vous êtes la plus jeune de la maison ; cependant je vous dis que quand vous resteriez seule, vous êtes obligée de demeurer ferme jusqu^à la mort, sans que jamais le mauvais exempl» vous ébranle en rien, et assurez-vous que c'est une heureuse singularité que d'être singulière à faire son devoir. Je lui proposai toutes les choses qui me faisaient de ]a peine sur cette affaire, et il me répondit avec une lumière et une netteté admi- rable, en sorte qu^il me satisfaisait entièrement... 11 me dit en m'ex- hortant à souffrir pour une si bonne cause : Ne craignez point de com- battre pour la grâce ; ce sera la grâce qui combattra pour vous, et elle fera beaucoup plus pour vous que vous ne sauriez faire pour elle. Je ne puis me souvenir comment finit cette conversation dans mon songe ; mais je sais qu'en me réveillant j'en avais Tesprit si rempli, qu'encore que tout ce qu'il m'avait répondu sur mes difficultés ne me fût pas demeuré dans la mémoire, il me semblait néanmoins qu'il me les avait toutes ôtées de l'esprit et que je l'avais tout à fait en repos... Je vis si distinctement M. d'Ypres, qu il me semble que je sais comment il est fait et que je le reconnaîtrais aisément si je voyais son portrait^ pourvu qu'il fût semblable à celui que mon imagination me peignait en songe (l). Une autre fois la mère du Pargis vit en songe, par un trou qu'elle découvrit au fond d'une arnooire où elle voulait cacher ses livres, une petite église fort jolie et parée ; elle y entra par cette ouverture. Un évêque disait pontiûcalement la messe, entouré de ses prêtres, parmi lesquels elle reconnut MM. Amauld et Sainte-Marthe. Le célébrant lui parut avoir un air un peu étranger. Elle s'approcha pour le mieux voir et s'écria aussitôt: C'est M. d* Y près, je le reconnais bierty je Vai d^à vu une fois. Cependant elle douta un instant si c'était réellement cet illustre prélat. Mais une voix mystérieuse lui cria : Cest un saint, et la persuada tout à fait. Elle communia de la main du saint, qui lui dit: La vérité de Dieu demeure en vous. Après la célé- bration de la messe, et malgré un des assistants, elle suivit M. dTpres dans une chambre en désordre. L'évoque s'assit sur un petit bout de paillase d'un lit tout renversé ; la religieuse t. Vies édiftames des religieuses deP.-R.y premier soogc mystérieux de la mère du Fargis, t. i, p. 391. 2. fies édifiantes, second songe mystérieux de la mère du Fargis, t. i p. 394. — 373 — se mit à genoux devant lui les deux mains jointes, recueillant avec avidité toutes les paroles qui tombaient de cette bouche infaillible. A la fin, M. d'Ypres lui dit : Je prierai Dieu pour vous et croyez quHl ne vous abandonnera points et que si la vérité de Dieu demeure dans votre coeur ^ Dieu vous tiendra dans ses mains. En disant cela, il lui mit la main sur la tête et elle ne le vit plus. A son réveil l'heureuse mère se trouva remplie de joie, de confiance et de courage (i). On imagine sans peine quelle impression devait faire le récit de ces songes sur l'esprit des religieuses de Port-Royal, si disposées à voir partout le doigt de Dieu, et combien ces apparitions et ces oracles de M. d'Ypres devaient fortifier leur résolution de combattre jusqu'à la mort le bon combat pour la grâce et la vérité. Elles poussèrent le délire de l'exaltation jusqu'à communier en viatique, un certain jour, croyant qu'on les excommunierait le lendemain (2). Telles étaient les dispositions où l'archevêque de Paris trouva les reli* gieuses , lorsqu'il vint les exhorter à la signature du formu- laire. M. de Péréfixe avait-il les qualités nécessaires pour ré- duire à l'obéissance les dignes filles du fanatique Saint-Cyran ? J'ai sous les yeux deux portraits de l'archevêque de Paris. Le premier le représente comme un prélat un peu singulier et parfois ridicule, qui figurerait bien chez l'Arioste, bon- homme au demeurant , n'ayant que des colères paternes et ne tenant que des discours à la papa (1). Le second le représente comme un prélat qui ne manque ni d'esprit, ni de bon sens, ni surtout de bonté, trouvant, et avec assez de pittoresque, tous les mots justes pour qualifier la situation étrange du monastère de Port- Royal et la disposition d'esprit des religieuses (4 ). Ces deux portraits portent la même signature: G.-A. Sainte-Beuve. Lequel est ressemblant? C'est le second, répond M. Sainte-Beuve. 11 a tracé le pre- mier d'après les relations de Port-Royal, mais « ces rela- Uons, dit-il, écrites alors pour peindre l'archevêque en grotesque déposent plutôt aujourd'hui en sa faveur. »' Com- ment de si saintes filles ont-elles pu s'oublier jusqu'à 1. Vies édifiantes, second songe mystérieux de la mère du Fargis, t. j, p. 394. 2. Utlres de la mère Agnès Amauld, t. n, p. 170. 3. Bainle-Beuve, Fort-Royaly t. iv, p. 179, 180. 4. 8ainle-Beu?e, Port-Royal, i. iv, p. 180. 24 — 374 — peindre en grotesque leur premier supérieur, digne d'ail- leurs, à beaucoup d'autres titres, de tant de respect? M. Sainte-Beuve nous l'explique: ces saintes filles formaient « une secte d'esprits raifinés, affiliés entre eux, épris d'une certaine forme distinguée et savante de dévotion et mépri» sant volontiers tous ceux qui ne parlaient pas leur langue, qui n'étaient pas de leur lignée spirituelle et de leur doctrine. Elles ne se croyaient pas des nonnes ordinaires, des filles de Sainte-Ursule ou de Sainte-Marie (fi doncl), mais qui étaient de Port-Royal, c'est-à-dire du lieu du monde où Ton savait le mieux ce que c'est que la grâce ^ et où Ton avait là-dessus, de tout temps, des directions de première main et des notions de première qualité. » Or quand M. de Péréfixe parlait familièrement à ces religieuses, « il parais- sait, tout archevêque qu'il était, aussi ridicule et auss^ mal avisé que le bonhomme Gorgibus de Molière , ou , si l'on veut, le bonhomme Chrysalcy parlant à une précieuse, ou encore un homme de bon sens de la classe moyenne de la Restauration se lançant à causer politique avec une jeune beauté doctrinaire. Il avait affaire à des esprits infatués tout bas d'une excellence et d'une aristocratie de dévotion, et qui se disaient de lui : « Le bonhomme, l'archevêque de Cour, il n'y entend rien, il ne comprend pas (1) I m S'il en est ainsi, M. Sainte-Beuve, pourquoi parlez-vous comme ces esprits infatués, raffinés, affiliés, comme ces précieuses ridi- cules de la grÂce, et reproduisez vous le portrait en grotesque qu'ils nous ont laissé de l'archevêque de Paris ? Immoleriez vous par hasard Thomme de bon sens de la classe moyenne aux pieds de la jeune beauté doctrinaire ? ~ Tout simple- ment M. Sainte Beuve est dans l'embarras, il l'avoue; car s'il ne veut pas faire tort à M. de Péréfixe, il veut encore moins paraître injuste envers les religieuses (2). Dans cette perplexité, il mélange d'abord dvec une dextérité consommée l'éloge et le blâme : peu à peu cependant, ses scrupules se calment à l'endroit de l'archevêque ; son admiration pour les religieuses l'cuiporle, et dans son récit, le beau rôle est donné en définitive aux mères et aux sœurs de Port-Royal. Toutefois, même en suivaut le récll di^s Relations jansénistes, i. Sainte-Beuve, Porl-Royaly i. iv, p. 180, 181. 2. Sainie-Beuve, Pori-Rnya\ t. iv, p. 182. — 375 — ce r6le ne nous parait pas si beau ; c'est uniquement celui de de iilles impertinentes et orgueilleuses. Voyez plutôt. L'archevêque, accompagné de son grand vicaire, M. Du Plessis de la Brunetière, arrive au monastère de Paris, le lundi 9 juin 1654. Après avoir exhorté toute la communauté à l'obéissance, il veut interroger chaque sœur en particulier. Mais, dans toute la journée, il ne peut en voir que deux. Elles s'étaient concertées pour amuser le prélat par de longues et oiseuses discussions. Les deux jours suivants, les reli- gieuses renouvellent la môme tactique. Dès qu'elles entendent parler de soumission et de signature, elles font les étonnées et jurent ne pas savoir le premier mot des questions doctri- nales que Rome a tranchées. Néanmoins, pressées par Farche- vèque, elles lui déduisent les raisons qu'elles ont de ne pas obéir avec une facilité qui dénote une longue étude de la théologie augustinienne, et une assurance hautaine qui dévoile leur invincible opiniâtreté. Après trois jours d'inutiles exhor- tations , Tarchevôque réunit toute la communauté et lui dit: Vous préférez les sentimeats particuliers d'une petite poigaée de gens à ceux du pape et de votre archevêque. Ces personnes vous ont prévenues et vous ont engagées à soutenir leur parti. Je ne veux pas juger de leurs intentions; mais peut-être aimeraient- ils mieux vous voir périr que de vous voir vous rendre à ce que l'on désire de vous. Ils sont bien aises d'avoir pour eux une communauté comme celle-ci; c'est un grand corps, ce sont des filles fort vertueuses, cela a de l'éclat ; ainsi ils font tout ce qu'ils peuvent pour vous retenir dans leurs opinions. Vous ne me persuaderez pas que vous n'avez pas lu leurs écrits, au moins quelques-uns; car je vois que les réponses que plusieurs d'entre vous m'ont faites sont les mêmes choses qui sont dans leurs feuilles volantes et dans leurs paperasses. M. de Péréfixe, afin de rassurer les religieuses, brûla devant elles leurs réponses qu'il avait écrites. Les reli- gieuses répondirent à cet acte de délicatesse en conservant soigneusement ces interrogatoires , qu'elles avaient rédigés de leur côté et où elles s'étaient appliquées à peindre en gro- tesque le vénérable prélat. Avant de partir, Tarchevôque déclara qu'il leur laissait trois semaines pour faire réflexion et qu'il leur donnait pour confesseur M. Chamillard, docteur de Sorbonne, qui prit pour auxiliaire le P. Esprit, de l'Ora- — 376 — toire. Ces deux Messieurs cherchèrent tous les moyens de lever les difficultés et d'amener les religieuses à signer le formulaire. Mais, dit M. Sainte-Beuve, € ils ne réussirent, et surtout le P. Esprit, qu'à donner à leurs dépens une comédie à ces pieuses filles, moins pieuses en cela qu'on ne voudrait, puisqu'elles tournent en ridicule, dans leur relation, un honnête homme qui se mettait en quatre pour les tirer d'affaire (i), » La comédie qui se jouait à l'intérieur de Port- Royal était un drame douloureux pour les amis du dehors, aux yeux desquels les pieuses comédiennes devenaient des héroïnes incomparables, dignes des larmes et des hommages de toute l'Église , dignes des palmes et des honneurs réservés aux martyrs. En vérité^ écrivait M. d'Andilly à sa fille, la sœur Angélique de Saint-Jean, en vérité, vous êtes trop heureuses, et je m'estimerais trop heureux de participer à vos souffrances, pour pouvoir espérer de participer à vos couronnes ! Je vous donpe et à toutes vos sœurs, de tout mon cœur, quoique je sois un très-grand pécheur, toute la béué- diction qu'un père peut donner à des enfants qu'il aime parfaitement, et qu'il estime trop heureux d'avoir mis au monde^ en voyant de quelle sorte il a plu à Dieu de les recevoir pour siens... De la môme plume qui écrivait leurs moqueuses relations, ces filles si tendrement bénies rédigeaient requête sur requête à saint Laurent^ à sainte Marie^Madeleine, aux Apôtres saint Pierre et saint Paul^ à Jésus-Christ couronné ctépines, à la sainte Vterge, à saint Bernard. Si les saints du ciel étaient suppliés de couvrir Port-Royal de leur protection, les puissants de la terre n'étaient pas oubliés. Les mères de l'Église, madame de Sablé, madame de Liancourt, madame de Longue- ville, etc. déployaient toute leur activité en faveur de leurs saintes amies. Un acte d'obéissance aurait été plus agréable à Dieu et à l'archevêque que ces comédies, ces requêtes, ces intercessions. Voyant que le délai donné aux religieuses était expiré, M. de Péréfixe se rendit à Port-Royal. Il avertit la la communauté qu'il était temps de signer le formulaire et qu'il allait interroger chaque religieuse pour lui demander son adhésion, après quoi il aviserait à prendre les [mesures 1. Sainte-Beuve, Porl-Royal, l. iv, p. 200. — 377 — que sa conscience lui dicterait. Pendant cet interrogatoire, les religieuses étaient rassemblées près du parloir, dans la chambre de la mère Agnès, et se demandaient avec anxiété ce qu'allait faire rarcheyêque. Pour le savoir elles eurent recours, selon leur habitude, aux sorts. « Dans cet effroi et cette attente, dit la relation, la mère Agnès ayant ouvert le Nouveau-Testament, elle trouva à l'ouverture du livre ces paroles : Hœc est hora vestra et potestas tenebrarum (c'est ici votre heure et la puissance des ténèbres) ; ce qui nous confirma dans la pensée que notre heure était venue de souffrir, et que nous ne devions plus penser à autre chose qu'à nous y disposer. • Encouragées par ce sorty les religieuses persévèrent toutes dans leur refus de signer. Saintement et justement indigné, l'archevêque réunit une seconde fois la communauté et parla ainsi : Si jamais homme du monde a eu sujet d'avoir le cœur outré de dou- leur, je puis dire que c'est moi, qui ai plus de sujet que personne de ravoir outré et pénétré, après vous avoir trouvées toutes dans l'opiniâ- treté, la désobéissance et la rébellion, préférant par orgueil vos senti- ments à ceux de vos supérieurs, et ne voulant point vous rendre à leurs avertissements et à leurs remontrances. C'est pourquoi je vous déclare aujourd'hui rebelles et désobéissantes à l'Église et à votre archevêque, et comme telles je vous déclare que je vous juge inca- pables de la fréquentation et de la participation des sacrements. Je vous défends de vous en approcher comme en étant indignes à cause de votre opiniâtreté et de votre désobéissance^ et ayant mérité d'être punies et séparées de toutes les choses saintes. Je viendrai au premier jour pour y mettre ordre, selon que Dieu et ma conscience m'y obligent. * Loin de se soumetre enfin, les religieuses se récrièrent et protestèrent aussitôt et toutes ensemble. Au milieu d'une con- fusion inexprimable ce cri se fit entendre : Il y a au ciel un autre juge. M. de Péréfixe essaya vainement de leur imposer silence. Ce fut alors, 6 crime irrémissible aux yeux de tout bon janséniste I qu'il se serait laissé aller jusqu'à appeler l'abbesse, la vénérable mère de Ligny, petite pimbêche. Au moment où il sortait, il rencontra madame de Gruémené, l'une des protectrices des révoltées, et il lui dit : « Elles sont pures comme des anges^ et orgueilleuses comme des démons. » Ce jugement est resté celui de l'impartiale histoire. — 378 — Tandis que l'archevêque s'éloignait, la communauté se réunissait en chapitre et rédigeait une protestation contre la défense de participer aux sacrements. « Que Dieu soit juge entre lui et nous, • y disaient-elles, renouvelant le mot de Pascal et celui de tous les hérétiques qui se placent au-dessas de l'autorité de l'Église enseignante : a J'en appelle à votre tri- bunal, 6 Seigneur Jésus I » M. dePéréflxe résolut d'enlever de Port-Royal les religieuses les plus récalcitrantes, de les placer dans d'autres commu- nautés religieuses, et de confier la direction du monastère janséniste aux humbles filles de la Visitation Sainte-Marie. Le 26 août il accomplit son dessein. Cette journée est restée célèbre dans les relations oîi, en racontant les événements qui la remplirent, on ne manque pas d'évoquer tous les souvenirs de la Passion. Ce jour là donc, sur les deux heures de l'après- midi, l'archevêque (c'est le grand prêtre Gaîphe] arriva ac- compagné de son grand vicaire, de l'official, de ses aumôniers et secrétaire, du lieutenant civil (c'est Ponce-Pilate), du prévêl de l'Ile, du chevalier du Guet, de Quatre commissaires, et d'une troupe d'exempts et d'archers (ce sont les soldats du Prétoire). Ces puissances de ténèbres étaient attendues. Dès le matin, M. d'Andilly était venu au parloir et avait prévenu les religieuses. Un saint enthousiasme, l'enthousiasme du martyre, s'empara de toute la communauté. Le vénérable vieillard réci- tait avec sa sœur ce verset du Ps. cxvii : Voici le jour qu'a fait le Seigneur : réjouissons-nous ^ et soyons pleines d'allégresse, » Une religieuse s'écriait : t Que cela est beau ! notre humilia- tion est à son comble I l'admirable chose ! » Cependant les archers et les exempts se rangeaient dans la cour du dehors, le mousquet sur l'épaule, comme aurait fait une armée, et l'ar- chevêque allait d'abord à Téglise avec les ecclésiastiques et des dames qu'il avait amenées pour conduire dans des maisons étrangères celles qui étaient les gardes fidèles et le trésor de Port-Royal. Le prélat ordonna à la communauté d'aller au chapitre. Quand les religieuses furent rassemblées, M. de Péréfixe leur parla de la patience dont il avait usé envers elles, leur ayant donné deux mois entiers depuis la publication de son mandement pour souscrire le Formulaire. Il les prit à témoins qu'il les avait traitées avec toute sorte de bonté, et plutôt en les priant qu'en les commandant, lui qui - 379 - était leur archevêque et leur supérieur ; il les assura qu'il avait éprouvéune grande peine, lorsque voyant leur opiniâtreté, il les avait privées des sacrements ; enfin il leur rappela qu'il leur avait promis, si elles n'obéissaient pas, de revenir dans peu pour ôter celles qu'il jugerait convenable. Puis élevant la voix, il leur dit : C*est aujourd'hui, mes chères sœurs, que je viens exécuter ce des- sein ; voici celles que je prétends ôter, qu'elles écoutent sUl leur plaît attentivement : La mère Madeleine de Sainte-Agnès, la mère Cathe- rine Agnès de Saint- Paul, la sœur Angélique-Thérèse, qui ira avec sa tante, la mère Agnès étant infirme, et sachant qu'elle a grand besoin de la sœur Angélique-Thérèse, je lui veux donner cette consolation ; la mère Marie-Dorothée de l'Incarnation ; la sœur Marguerite-Ger- trude ; la sœur Marie de Sainte-Claire ; la sœur Angélique de Saint- Jean ; la sœur Agnès de la Mère de Dieu ; la sœur Madeleine de Sainte- Candide ; la sœur Anne de Sainte-Eugénie et la sœur Hélène de Sainte- Agnès, auxquelles j'ordonne de se retirer et de demeurer dans les maisons où on les conduira jusqu'à nouvel ordre. Aussitôt que Tarchevêque eut achevé de parler, la mère Abbesse lui dit : « Monseigneur, nous nous croyons obligées en conscience d'appeler de cette violence, et de protester, comme nous protestons présentement, de nullité et de tout ce que l'on nous fait et qu'on nous pourra faire. » La communauté se joignit à Tabbesse en criant tout d'une voix : « Nous en ap- pelons. Monseigneur, nous protestons, nous protestons. » En même temps toutes les religieuses se jettent aux pieds de Tarchevôque, et dans un tumulte indescriptible, tantôt sup- pliantes et tantôt hautaines, lui demandent miséricorde, le prient de ne pas les rendre orphelines, et s'écrient : « C'est donner la mort à la mère Agnès, c'est mettre le poignard dans son sein; Dieu jugera au jour du jugement celui que vous portez contre nous. » Elles se relèvent : celles qui restent embrassent celles qui sont désignées pour quitter Port- Royal et leur disent le dernier adieu, comme si elles ne devaient plus les revoir. — M. de Péréfixe ne se laissa pas émouvoir par ces protestations, ces cris et ces sanglots. 11 fit sortir du chapitre les sœurs qu'il avait nommées. Ces malheureuses victimes furent s'offrir dans l'église, où elles demeurèrent en prière. On les appela bientôt pour les emmener. « M. d'Andilly se trouva à la sortie dos religieuses, dit M. Sainte-Beuve, comme il s'était trouvé à — 380 — rentrée de Tarchevèque. Ce furent de sa part de nouvelles scènes. 11 reçut et conduisit successivement au carrosse sa sœur, la vénérable mère Agnès , qui infirme, pouvait à peine y monter, puis ses trois propres filles. A celles-ci il donna tour à tour sa bénédiction, et les faisant entrer dans l'église, il les conduisit chacune par la main sur les mar ches du balastre comme pous les offrir à Dieu une seconde fois. Il donna la main également à toutes les mères et sœurs jusqu'à ce qu'elles fussent en carrosse, remplissant ainsi son devoir d'ami, de patron extérieur, de vieillard courtois et pieux et qui ne haïs- sait pas le dramatique (i). > Le dramatique atteignit le plus haut degré du pathétique lorsque la mère Eugénie de Fontaine et cinq de ses filles arri- vèrent de la Visitation à Port-Royal. Sitôt que les religieuses les virent, et comme elles étaient encore sur le pas de la porte, elles protestèrent et toutes se portèrent pour appelantes. En vain l'archevêque leur dépeignit les vertus et les qualités de leur nouvelle supérieure : elles ne répondirent qu'en protes- tant encore de nullité. Durant le discours de M. de Péréfixe, et dès que son nom eut été prononcé, la mère Eugénie a se tint \ prosternée, et les cinq autres religieuses furent aussi toujours j à genoux, les mains jointes, et leur voile baissé avec un geste bien composé. » « Cette attitude humiliée, devant un supérieur qui après tout n'était qu'un homme, dit M. Sainte-Beuve, choquait l'esprit plus libre des filles de Port-Royal. » Elle choque aussi l'esprit plus libre encore de M. Sainte-Beuve. Saint François-Xavier, écrivant à genoux à son supérieur, saint Ignace de Loyola, est aussi pour lui un grand sujet de scandale. Il oublie que le tort des filles de Port-Royal était précisément de ne voir que l'homme dans l'archevêque de Paris. La mère Eugénie voyait en lui le représentant autorisé de Jésus-Christ, comme saint François-Xavier le voyait dans son supérieur, et c'était devant Celui au nom duquel tout genou doit fléchir que s'inclinent ces saints personnages, et non pas devant un simple mortel. D'ailleur& pourquoi se montrer si susceptibles ? M. Sainte-Beuve n'a-t-il pas vu, sans sortir du cloître de Port- Royal, les fils et les filles de saint-Gyran prosternés devant ce souverain directeur et ses successeurs non moins souverains et révérés ? Et lui-même, ne le trouve-t-on pas, dans les leUres 1. Sainle-Beuve, Port-Rayal, t. iv, p. 210. I^'^w — 381 ^ à la princesse^ mettant, avec un geste bien composé, Vhommage de son tendre et respectueux attachement aux pieds de Notre^ Dame de Sainte-Gratien î Une singulière espérance soutenait ces religieuses en révolte, Elles s'attendaient à quelque grand coup de la Providence, qui aurait désarmé leurs persécuteurs et dissipé l'armée d*Achab. Hélas ! la Providence ne répondit pas à cette attente. La mère Agnès, le jour même de la séparation, écrivait à son frère l'évoque d'Angers « que l'espérance qu'elle avait presque toujours eue que Dieu ferait quelque chose d'extraordinaire en leur faveur avait été contraire au dessein qu'il faisait paraître maintenant de les vouloir abandonner. > Quelques jours après, madame de Longueville , parlant à madame de âablé do l'in- digne traitement fait à leurs saintes amies, disait : ((...Je crois M. Thomas bien penaud de n'avoir point eu de miracle à son secours ; pour moi, je suis un peu comme lui, car je ne puis croire que Dieu n'en fasse pas pour la punition d'un tel excès...» Dieu n'intervint pas; cette voix sainte et terrible qui étonne la nature ne se fit pas entendre. L'archevêque consomma son œuvre: il installa la mère Eugénie comme supérieure^ et M. Ghamillard comme confesseur et directeur. 11 exhorta encore les religieuses à l'obéissance, leur promit de venir les voir sou- vent et se retira. Nous avons suivi dans ce récit la relation de la sœur Saint-Alexis d'Hécancour de Gharmont, qui se ter* mine par ce post-scriptum : ^ Et afm que la présente relation, qui contient notre appel et protes> tation, puisse nous servir, et à nos mères et sœurs sorties, en temps et lieu ; nous l'avons relu et signé dans notre monastère de Paris le 27* jour d'août 1664. Ayant appris par voie certaine que le dessein de Monseigneur est de pousser les choses à Textrémité et d'en relever encore plusieurs de nous, à ces causes, ne sachant pas si nous serons en état ni de dresser de procès- verbal, ni de protester et d'appeler de cette violence, toutes ou partie de nous étant enlevées ; nous joignons ces lignes à nos actes de protestations précédentes, pour protester, appeler, ou opposer contre toutes les autres violences que nous jugeons bien qui suivront. Signé de cinquante-quatre religieuses. Ces appelantes et opposantes étaient menées par les sœurs Eustoquie de Brégy et Christine Briquet, deux héroïnes dont — 382 — M. Sainte-Beuve a tracé un piquant portrait (4). En voici quelques traits : « La sœur Eustoquie contribua plus que per- sonne à maintenir le parti des récalcitrantes. On a une quan- tité d'écrits d'elle à cette date ; elle se plaisait à raconter plume en main ses conversations soit avec M. Ghamillardy soit avec l'archevêque, soit avec sa mère. Ces conversations écrites sentent une lectrice des romans de mademoiselle Scudéry bien plus qu'une élève de la mère Angélique. La mère de la sœur Eustoquie, madame de Brégy, était une précieuse qualifiée. On à d'elle quelques lettres et pièces galantes imprimées. La fille avait lu Jansénius dans le texte latin et citait les conciles ; la mère possédait VAstrée et les Arrêts des Cours d'amour : il devait être curieux de les voir aux prises et bec à bec, comme dit Benserade. La fille avait beau jeu à relever la mère ; mais elle avait tort de parler d'elle sans aucun respect... Un Jour que la comtesse de Brégy et l'archevêque se trouvèrent en- semble au parloir, l'entretien avec la sœur Eustoquie dura une heure et demie ; celle-ci soutint d'un ton de docteur, et avec une intrépidité encore plus impertinente qu'à Tordinaire, l'im- possibilité pour elle d'en venir jamais à la signature, quand même tout le monde, et même M. Amauld céderait : sur quoi sa mère impatientée dit ce joli mot : a Tai une fille qui ne relève que de Dieu etde son épée, » L'archevêque y applaudit fort, et l'eiitretien s animant de plus en plus, la sœur Eustoquie acheva de s'y dessiner en docte héroïne, en chevalière de la Grâce. On avait précisément ce jour-là ou la veille, arrêté à Port-Royal et conduit à la Bastille M. Akakia, qui était un très-honnête et très-utile homme d'afl'aires des religieuses. La sœur Eustoquie était outrée de cette arrestation de M. Aka* kia et elle le laissa trop voir à son ton ; ce qui fit que sa mère, allant au fond de la pensée qu'elle connaissait bien, dit au prélat : « Voyez-vous, Monsieur I cette créature me mettrait bien en pièces pour conserver en son entier le soulier de M. Akakia, de M.Arnauld, de Monsieur et Madame la jansé- niste... » Madame de Brégy avait grand'raison en jugeant ainsi. L'archevêque, en sortant, dit devant les autres religieuses: « Jamais il ne s'est vu un orgueil semblable à celui de cette créature sous le ciel. Elle demeure dans son froid, sans s'émou- 1. Baintc-BeuTC, Porl Royal, (. iv, p. 266, sq. — 383 — voir de rien ; elle tous tient son quant à moi^ et elle m'a répondu dans une hautaînerie, dans une élévation et une assurance qui m'a fait rougir de voir un tel caractère d'esprit et une telle vanité dans une religieuse, et do voir qu'elle n'en rougit pas elle-même. Elle est au-dessus de tout, rien ne rétonne, et personne n*est digne d'elle. » C'est la sœur Eusto- quie elle-même qui nous transmet sur son compte ces témoi- gnages à sa charge, et elle ne s'aperçoit pas, à la manière dont elle croit s'en faire honneur, qu'elle les justifie. c Je me rappelle que lorsque j'avais l'honneur de causer avec M. Royer-Gollard de ces caractères et personnages de Port-Royal, dès qu'il lui arrivait de prononcer le nom de la sœur Briquet : « et la sœur Christine Briquet, Monsieur 1... » Il éclatait de rire, de ce rire mordant et bruyant qui lui était naturel. Elle faisait sa joie et sa jubilation, chaque fois qu'il y ressongeait... La difi'érence de ton de cette nièce des Bignon d'avec la fille des Brégy, filleule de la reine, se fait vivement sentir : la précédente était de race de précieuse, celle-ci est de souche gallicane et doctrinaire ; elle part d'un principe ; elle porte dans la dévotion le procédé parlementaire, au lieu du genre Rambouillet... Elle avait réponse à tout et tenait tout ce monde en échec. Cette dangereuse petite fille justifiait de plus en plus ce que lui avait dit l'archevêque : « Je souhaiterais de tout mon cœur que vous eussiez quatre mille fois moins d'esprit que vous n'en avez... Il est certain que votre esprit vous perd. Vous êtes une dogmatiseuse, une théologienne et une philosophe. Vous vous mêlez d'enseigner une science..., dites-moi un peu comment elle s'appelle? est-ce la théologie ou la philosophie dont vous faites profession? » La sœur Christine ne le savait pas bien elle-même : par des appels continuels aux paroles de l'Écriture , elle allait à tout moment jusqu"aux limites du protestantisme. Un siècle plus tard, au lieu de Saint Cyran et de M. Arnauld faites-lui lire Jean- Jacques ou engouez-la pour M. Necker, et vous verrez où elle ira. )) Des religieuses qui portaient dans la dévotion le procédé parlementaire ou le genre Rambouillet, et qui auraient été ca- pables de comprendre et d'aimer Héloïse ou Corinne, ne pou- vaient avoir que des dédains, des sarcasmes pour la mère Eugénie, le procédé de saint François de Sales et le genre de sainte Jeanne de Chantai. C'était tout naturel. La mère Eugénie et ses filles, disent ces esprits raffinés et libres, confondaient ~ 384 — l'Église avec le pape; elles ne se contentaient pas de croire le pape infaillible, mais il semblait qu elles rendaient participants de cette prérogative tons leurs supérieurs. Elles disaient^ en voyant le portrait de Saint-Gyran: Voilà un tiomme qui amis le feu dans l'Église, et elles appelaient M, dTpres un blasphéma- teur. Elles n'avaient d'autre science que l'obéissance aveugle et enfermaient dans cette vertu la loi et les prophètes. Elles étaient ignorantes au dernier point. Une d'elles, qui avait été supérieure, ne savait pas, lorsqu'elle vint à Port-Royal, com- bien il y avait de psaumes ni qui les avait composés. Elles étaient surprises quand elles entendaient alléguer quelques paroles de la Sainte Écriture; elles prenaient toute leur science dans les livres de leur bienheureux père, dans Rodrigu es, dans la vie de M. Vincent; elles ignoraient la tradition, les con- ciles et l'histoire. La mère Eugénie ne cita jamais que ce passage de saint Paul : Nous avons été ensevelis avec Jésus-Christ par le baptême^ et encore au lieu d'ensevelis elle dit en sépulture. La plus belle des raisons qu'elle donnait, en exhortant les ré- voltées à la signature, c'était: « Ma chère sœur, le pape a dit qu'il faut signer ; monseigneur l'archevêque le veut ; tout le monde le fait. » La sœur Séraphine fut même jusqu'à dire « qu'on était toujours obligé d'obéir au pape, parce que son autorité devait prévaloir au-dessus de toute autre. » On lui ré- pondit: ce L'autorité de Dieu, ma sœur, et celle de l'Évangile ne doivent pas pourtant céder à celle du pape. Sur quoi elle eut l'impudence d'établir cette maxime qxxHl ne fallait croire et tenir de l'Évangile que ce que le pape ordonnait que l'on en crût et que l'on en tint (l). » Ainsi, à PortrRojal, on plaçait toujours l'Écriture au-dessus de l'autorité de l'Eglise, la Bible au-dessus du pape. Le jansé- nisme et le protestantisme se donnaient la main. En nous par- lant de la mère Eugénie, les religieuses en révolte nous ont révélé elles-mêmes leurs sentiments calvinistes. Pour bien con- naître le fond de leur cœur^ il faut compléter cette révélation par quelques faits empruntés à un m^moir^ de la mère Eugénie. Le P. Rapin a eu ce mémoire entre les mains et il en a donné un abrégé où nous lisons : t. Ftet irUérestarUes el édifiantes det religieuses de Port'Royaf, t. ii, p. 402, sq. . . — 385 — (( Les religieuses de Port-Royal parlent de Rome comme d'un gouvernement de politique, d'intérêt et d'intrigue, où les jésui- tes, leurs ennemis déclarés, étaient les maîtres. — Elles n'ont d'estime que pour leurs Messieurs : « Je ne connais pas le pape, disait l'une d'elles ; je ne sais s'il fait bien ou mal, mais je connais nos Messieurs. » Elles soutenaient que le pape n*ayait aucune connaissance de la doctrine et du livre de Jansénius, qu'il dormait pendant que les docteurs le défendaient devant lui, à Rome. Elles ajoutaient que c'était une idolâtrie toute pure que de croire l'infaillibilité du pape et que c'était attri- buer à l'homme ce qui n'est propre qu'à Dieu. Elles se mo^ quaient de l'excommunication du pape et de l'archevêque. L'Église était pour elles V assemblée des fidèles en charité. D'ailleurs, pour retrouver la véritable Église, il fallait remon- ter aux premiers siècles, ou s'enfermer à Port-Royal. •— - Elles ne pouvaient entendre parler des jésuites sans émotion et sans s'emporter contre eux. On les entendit raconter qu'un jour les pensionnaires de Port-Royal des Champs habillèrent une pou- pée en jésuite, dont elles firent un sujet de divertissement aux mères, et à la fin du jeu elles jetèrent en cérémonie la poupée dans l'étang pour la noyer. Elles se consolaient de la privation des sacrements, en pensant que saint Paul, premier ermite, et sainte Marie égyptienne, qui avaient si peu communié, étaient devenus de grands saints. — Elles avaient une grande dévotion pour Saint-Gyran ; on donnait aux malades, pour les guérir, de l'eau où avait trempé sa main ; souvent on a trouvé des reli- gieuses prosternées (0 M. Sainte-Beuve I) devant le cœur et les entrailles de cet abbé, renfermés sous une pierre dans le cloî- tre ; toutes les religieuses avaient son image dans leur cellule. On gardait — et on portait en procession — des os de Saint- Cyran, de Singlin, de Galaghan , de Rebours , de Bagnols, des mères Angélique, Marie des Anges, qu'on appelait les saints modernes (1). » Que pouvaient la mère Eugénie et M. Ghamillard contre de telles aberrations de doctrine et de conduite ? Avec toute leur douceur, toute leur modération, ils ne parvinrent pas à rame- ner à l'obéissance ces religieuses qu'il aurait fallu ramener d'abord à la foi catholique. Cependant, dès les premiers jours de leur gouvernement si contesté et si méprisé, sept signèrent 1. liapin, Mémoires^ t. m, p. 209, sq. — 386 — le Formulaire. Naturellemeut, les relations notent d'un signe funèbre le jour où ces étoiles tombèrent du ciel augustinien; ce fut le 12 septembre 1664. Deux de ces sœurs vendues à Ci- niquité sont restées célèbres : la sœur Flavie, qui fut établie sous-prieure et infirmière, et la sœur Dorothée, qu'on fit celié- rière et tourière. La sœur Flavie surtout est l'objet des récri- minations et des anathèmes des annalistes de Port-Royal; ses défauts, sa trahison, ses brigues, ses artifices, ses mensonges insignes sont consignés en détail dans d'interminables récits. Les religieuses fidèles à la grâce se consolaient en publiant les dérèglements des signeuses, a Monsieur, disait la sœur de Saint Alexis à Ghamillardy vous n'avez pas de quoi vous glorifier beaucoup : ce ne sont pas les plus vertueuses de la maison, ni les meilleurs esprits que vous avez attrapés. » Les plus ver» tueuses de la maison, les meilleurs, esprits, goûtaient peu la direction de M. Chamillard et n'avaient aucune confiance en lui. Un jour, ce docteur ne leur avait-il pas avoué qu'il n'avait pas dit Prime à une heure et demie après-midi, alors que les personnes qui les avaient conduites autrefois avaient toujours dit Prime avant dix heures. Au reste, les directeurs du dehors continuaient à les assister par tous les moyens. Les religieuses entretenaient des communications] régulières avec les mères déportées et leurs amis. Elles envoyaient leurs confessions par écrit ; elles demandaient en retour qu'on leur envoyât l'abso- lution, par lettre également, et qu'on mît sous le pli deshosties consacrées pour pouvoir communier. La folie et le sacrilège débordent. L'enlèvement des sœurs Eustoquie de Brégy et Christine Briquet, que Tarchevôque ordonna enfin, ne dérouta point le parti des révoltées : comme la sœur Eustoquie, elles auraient toutes mis en pièces M. Chamillard, la mère Eugénie et la sœur Flavie, pour un soulier de M. Amauld et même de M.Akakia.La sœur Flavie se rendit alors coupable du plus grand de ses crimes. On envoya aux religieuses enlevées leurs écri- toires et quelques livres, mais on n'envoya rien à la sœur Eus- toquie, et cela par le conseil de la sœur Flavie qui s'y opposa, en disant qu'il fallait lui faire faire pénitence de ses lectures et de ses griffonneries passées (i). La pénitence était bien trouvée pour cette fille savante et paperassière. Les mères transpor* 1. Dom Clcmcncei, UUluire génét aie d$ Port-Roy ai, t. vm, 61. — 387 — tées dans divers couvents de Paris no montrèrent pas, à part une ou deux, de meilleures dispositions. La plus considérable et la plus considérée de ces victimes est la mère Angélique de Saint-Jean, qui fut enfermée au couvent des Annonciades. Dieu lui donnait des lumières extraordinai- res. En voici un exemple qui ne laisse aucun doute : Interrogée au sujet du jeune duc de Chartres, Philippe d'Orléans (depuis régent du royaume) pour lequel elle avait voulu prier pendant deux mois, elle répondit qu'elle avait connu que ce prince sauverait V Église de France (1). L'âme et l'esprit de cette pro- phétesse ravissent M. Sainte-Beuve. Quoi de plus ravissant, en efFet, que de voir une religieuse, vouée à Thumilité et à l'obéis- sance^ résister superbement à ses légitimes supérieurs etse poser en martyre ? Quand elle se voit désignée pour quitter Port- Royal, elle s'applique ces paroles d'un grand confesseur de la foi : Gaudeo plane quia hostia Christi effioi merui. Quand l'ar- chevêque appelle les douze victimes pour les faire sortir, elle pense à ce terrible jour où Dieu rassemblera ses brebis de tous les lieux où elles auront été dispersées, et les séparera d'avec les boucs, sans que les conditions et les dignités puissent em- pêcher que chacune soit placée selon le mérite de ses œuvres. Au moment tragique où son père l'immole en son cœur, comme un autre ïsaac, sur les marches du balustre, elle fait à Dieu cette prière : Holocausta medullata offcram tibi. Quand le carrosse les emporte, elle chante l'hymne de la Dédicace : Urbs Jérusalem beata^ et se dit qu'elles étaient les pierres vivantes que l'on transportait pour les aller poser dans l'édifice spirituel de cette ville où elle espérait se trouver réunie avec toutes les personnes qu'elle venait de quitter. Tout à coup, au milieu de ces mystiques interprétations d'une dévotion illuminée, le procédé parlementaire se fait jour. La supérieure des Annonciades, M"« de Rantzau, reçoit Vincomparable mère et la mène d'abord à la chapelle de I7m- maculée conception. « Le mystère m'était nouveau, dit la mère Angélique, n'y ayant point d'autel chez nousqui soit dédié aux opinions contestées. » Or elle, qui dédaignait de s'incliner de- vant l'image de Marie immaculée, fut prise d'un point de côté 1 . « Ce qui R rapport, ajoute dom ClemeDoet, à U liberté que le régent accorda à la mort de Louis XIV, et qui donna occasion à Vajtpel de h bull« Unigeniius, lequel a conservé le Umoignage de la vérité dans l'Église* » — 388 — dont elle mourut, en se prosternant sur le tombeau de M. de Sacy pour lui parler en faveur d'une sœur malade et lui deman- der en même temps sa sainte bénédiction pour elle-même. Le procédé parlementaire se ût jour plus d'une fois encore pen- dant la captivité de la mère Angélique. Après une longue con- versation avec l'archevêque qui Tétait venue voir, et dans la- laquelle la prisonnière avait soutenu contre le prélat et la su- périeure la fameuse distinction du droit et du fait^ M"* de Rantzau l'accompagna jusqu'à sa chambre. On en avait emporté la clef, de sorte qu'il fallut attendre quelque temps auprès de la porte. La dispute se ralluma. Elle (madame de Rantzau) me dit que j'étais trompée, qu'il y allait de mon salut, que j'étais dans l'erreur et choses semblables, k quoi je répondis en général que je ne pouvais être dans Terreur en croyant tout ce que TÉglise croit quant à la doctrine et ne faisant difficulté que d'attester que les hérésies sont dans un livre où tout le monde ne les voit pas... Elle supposa toujours que par là nous nous séparioos de la créance de TÉglise, qui a toujours reconnu pour hérétiques ceux qui refusaient de condamner les hérésies et les auteurs. Sur quoi elle allégua les Origénistes qu'on avait obligés de dire anathème à Origène. — J'y répondis par saint Jérôme à Jean de Jérusalem à qui il donnait le choix ou de condamner Origène s'il condamnait ses erreurs, ou de nier que ses erreurs fussent d'Origène s'il ne voulait pas condamner Origène. — Elle voulut se fortifier du iv« concile, qui avait obligé Théo- doret de dire anathème à Nestorius. — Cela me contraignit d'alléguer le V* et le vi« touchant les Chapitres et Honorius. Dès qu'elle entendit parler d'Honorius, elle en prit la défense disant qu'il n'avait pas ctc condamné, mais que c'étaient les actes du concile qui avaient été falsi- fiés. — J'avais le plus beau champ du monde de répliquer, mais parce que je ne voyais ni utilité, ni plaisir à m'engager dans cette dispute avec une personne qui ne cherchait pas la vérité, mais qui se tenait si assurée de la savoir que toute contradiction lui passait pour hérésie. Je voulus rompre en lui disant que pour cette prétendue falsification, j'avais ouï dire que c'était un songe dont tous les savants se moquaient, et qui même ne pouvaient rien aux regards des erreurs de fait, dont on soutient que les Papes et les conciles mêmes sont capables ; mais que je laissais toutes ces contestations aux savants et ne me voulais mêler que de prier Dieu. — Elle me répliqua promptement comme pour me pousser plus avant, parce qu'elle voyait que je voulais me retirer de la dispute : Je sais toute l'histoire ecclésiastique, je sais, je répondrai à tout. — Je lui répliquai avec un peu de chaleur, car son empresse* ment m'émut: Et moi, ma mère, je ne sais rien. C'est pourquoi cela ▼a le mieux du monde pour ne pas disputer : car il n'y aurait pas de - 389 ~ proportion... — < Elle s'échaufta davantage et me dit qu'elle ne me lais- serait pas, qu'il y allait de mon salut. — L'impatience me prit aussi, et, sans autre réponse, je lui fis une profonde inclination et me tournai devant une fenêtre, où je me mis à genoux pour prier Dieu, en atten- dant qu'on apportât la clef qu'on était allé quérir, car tout cela se passa sur la montée^ à la porte de ma chambre. Quelque temps après cette dispute sur la montée, la mère Angélique retrouvait toute sa science. Elle eut avec madame de Rantzau, qui la pressait toujours de se soumettre aux juge- ments infaillibles du Pape, de nombreuses conversations qu'elle émailla des plus belles fleurs de Jansénius et de Saint- Gyran. Lorsqu'on la menaça de l'excommunication elle répondit : « Il arrive quelquefois que les successeurs de Saint-Pierre imitent un peu sa promptitude à tirer l'épée^ et ils frappent trop tôt comme lui sans attendre la permission de Jésus- Christ. Mais alors Jésus-Christ guérit comme en ce temps-là l'oreille qui est coupée, et augmente intérieurement la foi et la charité à ceux que l'on a séparés sous prétexte de leur désobéissance. » Aux grandes fêtes de la Toussaint, de N06I, de Pâques, elle demeura privée des sacrements. Mais la foi lui p&rsua- dait assez que Dieu pouvait remplir ce vide et lui donner au- tant de force par la communication des souffrances de Jésus* Christ que par la participation du divin sacrement qui en est le mémoriaL C'est ainsi que la mère Angélique, grande âme et grand esprit, portait le procédé parlementaire et protestait dans sa dévotion. Soyons justes toutefois, et reconnaissons qu'elle savait mêler à ce rationalisme le mysticisme le plus ardent. Dans sa chambre elle chantait l'office de la grand' messe ; elle faisait l'aspersion de Teau bénite et ne manquait pas d'as- perger le seuil de la porte, de peur que l'esprit de séduction n'y entrât avec celles qui tâchaient de l'y amener. Elle faisait aussi la procession, portant une croix. Mais elle ne récitait pas les litanies liturgiques. « J'avais fait, dit-elle, une lita- nie des noms de toutes nos sœurs de Paris et des Champs, des novices et postulantes du dehors et de tous nos amis et amies, en général de tous ceux pour qui je me croyais obli- gée particulièrement de prier et je les offrais tous à Dieu, 25 — 390 — l'un après rautre, en disant à chaque personne: Miserere ejus. » Les songes prophétiques venaient visiter la pauvre captive et la consolaient. Car c'était presque toujours l'image de sa chère Sion sortant de ses ruines qui lui apparaissait sur le bord de ces fleuves de Babylone où elle gémissait. L'archevêque réalisa les rêves de la mère Angélique. Il vit que les religieuses restées à Port-Royal de Paris persévéraient dans leur guerre intestine contre la mère Eugénie, la sœur Plavie et les signeuses^ et que les exilées^ loin de subir la salu- taire influence des communautés qui les avaient reçues, s'en- têtaient de plus en plus dans leurs sentiments. Elles pouvaient aussi répandre leurs erreurs. Un de leurs plus zélés directeurs, révêque d'Aleth, y comptait bien. « Quel avantage pour elles, écrivait-il, d*être dignes de soutenir avec tant de fermeté et de vigueur la vérité abandonnée par le clergé de France, d*en être les premières victimes et d'avoir été destinées par une élection toute divine de porter cette vérité dans toutes les maisons où elles ont été conduites ; c'est pour faire miséricorde à d'autres maisons religieuses qui vivent dans une ignorance profonde de leur état, que Dieu les a séparées. Cette dispersion sera comme celle des apêtres, qui se fit pour répandre la connaissance de Jésus-Christ. » • D'ailleurs le roi se lassait de payer la pension des captives. Gomme elles n'étaient pas toutes aussi mortifiées que la mère Angélique, leur entretien devenait assez onéreux. Car A la lecture de ce Bref l'évoque d'Aleth vit bien qu'on avait donné au pape l'assurance d'une notoire fausseté, savoir qu'il avait signé sans exception ni restriction et sincèrement, alors que ses amis lui avaient déclaré que Clé* ment IX autorisait la signature avec explication et distinction du fait et du droit.Il s'en plaignit, et M. Arnauld rassura la con- science de son ami en lui faisant remarquer « que le pape demandait une signature sincère, que les signatures avec diS' tiTU)tion devaient être estimées sincères, comme en effet c'é- taient celles qui l'étaient le plus, la plupart de ceux qui ont signé purement, ne l'ayant pas fait sincèrement, « Cette gros- sière casuistique calma /^^ peines de M. d'Aleth et fut le dernier mot de cet accommodement où nos Messieurs, comme dit le P. Rapin, ne parurent jamais plus jansénistes, c'est-à-dire plus artificieux, plus rusés, plus imposteurs. Voilà ce qu'on appela la paix de l'Église ou de Clément IX. C'était une victoire pour les jansénistes ; ils la célébrèrent par de grandes démonstrations de joie, et surtout par les ovations qu'ils firent aux plus illustres confesseurs de la vérité (1). Ar- 1. Nos Messieurs s'attribuèrent la victoire en prose et en vers. Voici quelques Qeurs de leur poésin écioses en c-js jours de triomphe : - 402 — nauld reparut le premier. M. de Gondrin le coûdoisît chez le Nonce, qui lui dit que sa plume était une plume d'or ; M. de Lyonne le présenta au roi. L'admirable Docteur s'était préparé à cette présentation. Il y a sur cette préparation une page bien curieuse dans les Mémoires de Brienne. Quelques jours avant que ce docteur fut présenté au roi, dit-il, me trouvant dans sa chambre, à Thôtel de Longueville, je m'aperçus qu'il souffrait quelque peine intérieure, et lui en ayant demandé le sujet, il me répondit fort simplement : Je vous avoue, mon cher monsieur, que je me trouve fort embarrassé, parce que, n'ayant jamais vu le roi, je ne sais pas bien comment il lui faut parler. Plus j'y pense, et moins je trouve en moi de paroles dignes de ce grand prince, et qui répon* dent à la réputation, bien ou mal fondée, que m'ont acquise mes ou- vrages... Si vous vouliez, vous qui avez tant d'usage de la cour, me tirer de la peine et de l'embarras où je me trouve, je vous en aurais U dernière obligation. » ~ a Je lui dis: Vous vous moquez..., moi, faire une barangue pour M. Arnauld ! Ma foi ! pour le coup si vous n'avez d'autre souffleur que moi, vous pouvez bien demeurer muet sur la scène qui vous effraie de loin, et vous paraîtra de près moins terrible. Arnaldo, Annatoque odiorum gratia causa est : HaDc negat invictam hic, doctior iUe probat. Araaldi in sermone lepos, et gratia multa : Gratia in Annato nalla, leposve fuit. Tandem composuil Rez, Papa judice, Htem, Amaldiquê ratam ianeiil esse fidem. Tum viclus secum Annatua : Noa gracia Ghristi Me Tîcit, gratia régis, ait. L'épigramme suivante est, dit ie Recueil manuseril où noaa U trosiMis, du célé^ père Bertaut, prêtre de l'Oratoire. Invenit finem longos agitaia per annos QuaBstio : pax pulsis virginibusque data est Juri sola fides, factis reverentia : sicque Quod numquam fuerat desiit esse malum. Latradaction janséniste qui accompagne cette pièce conArme ce que nous disons de la fourberie et de la mauvaise foi des sectaires : Enfln ic grand procès de la grâce divine. Malçré la bande noire en nos Jours se termiae. La célèbre ditlinetion Fait cesser la division. Le respect pour les faits, pour le droit la créance, Termes si longtemps contestés. Sujet de tant d'exils et de captivités, Finissent les débats qui d*eui prirent naissance Et cette heureuse paix Nous purge d'un venin que nui ne vil Jamais. — 403 — Mais que 'voulez-Yoas dire au roi? Figurez-Tous que je le suis, et par- lez-moi sans autre préparation, comme nous faisons ensemble des affaires du prétendu jansénisme. — Il trouva l'expédient fort bon, et ayant pris son long manteau^ ses gants et son chapeau, je me mis gravement dans son fauteuil, et lui s'étant retiré dans Tanticbambre afin de faire toutes les cérémonies dont je voulus bien être son maître, après qu'il m'eut fait les trois profondes révérences qu'on a coutume de faire au roi, de la manière dont je lui montrai à les faire, je me levai de mon fauteuil, et sans ôtcr mon chapeau, j'écoutai fort sérieu- sement ce qu'il avait à me dire en qualité de suppliant, moi-même ayant à lui répondre en qualité de roi de théâtre. Il me parla à son ordinaire de fort bon sens; et, sur-le-champ, sans lui donner le temps d'oublier ce qu'il venait de dire, je l'obligeai à prendre la plume et à le mettre sur le papier... Il en fut content et moi charmé, et il m'avoua que sans moi il aurait eu peine à se tirer de ce mauvais pas* « La répétition avait été bonne : la représentation réussit. Le roi dit à M. Arnauld qu'il était bien aise de voir un homme de 'son mérite et qu'il souhaitait qu'il employât ses talents à dé- fendre la religion. Il lui recommanda surtout de ne pas troubler la paix par de nouveaux écrits sur les contestations passées. M. Arnauld le jura. En sortant de chez le roi, il fut saluer le Dauphin et Monsieur ; il poursuivit pendant plusieurs jours ses triomphantes présentations. M. de Péréfixe lui donna cordiale- ment sa bénédiction. Le cOré de Saint-Jacques-du-Haut-Pas alla le recevoir à la porte de son église, où il vint dire la messe, en surplis et en étole, comme on faisait à Tarchevôque ; il fit sonner toutes les cloches et allumer tous les cierges. Après la messe, le Docteur alla dîner chez M. de Sévigny, où on lui Ût un grand régal. Tout le beau monde de Paris vint le compli- menter à rhôtel de Longueville. M. Arnauld, dit le P. Rapin, rendit ses visites aux personnes distinguées par le rang ou le nom. Il faisait cela volontiers, ayant assez bonne opinion de lui-même... Mais Nicole qui l'accompagnait, le faisait encore plus volontiers, n'ayant pas encore goûté les douceurs du succès et la prospérité, parce qu'il avait toujours été vagabond ou caché... L'évoque de Beau vais , qui voulut avoir part à la fête, voulut aussi se montrer..., mais on ne lui conseilla pas de con- tinuer, n'ayant rien en sa personne propre à faire honneur au parti. On trouvait même je ne sais quoi de bas et de petit dans l'extérieur du docteur Arnauld, dont la physionomie ne passait \ — 40i — l pas le prêtre de village (i) ou tout au plus le vicaire. OaUe ^ qu'il bredouillait, on avait peine à l'entendre parler, car il n*avait plus de dents. Quand on disait cela à la duchesse de Longueville , qui n'en parlait qu'en Tadmirant : « C'est lui y toutefois , disait-elle , qui est devenu le soutien de rÉglise (2). • M. de Sacy sortit de la Bastille, où depuis deux ans on l'avait enfermé avec M. Fontaine pour arrêter leurs manœuvres clan- destines en faveur des religieuses rebelles. Son fidèle com- pagnon fut aussi mis en liberté. « J'avoue ma faiblesse, dit Fontaine ; j'avais si grande peur que son grand nom n'obscurcît le mien, que j'avais bien prié qu'en servant l'un on eût soin aussi d'y joindre l'autre. » Tous les amis de M. de Sacy < lui firent tour à tour un festin de réjouissance. Nul jour ne se passait sans que quelqu'un d'eux lui donnât ces marques d ami- tié. Partout où il était il se faisait un grand concours de monde, qui ne pouvait se rassasier de voir un homme qui avait été si longtemps caché. Il eut la joie qu'on vit en sa personne d'une manière si éclatante que c'était Dieu qui le tirait seul de la puissance de ses ennemis visibles, comme cet humble dé- fenseur de la grâce avait soutenu toute sa vie que lui seul pouvait tirer les âmes de la puissance des ennemis invi- sibles (3). » Mais rien ne surpassa le brillant éclat du retour du P. Desmares , rincomparable orateur. Tout Paris voulut Tcn- tcndre. On lui lit prêcher les quarante heures à Saint-André - dos-Arcs. Laissons parler le P. Rapin: L'assemblée y fut belle ; le nonce y vint, accompagné du coadju - teur de Reims (le fils de Le ïellier) et d'autres prélats. La princesse de Gonti, la duchesse de Longueville, le duc et la duchesse de Lian- court, Arnauld, Nicole, Lalane, toute la cabale enfin s*y trouva. L'admiration y fut générale, les suffrages étant tous mendiés et do personnes intéressées. Jamais on ne prêcha d'un air plus triomphant au goût des gens du parti, ni d'une plus grande médiocrité au goût do ceux qui n'eu étaieut pas... Cependant à force d'éloges et d'admiration 1. Il paratt que les prêtres de village du temps du P. Rapin n'avaient pan bonne mine. Certainement, si le révérend Père eut vécu de nos jours, il n'aurait pas fait sa comparaisoa peu courtoise. 2. Rapin, Mémoires, t. m, p. 4SI. :]. Fontaines, Mémoires. y- t'îiX — 405 — de commande, il fit tout le bruit qu'on s'était promis; car, jamais, ^- disait-on, il ne s*était mieux prêché. Ce qui donna lieu au parti de « penser à chercher de remploi, pour le Carême suivant, à ce prédica- teur ressuscité, qu'on engagea de prêcher, trois fois la semaine, aux Augustins de la reine Marguerite, dans le faubourg Saint-Ger- main. Ce fut alors qu'on fit de nouyelles intrigues pour donnner succès à la parole de Dieu. On avait posté des gens choisis de la garde des Gent- Suisses sur les principales avenues, pour y attirer le grand monde par cet extérieur de cérémonie qui donnait dans les yeux du peuple et qu promettait quelque chose de plus que le sermon. Les dames de la plus grande qualité et les plus parées y étaient placées aux premiers rangs; ce qui était un grand attrait à toute la jeunesse de la cour, qu'on y voyait briller de toutes parts, pour parer l'auditoire où l'éclat et le faste avaient plus de part que la dévotion... La plupart des femmes de t condition, qui d'ordinaire sont les plus vaines, ne s'y trouvaient que te pour voir et y être vues. On se parait comme pour le bal, et tout s'y n passât d'un air fort mondain (1). 5' r. p Les religieuses de Port-Royal des Champs eurent part à ce triomphe. Plus délicates que leurs directeurs, elles résistèrent bien quelques jours ; pourtant elles se décidèrent à en passer par des conditions pareilles à celles des quatre évéques. L'ar- chevêque leva l'interdit, mais les maisons de Paris et des Champs furent constituées en abbayes séparées pour le spi- rituel et le temporel, ce qui se fit cette fois sans protestation de nullité» sans appel, ni requête. La paix étendait partout ses douces influences. Aussitôt l'interdit levé, les cloches firent entendre leurs plus joyeux carillons ; le Te Deum retentit sous les voûtes depuis longtemps silencieuses de l'église ; les curés dévoués des villages environnants y conduisirent leurs fidèles en procession, en chantant des hymnes d'allégresse. Le Docteur Amauld vint de Paris dire la messe de communauté. En peu de jours on vit refleurir le saint Désert. Les solitaires reviennent habiter les granges avec de nouvellesconquôtes qu'ils avaient faites pendant leur dispersion ; des postulantes et des pensionnaires nombreuses repeuplent le cloître ; les mères de V Église accourent retremper leur zèle dans les pieuses et doctes causeries du parloir ; les grands évêques se hâtent d'apporter aux héroïnes de la Grâce leurs félicitations et leurs bénédictions. 1. Rapio, Mémotres, i. m, p. 498. 26 --406 — Des seigneurs de la Goor, des prêtres, des docteurs, des hommes d'épée, des magistrats imitent l'empressement des dames et des prélats. Tous se plaisaient à respirer l'odeur de vie qui se fai- sait sentir dans cette solitude où Ton n'entendait que des can- tiques de louange et d'actions de grâces (1). Les Messieurs voulurent consacrer par un monument la mémoire de cette date glorieuse de 1669 ; ils firent frapper à la Monnaie une grande médaille. D'un c6té elle portait la figure et le nom du roi, de l'autre on y voyait sur un autel un livre ouvert, et sur le livre les clefs de saint Pierre, avec le sceptre et la main de justice du roi, passés en sautoir ; au-dessus un Saint-Esprit rayonnant avec ces mots à Tentour : Gratta et fax a Deo ; et ceux-ci au-dessous de l'autel : Ob restUutam ecolesUe concordiam 1669. Le livre c'était VAugus^mus fermé par Innocent IX et Alexandre VII, rouvert par Clément IX; les defs de saint Pierre et le sceptre mêlés, c'était l'égalité de la puissance royale et pontificale ; le mot Gratia rappelait la doc- trine chère à Port-Royal, et le motPax indiquait que l'accom- modement était le prix de la victoire et non pas celui de l'obéis- sance et de la soumission. Le Nonce, qui commençait à ouvrir les yeux, fut porter une de ces médailles au roi et lui en faire des plaintes. Le roi indigné le fit entrer dans la salle oi!i était réuni en ce moment son conseil, et d'un air un peu ému dit à ses ministres : « Qui de vous a fait faire une médaille janséniste sans m'en parler? » Le Tellîer et Lyonne dirent qu'ils ne le savaient pas ; Golbert répondit qu'il avait ordonné une mé- daille pour jeter dans les fondements du Louvre, qu'on com- mençait à rebâtir. Le roi lui répliqua que la médaille n'avait nul rapport au Louvre et lui commanda d'envoyer sur l'heure l'ordre de briser le coin. Néanmoins, cette médaille se trouve dans le Recueil des màdailles du roi^ imprimé au Louvre en 1702. Il est vrai que Messieurs de l'académie royale supprimèrent les mots gratia et pax a Deo^ mais, en compensation, ils ajoutèrent l'épithète Gallicayxœ au mot Ec- clesiae. Enfin, on s'y attend, nos Messieurs ne manquèrent pas de tratner à la suite de leur char de triomphe ceux quMls regar- daient surtout comme les vaincus, les jésuites. Ils prirent su- 1. Nécrologe, préface. — 407 — rabondamment leur revanche de VAlmanach illustré et de la Déroute de Vévêque d'Ypres. Au milieu de toutes ces fêtes destinées à célébrer un odieux mensonge, les Jansénistes eurent pourtant leur moment de franchise; car, tandis qu'ils triomphaient sur la scène et devant le public comme des gens qui ont vaillamment et noblement combattu, ils s'applaudissaient entre eux, dans les coulisses, d'avoir trouvé l'art et le secret d'escamoter la victoire. « Ça été, écrivait à Lancelot l'abbé de Hautefontaine, une espèce de jeu de gobelets dont Je me figure que je rirais bien aveô vous. » Riez à votre aise, Messieurs de Port-Royal; vous avez si bien menti que le monde reconnaîtra toujours en vous Vélite im- mortelle des honnêtes gens et ne cherchera jamais que chez vos lâches et cruels persécuteurs, les imposteurs et les fourbes. 0 qu'il est utile de savoir jouer aux gobelets I M. Sainte-Beuve n'était-il pas de cet avis ? rfMM XIV. Les jansénistes reprennent les armes. — Affaire de ITJniversité d* Angers. — Pamphlets da P. Quesnel contre lu Cour romaine. — Mécontentement de fiOuis XIV, — Port-Royal menacé. — Fuite de M. Arnauld. — Monde M. de Sacy : ses funérailles scandalisent Nicole. — Mort de la Mère An- gélique de Saint^Jean. — Partialité des jansénistes à l'égard de M. de Harlay. — M. de Noailles archevêque de Paris. — Il favorise nos Mes- sieurs. — Exploits des novateurs dans le chapitre de Paris. — Les Nou^ veUet remarqués, le Problème eedésiasiigue. — Encore le chapitre de Paris : Taffaire des Reliques. — Santeuil au saint Désert. — Le cas de conscience. — Découverte des projets et de Torganisation des jansénistes. — Analogie avec Torganisalion des francs-maçons. — Bulle Vineam Domini, — Refus des religieuses de la recevoir sans restriction. — In- fluence politique du jansénisme en Prance. — La catastrophe approche. — Les prophètes de malheur. — Dispersion des religieuses de Port-Royal et démolition du monastère. — Représailles sanglantes des jansénistes révolu'ionnaires. Les jansénistes avaient joué le Pape, le Roi, et tous les dé- fenseurs de Torthodoxie ; ils crurent les avoir désarmés. Ils déchirèrent les premiers le traité de paix et déployèrent au grand jour leur drapeau qu'ils avaient caché un instant, par ruse de guerre, mais qu'ils n'avaient jamais renié. Quelques- uns cependant, les politiques, auraient voulu que Port-Royal profitât de l'accommodement pour étendre sans éclat et sans bruit le règne de la morale sévère. Le Camus écrivait à l'abbé de Pontchâteau : « Votre sainte famille m'est souvent présente devant Dieu : rien ne la pourra tirer d'affaire qu'un grand silence et oubli du monde. » Les Messieurs étaient trop éloquents pour se taire, et trop persuadés de leur mission divine pour garder sous le boisseau la lumière que Jansénius et Saint-Gyran avait mise en leurs mains. Gomme il convenait, ce fut un membre de Véloquenie famille qui d'abord éleva la voix. — 409 — Henri Arnauld, évoque d'Angers, un des quatre prélats qui avaient affirmé à Clément IX que leur signature du formu- laire était conforme aux constitutions apostoliques, publia, en 1676, une ordonnance par laquelle il défendait à l'Université de sa ville épiscopale d'exiger, sans distinguer le fait du droit, le serment sur les cinq propositions. Il prétendait que le ser- ment pur et simple troublait la paix de l'Église, uniquement fondée sur cette distinction reconnue et approuvée par le Souverain Pontife. L'Université, qui ne s'était point laissé en- vahir par les doctrines jansénistes, protesta contre le Mande- ment de révoque parjure. Un arrêt du Conseil d'État rendu au camp de Ninove, où le roi était alors, donna raison à l'Univer- sité. La Faculté de théologie décida que personne ne serait admis dans son sein et ne souliendrait des thèses, qu'il n'eût signé le formulaire suivant l'usage pratiqué en Sorbonne, et que ceux qui avaient pris les degrés depuis 1668 seraient obli- gés de le souscrire dans un mois, s'ils ne l'avaient pas encore fait. Deux chanoines réguliers, un prêtre séculier des plus muHnsei six curés de campagne, qui étaient docteurs et fort attachés à leur évêque, s'opposèrent seuls à cette conclusion ; elle fut énergiquement maintenue. Cent soixante-deux étu- diants en théologie signèrent le Formulaire ; seize refusèrent, dont treize étaient élèves d'une communauté qui s'était for- mée depuis peu dans la ville, sans lettres patentes, et que le Gouverneur eut ordre de dissiper, ainsi qu'une autre commu- nauté établie à la Flèche. C'étaient deux succursales de Port- Royal. « L'Université d'Angers, dit un historien, eut la gloire de demeurer inviolablement liée au pape et au corps des pas- teurs dans les temps les plus difficiles... Il n'y en a point au- jourd'hui dans le royaume dont la foi soit plus pure ou qui soit plus constamment attachée à l'Église et au centre de l'u- nité (1). » Aussi les jansénistes affirment que la Faculté de théologie de cette ville était la plus ignorante qui fût dans le monde chrétien (2). Puisse la nouvelle Université catho- lique d'Angers acquérir la célébrité de sa sœur aînée, retrouver ses nombreux élèves, et mériter comme elle, par l'éclat de son attachement aux pures doctrines, les stupides colères des enne- mis de r Église 1 1. Mémoires chronologiques, tom. m, p. 122. 2. Lettres d*Eusèi>e PhilaUte à M. François Uorénas, p. 305. — 410 — Mieux encore que l'évoque d'Angers, le P. Quesnel nous fait connaître quels sentiments de soumission envers Rome ani- maient les jansénistes à cette époque. Plusieurs Facultés de théologie avaient condamné un petit livre intitulé : Leê avis salutaires de la B. V. Marie à ses dé' vois indiscrets^ où, sous prétexte de régler le culte de la Sainte Vierge, on le ruinait complètement. Un décret du Saint-0/Bce le proscrivit en même temps que les Notes du Père de l'Ora- toire sur saint Léon. Dès que cette condamnation lui est con- nue, Quesnel prend feu ; il en fait un Commentaire où il retrouve le langage furibond de Luther pour outrager le Sou- verain Pontife, les congrégations romaines et vilipender l'au- torité du Saint-Siège. Ce n'est point un décret, selon lui, mais un libelle diffamatoire, contraire à la loi de Dieu et aux bonnes mœurs, plein de faussetés et d'impostures. Il trouve que c'e^i une chose intolérable, une indolence insupportable que des cardinaux défendent à tout le monde de retenir les livres qu'ils condamnent ; que c'est un renversement horrible que de pré- férer un petit moine appelé inquisiteur aux successeurs des apô- tres et aux vicaires de Jésus-Christ, et qu'une congrégation de moines, présidée par un prêtre ou u/n olero habillé de rouge^ ait la hardiesse de menacer, de punir les évoques et les rois mfimes. Après avoir ainsi commenté le Décret de Vindem^ Quesnel écrivit une lettre au pape Clément X et une histoire de la censure : ces deux livres n'avaient rien à envier au pre- mier. < Que mon ouvrage, dit-il dans Tun, ait été condamné dans un jugement où je ne voudrais pas môme qu'il eût été approuvé, c'est ce qui est bien plus honteux pour le Saint- Siège. » £t dans l'autre : « Je sais bien que cela ne sera pas agréable à Rome : mais il est bon de leur montrer les dents {i). » Louis Xiy trouva mauvais ce que le P. Quesnel trouvait bon et empocha ces Messieurs de montrer les dents. c Les évoques, disait dans son réquisitoire M. Joly de Fleury, avocat général au Parlement, les évèques ne peuvent avoir trop d'attention ni de vigilance pour réprimer tous les efforts 1. Voir sur Bossuet et te Jansénisme le travail da P. Gazeau, Études r«- ligieuses, août 1874, sq. — 432 — ôQces esprits inquiets qui veulent agiter éternellement des questions dangereuses sur une condamnation justement pro- noncée^ rompent ainsi le silence dans le temps môme qalls protestent de le garder, et troublent la paix de rÉglise, sous prétexte de raffermir. » Ce fat dans ces circonstances qae Fénelon publia sa belle instruction pastorale sur le Jansénisme, où il démontre victorieusement que TËglise est infaillible dans le jugement des faits dogmatiques. C'est avec joie qu'on entend cette voix harmonieuse trouver des accents vigoureux pour affirmer la croyance catholique alors que Bossuet, évitant de se prononcer, humilie son génie devant les disciples de saint Augustin. En dépit d'un Arrêt du conseil qui demandait le silence aux deux partis, comme en 1668, les disputes se poursuivirent avec une vivacité qui rappela les beaux jours de la censure de M. Arnauld. Aussi les auteurs de VhistoireduCas de conscience trouvèrent assez de matériaux pour composer huit volumes. Nous nous garderons bien de les imiter et même d'analyser leur ouvrage. Arrivons aux résultats. Cette levée de boucliers du parti janséniste, à l'heure même où l'Europe se liguait contre lui et mettait en déroute les armées françaises à Hochstedt, à Ramillies, en Espagne et en Italie, irrita profondément Louis XIY. L'histoire de la Fronde lui avait appris que les sectaires profilaient volontiers des mal- heurs publics pour propager leur doctrine, et qu'ils n'avaient pas honte de chercher des appuis, sinon des alliances, chez les ennemis de la royauté. La saisie des papiers et de la correspondance du père Ques* nel, arrêté et emprisonné à Bruxelles par ordre du roi d'Espagne, sur la demande de l'archevêque de Malines, rendit les Jan- sénistes encore plus odieux au roi de France, par la découverte qu'elle amena de leurs projets et de leur organisation. Leurs projets étaient, comme le disaitl'abbé d'Aubigny à Saint-Evre- mond, de former une église dans TÉglise et un État dans l'État ; leur organisation était celle des sociétés secrètes ; ils forment un ordre ; ils ont leurs abbés, leurs prieurs, leurs pères, leurs frères, leurs sœurs, leurs postulants, leurs visiteurs, leurs couvents; ils ont un système d'impôt auquel tous les membres de l'ordre sont soumis : ils entretiennent des agents à Rome, à Madrid et dans les autres capitales. Ils se servent d'un chiffre particulier pour correspondre et prennent des noms de guerre ; — 433 — ils Teulent traiter depuissanccà puissance avec LouisXiy^comme le prouve une des pièces saisies : c'est un traité de paix proposé au nom des disciples de saint Augustin à M. le comte d'AvauXj alors que ce négociateur se trouvait à Ratisbonne en 168i ; ils poussent leurs adeptes aux plus hautes fonctions dans le clergé, dans la magistrature, dans l'administration civile. Il nous serait facile d'établir , au point de vue de l'organisation, des analogies frappantes entre les jansénistes et les francs-maçons, et peut-être il ne nous serait pas impossible de démontrer que les couvents jansénistes fournissaient des frères aux cou- vents maçonniques pour travailler à renverser le trône et l'autel. Mais ce n'est pas ici la place de ce chapitre^ nous l'écrirons, si nous conduisons ces études jusqu^à la un du xvm° siècle, quand le pied des ûls de nos Messieurs aura glissé dans le sang et la boue de la Terreur. Louis XIV, convaincu plus que jamais des dangers du Jan- sénisme, se hâta de demander et de faire exécuter la bulle Vineam Domini, Clément XI la donna en 1705. Elle avait pour objet démettre un terme aux disputes que le Cas de conscience venait de réveiller au sujet du Formulaire ; elle confirmait les précédentes constitutions apostoliques, décidait que le silence respectueux sur les faits condamnés par TÉglise ne suffit pas, et elle exigeait qu'en signant on jugeât effectivement le livre de Jansénius infecté d'hérésie. La bulle Vineam Domini fut publiée dans tout le royaume par ordre du roi, avec des mandements de chaque évoque. M. de Noailles, toujours plein de zèle quand le roi ou madame de Main tenon avait parlé, s'empressa de promulguer la bulle par un mandement en tête duquel il mit, afin qu'on ne s'y méprît pas, contre les Jansé- nistes. Pourtant il attendit six mois avant de s*informer si son Ordonnance avait été reçue à Port- Royal. On s'en était bien gardé. Il fallut donc prescrire au confesseur des religieuses, c'était alors M. Marignier, de lire la Bulle et l'Ordonnance à la grille du chœur et de certifier qu'elles avaient été reçues avec le respect dû au Pape et à TArchevôque. « La commu- nauté demanda qu*on fît la lecture de la bulle pour voir ce qu'elle contenait avant que de l'entendre à Téglise. M. Marignier paraissait n'en avoir point d'envie, disant que nous nous allions embarrasser ; mais on persista et on la lut. Elle nous fit peur, et l'on dit qu'après avoir souffert si longtemps, c'était tout à fait abandonner la vérité, que de témoigner qu'on If -334 - recevait avec respect cette bulle et ce mandement, où il y «à la tète qaec*est contre les Jansénistes. » Les religieuses prirent du temps pour réfléchir et surtout pour consulter leurs amis. Elles crurent enfin sauver la vérité et le respect dû à leurs su- périeurs en déclarant qu'elles recevaient la bulle et l'ordon- nance sans déroger à ce qui s'était fait à leur égard à la Paix de l'Église sous le pape Clément IX. Cette clause était une protestation. Le père Quesnel encourageait ainsi les reli- gieuses à cette nouvelle résistance : « La disposition où sont ces fidèles seryantes de Dieu de s'exposer à tout plutôt que de trahir leur conscience par l'approbation de cet écrit calomnieux, et de blesser par là la yérité, la justice et la mémoire de tant de saints prélats, de leurs propres mères si dignes de vénération, de leurs pieuses et chères sœurs , et des excellents théologiens qui les ont instruites et défendues ; cette disposition, dis-je, est un don tout particulier de la miséricorde de Dieu et de la grâce de Jésus-Christ, qui doit les remplir d'une humble et profonde reconnaissance, allumer dans leur cœur un ardent désir d'y correspondre par un attachement inviolable... » c Franchement, dit M. Sainte-Beuve, à voir les choses par le dehors, des yeux du simple bon sens (pourquoi M. Sainte- Beuve n'a-t-îl pas regardé plus souvent les choses par le dehors avec les yeux du simple bon sens ?), lorsqu'une bulle sollicitée par le roi était arrivée en France, y avait été reçue sans dif- ficulté par l'assemblée générale du clergé, enregistrée sans difficulté par le Parlement, acceptée avec de grands témoignages de soumission par la Faculté de théologie, publiée avec man- dement par tous les évêques du royaume, il était singulier et ridicule que, seules, une vingtaine de filles, vieilles, infirmes, et la plupart sans connaissances suffisantes, qui se disaient avec cela les plus humbles et les plus soumises en matière de foi} vinssent faire acte de méfiance et protester indirectement en interjetant une clause restrictive (1). » Ces réflexions justifient les rigueurs que provoqua l'opiniâtreté des vieilles et infirmes récalcitrantes. Nous ne ferons pas l'histoire de cette dernière t. Sainte-Beuve, Port-Royal, U i*% p. 184. — 435 — ^ persécution, dont les principales phases farent : rArrét qui ordonna la réunion des biens de Port-Royal des Champs à ceux de Port-Royal de Paris (février 4707), TÂppel des reli- gieuses à la Primatie de Lyon et leur excommunication (novembre 1708), la bulle demandée et obtenue pour la suppression et l'extinction du monastère révolté et pour la réunioti de ses biens au couvent de Paris (1708). Ces mesures donnèrent lieu à une avalanche d'oppositions, de protes- tations^ de mémoires et de requêtes. Devant cette avalanche de paperasses où il reconnaît les sœurs de gens de loi, les filles d'Arnauld et de parlementaires, M. Sainte-Beuve cesse de voir avec les yeux du simple bon sens et il s'écrie : « Oh ! que si jamais il y avait eu moyen pour la France, pour ce pays d'honneur et de foliei de devenir un pays de force et de légalité où l'on défendit son droit pied à pied, même par chicane, mais où on le défendit jusqu'à la mort et où dès lors on le fondât, c'eût été (je l'ai senti bien des fois dans cette histoire, et je le sens encore plus distinc- tement à cette heure), — c'eût été à condition que l'élément jansé- niste^ si peu aimable qu'il fût, l'élément de Saint-Cyran et d'Arnauld, n'eût pas été tout à fait évincé, éliminé, qu'il eût pris rang et place ré- gulière dansletempérament moral de (a société française, qu'il y fût entré pour n'en plus sortir. L'école qui serait issue.de Port-Royal, si Port-Royal eût vécu, aurait fait noyau dans la nation, lui aurait peut- être donné solidité, consistance; car c'étaient des gens, comme me le disait M. Royer-Collard, avec quil'on savait sur quoi compter; caractère qui a surtout manqué depuis à nos mobiles et brillantes générations françaises. Ainsi la France serait devenue un pays de force et de légalité si le Jansénisme, qui ruinait la force de la nation en brisant son unité politique et religieuse, et détruisait la légalité en méprisant la source sacrée de la loi : lautorité, fût entré dans le tempérament moral de la société française. Hélas I il n*y entra que trop, il n'en forma que trop le noyau empoisonné I Dès le milieu du xvii* siècle, ses influences délétères se répan- dirent partout : « il s'empara du temps et des facultés d'un assez grand nombre d'écrivains qui pouvaient se rendre utiles, suivant leurs forces, à la religion, à la philosophie, et qui les consumèrent presque entièrement en ridicules et funestes disputes. Port-Royal divisa l'Église; il créa un foyer de discordes, de défiance et d'opposition au Saint-Siège ; il aigrit les esprits • — 436 — et les accoutuma à la résistance ; il fomenta le soupçon el Tantipathie entre les deux puissances ; il les plaça dans un état de guerre habituelle qui n*a cessé de produire les chocs les plus scandaleux...; il écrivit contre le Calvinisme et le continua moins par sa féroce théologie qu*en plantant dans l'État un germe démocratique, ennemi naturel de toute hié- rarchie (1). » Quand le Jansénisme triompha, au xvui* siècle, avec le Parlementarisme, il acheva de renverser Vécole de res- pect^ le vrai catholicisme, qui seul peut nous donner solidité et consistance ; il lui substitua une école de mépris et de révolte d'où sortirent toutes nos tempêtes sociales. Ne l'oublions pas, le Jansénisme écrivit la constitution civile du clergé^ conseilla la mise en jugement de Louis XYI et applaudit à sa mort. M. Sainte-Beuve cite une parole de Royer-Collard, dont le véritable sens mériterait d'être longuement interprété ; citons-en une de de Maistre, qui n*a pas besoin de commentaire. Tout Français, a dit l'illustre penseur, ami des Jansénistes, est un sot ou un Janséniste, A mesure que la catastrophe approchait, les amis des re- ligieuses condamnées redoublaient de zèle, et aussi de fureur. Les mères de l* Église pourvoyaient généreusement à l'entretien de celles qu'on venait de dépouiller de leur temporel ; elles affirmaient toutes, comme mademoiselle de Joncoux, qa'e lies vendraient leur cotillon plutôt que de les laisser manquer de quelque chose. Quant aux Messieurs, cachés sous le voile de l'anonyme, ils faisaient les prophètes de malheurs et rem- plissaient la cour et la ville de terribles menaces. Ils prédisaient à l'archevêque qu'il mourrait tristement comme ses deux pré- décesseurs et qu'il aurait le sort réservé aux timides, dont le partage est d'être jeté dans l'c'fan// brûlant de feu et de soufre qui est la seconde mort. Ils annonçaient que les revers dont la France était accablée étaient des signes manifestes de la vengeance de Dieu indigné du traitement infligé à ses saints, t Tout le monde, s'écriaient-ils^ est frappé de ce que, depuis qu'on a juré laperte de Port-Royal, il n'y a plus que décon- certement dans nos conseils^ que lâcheté dans nos généraux, que faiblesse dans nos troupes, que défaites dans nos batailles. 1. De Maisire, de FÉglUe gallicane, lîv. i, chap. v. — 437 — Il paraît que Dieu nous a rejetés, et qu'il ne marche plus à la tête de nos armées, si redoutées autrefois, et toujours yio torieuses jusqu'à la résolution prise pour la ruine de cette maison. » Ces voix sinistres n'effrayèrent personne : la ruine de Port- Royal fut accomplie. Autorisé par une bulle qui supprimait le titre de Tabbaye des Champs et permettait la translation en d'autres monastères des religieuses, afin que h nid où l'erreur avait pris de si pernicieux accroissements fût entièrement ruiné et déraciné (1), le cardinal de Noailles, dont le roi avait plus d'une fois blâmé les lenteurs, rendit une ordonnance par laquelle il déclara le titre de Port-Royal des Champs éteint à perpétuité. Peu après, Louis XIV ordonna à son lieutenant civil, M. d'Argenson, de se rendre aux Champs et de disperser en diverses villes ces filles obstinément rebelles, qui se mo- quaient des arrêts du Conseil, comme des constitutions apos- toliques. De l'aveu même des Jansénistes, les ordres delà cour furent exécutés avec beaucoup de douceur et de charité. Le 29 octobre i709 les quinze religieuses de chœur et les sept converses qui composaient toute la communauté, furent par- tagées entre Rouen, Autun, Chartres, Amiens, Compiègne, Meaux, Nantes, Nevers, et Saint-Denis. Le nid de l'hérésie était vide, mais il demeurait pour les hérétiques un signe de ralliement et d'espérance. Ils emprun* talent aux Israélites exilés le chant que le souvenir de la ville sainte plaçait sur leurs lèvres : Si je t'oublie^ 6 Jérusalem^ que ma langue s'attache à mon palais et que ma droite se dessèche. Le roi fut persuadé que les Jansénistes feraient de Port-Royal- 1. « Appeler le nid de l'erreur^ comme on fait, un monastère qui a été comme le berceau où la pureté de la morale chrétienne, de la discipline eccléftiastique et de la vie religieuse a repris naissance ; un lieu qui a servi de retraite aux défenseurs de la grâce de Jésus-Christ, et à un si grand nombre de saints solitaires et d'illustres pénitents ; un lieu où le Saint- Esprit 8*est manifesté en tant de manières et par des opérations et des œuvres si éclatantes de sa vertu ; qu'on ose, dis je, appeler le nidde Ferrêur ce sanctuaire de la vérité et de la charité, je ne crois pas que ce soit un moindre blasphème que celui que les Scribes et les Pharisiens commettaient en attribuant au Oémon l'opération divine du Saint-Esprit, qui chassait les Démons des corps qu'ils possédaient» (Lettre du P. Quesnel.) Quel huoable et respectueux langage, et qu'il prouve bien que Port-Royal était un nid d'hérétiques. 28 — 438 — des Champs un lieu de pèlerinage, où ils se retremperaient dans l'esprit de leurs maîtres, en attendant qu'ils pussent le repeupler; il ordonna la démolition des bâtiments par un Arrêt du Conseil du 2S janvier 1710. L'église elle-même ne fut pas épargnée. Cette destruction du célèbre monastère rendit nécessaire l'exhumation des corps qui y avaient été ensevelis. Quand les disciples de saint Augustin virent les murs de leur chère Sion tomber sous le marteau des ouvriers et les dépouilles des saints arrachées à leurs tombeaux, ils éclatèrent en gémis- sements et en imprécations : <( Souvenez-vous, Seigneur, des enfants (TEdem, s^écriaicnt-ils, de ce quHls . La mort de M. de Mondonville, que l'abbé assista dans sa maladie et dans ses der- niers moments, rendit à la dame toute sa liberté. De concert avec son ami, elle fonda Y Institut de l* Enfance. M. de Ciron eut son appartement dans la maison, ce qui, dit le père Rapin, n*édifia pas du tout la ville de Toulouse. On en parla dans toute la province ; le président de Marmiesse, homme d'esprit, en fit un des premiers de grandes railleries ; il disait agréable* ment que t M. de Marca, étant archevêque de Toulouse, s'était fort fatigué à faire la concorde du sacerdoce et de Vempire^ et que Tabbé de Ciron avait fait sans peine et même avec plaisir la concorde du sacerdoce et du mariage. )) Naturellement, Arnauld mit la destruction de cet institut sur le compte des Jésuites. Ces corrupteurs de l'Évangile n'avaient pu supporter les beaux exemples de sainteté que donnaient M. de Ciron et madame de Mondonville. Arnauld écrivait alors la Morale pratique ; c'est le cas de lui dire avec M. Sainte-Beuve, mais dans un autre sens : « Vieillard in- nocent! » Les Jésuites avaient bien d'autres torts qui appe- laient encore les foudres du docteur. Tandis que les fonda- teurs de V Enfance avaient illustré la morale pratique à Tou- louse, eux la ruinaient à Dijon. Un de leurs Pères y avait enseigné cette horrible maœime qu'un homme qui commettrait un péché grave sans connaître Dieu, ou sans penser actuelle- ment à lui, ne se rendrait pas coupable d'un péché mortel théologique^ digne de l'enfer, mais seulement d'un péché p/ii- losophique contre la raison, péché qui ne mériterait pas les peines éternelles. Ce péché philosophique excita toute l'indi- gnation d'Amauld. Il le dénonça avec tant de force qu'il le û condamner. Les Jésuites, il est vrai, avaient les premiers désa- voué la proposition de leur téméraire professeur. N'importe, Arnauld démontra, en cinq dénonciations, que ce honteux relâchement n'était qu'une conséquence fort simple des prin« cipes reçus dans leur école. 1. SalDte-Beuye, Port-Royal, t. t, p. 617. 29 — 454 — La fourberie de Douai détourna brusquement l'attention des jansénistes du péché philosophique. Cette fourberie est « une des plus fines comédies qui ait été jamais jouée (1) » . Les his- toriens de Port-Royal y voient • le trait le plus noir et le plus inou! de la vengeance des jésuites (2) ». Voici le fait. Quelques professeurs de l'université de Douai, Gilbert, Laleu, de Ligny, Rivette, Malpoix, étaient soupçonnés d'avoir embrassé les doc- trines de l'Augustinus; ils répétaient sans cesse qu'il n*y avait pas de jansénistes, que les jésuites les avaient inventés pour se donner la gloire de marteaux des hérésies. Un inconnu voulut savoir au juste quelle était l'orthodoxie de ces théologiens. Il imagina d'écrire à de Ligny sous le nom d'Antoine A... en imi- tant de son mieux le grand Arnauld. Les premières lettres ne furent employées qu'à gagner la confiance du jeune professeur qui était fier d'être en correspondance avec le célèbre docteur. Quand le faux Arnauld se fut bien établi dans son esprit,il com- mença à lui tendre le piège où il voulait le faire tomber; il l'en- gagea à signer avec ses amis une thèse composée de sept pro- positions jansénistes sur les matières de la grâce. Plus les théo- logiens se compromettaient, plus ils témoignaient de confiance à Antoine A.. ..Ils lui ouvrirent leur cœur sans réserve, jusque- là que Gilbert^ chancelier de l'université et prévôt de Saint-Amé, le supplia de se charger de la direction de sa conscience et lui envoya en six grandes feuilles de papier sa confession générale. Conformément aux principes de Port -Royal, le directeur im« provisé exigea de son naïf disciple la démission de son bénéfice et de ses dignités, et l'envoi de ses écrits, de ses lettres, de ses livres. Le chancelier se soumis à tout, heureux d'entrer enfin dans le véritable esprit du christianisme. Le faux Arnauld traita de Ligny en pénitent de haut rang; il lui imposa de quitter sa chaire, de vendre ses meubles, d'abandonner Douai, et lui donna rendez-vous pour aller ensemble dans le midi de la France trouver un saint évoque. De Ligny obéissant se rendit au lieu marqué où il ne trouva que des lettres qui lui traçaient son itinéraire qu'il suivit jusqu'au bout^ toujours docile et toujours trompé. Quand ces professeurs eurent livré leur signature, leurs 1. Dictionnaire de Bayle. 2. Besoigne, t. 6, p. lli. — 455 - écrits, leurs livres, tous les secrets de leur cœur, la Gazette de Hollande publia tout à coup que M. Arnauld avait été volé par son valet, et que ce valet, par une perfidie insigne, avait livré aux jésuites toute sa correspondance. En même temps, An« toine A... écrivait à ses amis de Douai pour leur confirmer le malheur qui lui était arrivé et leur faire part de la crainte qu'il avait que toute sorte de disgrâces et de mauvais traite- ments ne vinssent fondre sur eux à son occasion. Bientôt, en effet, une accusation d'hérésie, appuyée sur les documents volés à M. Arnauld, fut lancée publiquement contre les théolo- giens de l'université. C'était déchirer le rideau derrière lequel la comédie s'était jouée. Le véritable Arnauld, indigné de Tabus qu'on avait fait de son nom ou plutôt de son prénom, pousse plainte sur plainte, plainte à mojiseigneur l'évéque d'Arras, seconde plainte aux révérends pères jésuites, troisième plainte à Son Altesse monseigneur l'évoque et prince de Liège, qua- trième plainte aux révérends pères Jésuites, Nous ne comptons pas les Justifications des plaintes. Le dénouement de la pièce fut l'expulsion de la Faculté de quatre professeurs. Qui avait ourdi cette machination ? Les Messieurs nomment les Jésuites; M. Sainte-Beuve dit qu'ils n'ont pas tort et il cite le témoignage de Grosley (1). Qrosley raconte dans sa vie écrite par lui-même qu'il entendit à Paris, chez le père Tournemine, le vieux père Lallemant se vanter d'avoir imaginé, filé et conduit la fameuse fourberie de Douai. Paut-il croire Grosley janséniste, ennemi acharné des jésuites, fantasque et se perdant toujours dans le farrago ? Malgré tant de motifs de récuser un pareil témoin, j'étais bien tenté d'attribuer cette fine comédie aux révérends pères; elle me paraissait rentrer dans le genre de quelques tours malicieux joués par eux à leurs adversaires, qui les racontent sans rire. Mais il est certain que Tournely est l'auteur de la fourberie de Douai ; il en revendiqua la paternité auprès de Louis XIY môme qui le félicita et trouva que la ruse était de bonne guerre. Cependant, que le savant et spirituel docteur ait agi sans consulter quelques bons pères et sans en recevoir des encouragements empressés, je n'en mettrais pas ma main au feu. Il était bien permis aux Jésuites et à leurs amis d'avoir quelque- fois les rieurs de leur côté, et il est à regretter qu'ils ne les aient pas eu plus souvent. 1. Pari'Aoyal, i, 5, p. 464-5t — 456 — Arnauld touchait à ses derniers jours. M. de Pomponne^ rentré dans les conseils du roi (4691),auraitpu obtenir le retour de son oncle en France. Il n'osa pas le demander à Louis XIV. « II faut mourir ici, » disait mélancoliquement à ses amis le vieux docteur. 11 mourut, comme il convenait, la plume à la main. Ses derniers écrits furent dignes du plus illustre enfant « de l'éloquente famille » et du plus acharné adversaire a de la célèbre compagnie ». Il venait d^écrire le huitième volume de la Morale pratique des Jésuites et les Réflexions sur l'éloquence des prédicateurs^ lorsqu'il fut pris d'une fluxion de poitrine le dimanche i*' août i694. Il expira le samedi suivant vers mi- nuit, après avoir été administré par le curé de Sainte-Cathe- rine qui n'exigea aucune rétractation. D'ailleurs un mois auparavant l'opiniâtre défenseur du Jansénisme avait signé un testament spirituel où il déclare qu'il n'a rien à rétracter. Il étale dans cette pièce la même contradiction qui carac* térise sa vie comme celle de tous ses amis. Il proteste qu'il veut mourir dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine, et il dit en même temps : « J'ai regardé avec douleur qu'on se serve du nom vague d'une secle imaginaire^ pour proscrire de très gens de bien, sans aucune forme de justice, pour traverser les plus saints évoques dans leurs plus saintes entreprises; pour exclure des dignetés ecclésiastiques ceux qui en seraient les plus dignes; pour mettre la désolation dans une maison religieuse, que vous avez depuis longtemps comblée de grâce, ô mon Sauveur, pour priver de jeunes enfants qu'on y élevait dans votre crainte des avantages d'une éducation chré- tienne; pour arracher des mains des fidèles les livres les plus pieux et les plus édifiants, et même pour décrier les vérités les mieux établies^ par des rapports chimériques sur ce vain fan'- tome (1) »• Arnauld s'applaudit aussi dans ce testament d'avoir écrit le livre delà Fréquente Communion^ d'avoir défendu la doctrine de la grâce efficace par elle-même et nécessaire à toute action de piété, de n'avoir pu se résoudre à signer purement le For- mulaire, d'avoir été censuré par la Sorbonne, car ce n'est pas tant lui que saint Augustin et saint Chrysostôtne qu*on a cen- suréy d'avoir travaillé à la traduction du Nouveau Testament, (1) Déclaration en formé de Testament de$ véritaibleM ditpotUions de mon dme dans toutes les rencontres de ma vie* — 457 — imprimé à Mons, d'avoir quitté la France pour n'être plus obligé de dissimuler ses sentiments sur ce que souffre l'Église* Or rÉglise catholique, apostolique et romaine avait condamné le livre de la Fréquente Communion^ la doctrine janséniste de la grâce efficace, les livres pieux et édifiants, et les traductions auxquelles il avait pris part. Elle avait imposé la signature pure et simple du Formulaire, elle avait réprouvé la distinction du droit et du fait, elle avait prononcé plusieurs fois des ana- thèmes solennels contre le jansénisme, et Arnauld, à la fin de sa course, se flatte d'avoir fait tout le contraire de ce que l'Église lui demandait; il s*écrie une dernière fois: le jansénisme est un fantôme, et il ose dire cependant : « Je meurs dans l'Église catholique, apostolique et romaine ; j'ai eu toute ma vie un attachement inviolable à la foi, et un mortel éloignement de tout ce qui pouvait ou en rompre l'unité ou en altérer la doc- trine. » En vérité, devant cette effronterie convaincue .et en- têtée, on ne trouve que le mot échappé à Timpatience de M. Sainte-Beuve et que nous avons déjà cité : C'est bête! Telle fut la mort d'Arnauld ; elle a mérité l'admiration de Voltaire. Arnauld fut enseveli en secret dans Téglise de Sainte- Cathe- rine, c Un ange visible do TÉglise, dit le P. Quesnel, a pris soin de sa sépulture, ayant enlevé son corps et l'ayant caché dans la terre des saists pour le dérober aux mauvais desseins de l'en- nemi, comme saint Michel le fit à Tégard de Moïse. » Selon le désir du docteur, son cœur fut porté à Port-Royal des Champs. Ce fut M. Guelfe qui remit la précieuse relique entre les mains de Tabbesse assistée de toutes les religieuses de sa commu* nauté. a Ma révérende Mère, lui dit-il, je tous apporte le cœur de messire Antoine Aroauld, docteur de la maison et société de Sorbonae... Il a ordonné par son testament qu'il vous serait porté, et j'exécute avec plaisir et fidélité celte dernière volonté, sans avoir été détourné par les peines et les fatigues d'un long voyage qu*il a fallu faire. Donnez- lui la sépulture que votre piété et la prudence vous suggèrent. C'est le cœur de votre Père : c'est le cœur de votre défenseur, dans lequel vous avez été toutes, ou presque toutes, enfantées en Jésus-Christ. C'est le cœur qui vous a tant aimée?, et où vous avez toujours été, pour ainsi dire, si magniGquement logées... y> L'abbesse; madame Racine, répondit : a Nous connaissons le prix du dépôt que vous nous mettez entre les — 458 — maios. Monsieur : et ce cœur, qui a toujours été plein de tendresse pour nous, et qui nous a aimées jusqu'à la fin, nous est trop cher pour ne pas le recevoir avec toute la reconnaissance que nous lui devons.. . C'est principalement pour cette maison que ce cœur s'est étendu, afin d'y faire demeurer toutes les âmes qui s'y sont consacrées au service de Dieu... Nous conservons la mémoire de tous les témoignages de cette amitié sincère, et nous espérons qu'il continuera à nous aimer, et à demander à Dieu pour nous que notre charité croisse toujours de plus en plus en lumière et en intelligence, pour comprendre les vérités saintes que nous avons apprises de lui, afin que nous marchions jus- qu'au jour du Seigneur, sans que notre course soit interrompue par aucune chute... » Les Jansénistes louèrent magnifiquement le grand homme. Ils composèrent ou firent composer une foule d'épitaphes pour son tombeau et d'épigrammes pour son portrait. Quelques épi- taphes, celles faites par Racine, Boileau et surtout Santeuil, sont restées célèbres. Racine, qui avait oublié ses Pelites leUreSj chante ainsi : Sublime en ses écrits, doux et humble de cœur. Puisant la vérité jusqu'en son origine. De tous ses longs combats Amauld sortit vainqueur. Et soutint de la foi l'antiquité divine. De la grâce il perça les mystères obscurs. Aux humbles pénitents traça des chemins sûrs, Rappela le pécheur au joug de TÉvangiie. Dieu fut Tunique objet de ses désirs constants ; L'Église n'eut jamais, même en ses premiers temps, De plus zélé vengeur, ni d'enfant plus docile. 0 doux et harmonieux Racine, je ne reconnais plus votre voix. N*est-ce pas vous qui écriviez, il y a quelques années, à deux jansénistes : « Surtout louez vos Messieurs, et ne les louez pas avec retenue. Vous les placez justement après David et Salomon ; mettez-les devant, vous ferez un peu souffrir leur humilité, mais ne craignez rien, ils sont accoutumés à bénir tous ceux qui les font souffrir. » N'avez-vous pas peur qu*on vous accuse de manquer de retenue et de sincérité ? Sublime en ses écrits, affirmez-vous aujourd'hui, et hier vous disiez : « L'enjouement de M. Pascal a plus servi votre parti que tout le rieux de M. Arnauld... Nous ne pouvons pas toujours lire vos livres. Et puis, à vous dire la vérité, vos livres ne se font — 459 — plus lire comme ils faisaient. Il y a longtemps que tous ne dites plus rien de nouveau. En combien de façons ayez-YOus conté rhistoire du pape Honorius î Que Ton regarde ce que vous ayez fait depuis dix ans, vos disquisi lions, vos disserta- tions, vos réflexions, vos considérations, vos observations^'on ne trouvera qu'une chose, sinon que les propositions ne sont pas dans Jansénius. Hé ! Messieurs, demeurez-en là. n — Doux et humble de cœur^ M. Arnauld ! Ne serait-il pas de ce Port-Royal dont la fierté, selon vous, o n'en voulait qu'au pape, aux arche- vêques et aux jésuites ». — De tous ses longs combats Arnauld sortit vainqueur. Mais, ô poète, dès 1666, vous disiez à ces Messieurs d'un de leurs amis : a II voit que vos affaires vont de pis en pis et qu'il n'est pas temps de se réjouir... Gomment peut-on aller au théâtre ? Gomment peut-on se divertir, lorsque la vérité est persécutée, lorsque la fin du monde s'approche, lorsque tout le monde a bientôt signé...? Il y a vingt ans que vous dites que les cinqpropositions sont dans Jansénius; cepen- dant on ne vous croit pas encore... » — Do la grâce il perça les mystères obscurs. Pourtant M. Arnauld est bien de ces auteurs à qui vous avez reconnu de Vadresse pour embellir la vérité^ c'est-à-dire pour l'entourer de nuages. — Aux humbles pénitents traça des chemins sûrs. Rappela le pécheur au joug de l'É- vangile. Hé I n'est-ce pas vous qui vous moquiez avec infini- ment d'esprit et de raison des chemins tracés à M. Le Maistre? N'est-ce pas vous qui avez fait cette remarque au sujet de ce rappel des pécheurs : <( Qu'une femme fût dans le désordre, qu'un homme fût dans la débauche, s'ils se disaient de vos amis vous espériez toujours leur salut ; s'ils vous étaient peu favorables, quelque vertueux qu'ils fussent, vous appréhendiez toujours le jugement de Dieu sur eux.»— L'Église n'eut jamais... de plus zélé vengeur ni d'enfant plus docile. Enfant docile l zélé vengeur I un jour pourtant vous lui teniez ce langage: « A vous parler franchement, nous sommes résolus d'en croire plutôt le pape et le clergé de France que vous. » Get enfant docile enseignait donc ce que le pape et le clergé de France condamnaient. A vous parler franchement, M. Racine, il y a beaucoup moins de charité, mais beaucoup plus de vérité dans la prose des Petites lettres que dans les vers de Tépitaphe. Voici l'épitaphe que Boileau composa et garda en porte- feuille : — 460 — Aa pied de cet autel de structure grossière Git sans pompe^ enfermé dans une Yiie bière^ Le plus savant mortel qui jamais ait èisrit : Arnauld, qui sur la grâce instruit par Jésus-Christ, Combattant pour VÉglise, a, dans l'Église mime. Souffert plus d'un outrage et plus d'un anathéme. Plein du feu qu'en son cœur souffla Tesprit divin, Il terrassa Pelage, il foudroya Calvin, De tous les faux docteurs confondit la morale : Mais pour fruit de son zèle, on Ta vu rebuté, En cent lieux opprimé par leur noire cabale. Errant^ pauvre, banni, proscrit, persécuté ; Et même par sa mort leur fureur mal éteinte N'aurait jamais laissé ses cendres en repos, Si Dieu lui-même, ici« de son ouaille sainte Aces loups dévorants n^avait caché les os. « Telle est, dit M. Sainte-Beuve, Tépitaphe du grand docteur honuAte homme, par un poète honnête homme également. II faut la montrer aux ennemis comme une tète de Méduse; qu'en dites-vous, mes révérends pères (1) ? » Mon Dieu, M. Sainte-Beuve, les révérends pères qui ont vu sans efifroi bien d'autres têtes de Méduse, y compris la vôtre, pourraient vous dire: Avez- vous oublié que vous nous donnez la réponse à faire quelques pages après votre demande? permettez que nous vous rappelions le passage ; le voici : « Le père Tournemine a ra- conté à Brossett6,qui nous Ta transmis,tout le détail de la que- relie de Boileau et des Jésuites de Trévoux. Il lui dit que le père Buffier était l'autour de larticle, de septembre 1703, sur l'édition de Hollande de Despréaux : /nda irar... Le frère du poète, le docteur Boileau, ajoutez-vous, avait été très-turlupiné lui-même, dans le numéro do juin 1703, pour son Histoire des flagellants. On raconte que ce fut lui qui apporta à son frère Tarticle du père Buffler, en lui disant : o Je savais bien que les Jésuites vous revaudront le déplaisir que vous leur aviez fait. » Ge docteur, de plus d'humeur que de goût, ne cessait d'exciter son frère à la riposte, comme on le voit dans un livret assez curieux qui courut alors sur ces démêlés : Boileau aux prises avec les jésuites, 1706. d L'épitaphe^ comme la satire de (1) Sainte-Beuve, Pon-Royal^ i, 6, p. 176. — 461 — Véquivoquey était donc la yengeance d'un auteur blessé, mo- rose, chagrin, injuste. C'est vous, Monsieur , qui donnez avec raison ces épithètes à Boileau vieilli. Elles expliquent co que vous appelez « la beauté et la grandeur » de Tépitaphe que vous nous montrez comme une tête de Méduse. Osons, Mon- sieur, regarder de près ces vers qui sont des serpents. Le pins savant mortel qui jamais ait écrit. Convenez que l'hyperbole est un peu trop forte. Sur la gvkce instruit par Jésùs-Christ» Nous serions curieux de savoir oh Boileau avait appris que Notre- Seigneur avait révélé ses mystères à M. Arnauld. Com- battant pour l'ÉglisedL,dans rÉglise^m6me,Gic, Mais c'est bête » : vous l'avez affirmé vous-même. Vous savez mieux que per- sonne que le grand docteur n'a jamais été banni, proscrit, opprimé, que Pelage était terrassé depuis longtemps, que les foudres dont Ârnauld frappa Calvin étaient des foudres de théâtre ; il voulait faire croire que Port-Royal était l'ennemi de Genève. Faux docteurs, noire cabale, loups dévorants, c'est nous rendre avec trop de libéralité les malices du père Buffier, il est vrai que Boileau payait aussi pour son frère. Néanmoins le poète est un honnête homme. En effet, pendant qu'il traite ainsi nos pères,il les recevait à Auteuil du mieux qu'il pouvait ; il avouait à Ârnauld même qu'il avait de très-grandes obliga-. tiens au père La Chaise à qui il ne ménageait pas les com- pliments. Et ce sont ces hôtes aimables, serviables et courti- sés qu'il appelle loups dévorants. Avouez, Monsieur, que ce n'est pas là précisément un procédé d'honnête homme. Vous dites: « L'épitaphe d'ailleurs pouvait être d'autant plus vigou- reuse et hardie que Boileau la tint secrète.» Oui, il eut peur de perdre la pension que le roi lui faisait. Ce noble motif le rendit prudent ; il attendit donc que la mort l'eût mis à l'abri des fâcheuses conséquences de son courage pour frapper ceux dont il continua à se dire l'amî déclaré (1). 0 sincère amitié I Cette conduite gâte la beauté de l'épitaphe et diminue sa gran- deur, c'est du moins notre avis. L'épitaphe composé par Santeuil a eu ses historiens et ses poètes. Les religieuses de Port-Royal placèrent le cœur d'Ar- nauld dans leur église,à l'endroit le plus honorable qu'il leur fut possible. Le cœur étant placé, il fut question d'une épitaphe : on crut ne devoir mieux faire que de s'adresser à Santeuil, i. Satire X. -- 462 — Gomme l'affaire était délicate, les religieuses songèrent d'abord à se rendre le poète favorable. Elles se rappelèrent l'heureuse influence qu'exerçaient sur lui la table et le séjour de l'abbaye. Elles l'invitèrent à venir passer quelque temps à Port-Royal. Santeuil accepta et bientôt les saintes filles firent graver les vers suivants sur la pierre qui couvrait leur chère relique : Ad sanctas rediit sedes, ejectus et exul : Hoste triumpkato, tôt tempestatibus actus Hoc portu in placido, bac sacra lellure quiescit Arnaldus, veri defensor^ et arbiter «qui. Illius ossa memor sibi vindicet extera tellus : Hue celestis amor rapidis cor transtulit alis. Cor numquam avulsum nec amatis sedibus absens. Ces vers étaient trop beaux pour rester ignorés dans l'ombre d'un cloître. Un ami des religieuses les répandit dans Paris en ajoutant l'épithète sancùus au nom d'Arnauld et en les accom- pagnant de cette traduction : Enfin après un long orage Arnauld revient en ces saints lieux, 11 est au port malgré les envieux Qui croyaient qu'il ferait naufrage. Ce martyr de la vérité Fut banni, fut persécuté Et mourut en terre étrangère Heureuse de son corps d'être dépositaire, Mais son cœur toujours ferme et toujours innocent Fut porté par Tamour à qui tout est possible Dans cette retraite paisible, Dont jamais il ne fut absent. Les Jésuites avec qui Santeuil avait des relations amicales, furent surpris des louanges qu'il donnait à Arnauld et des appellations magnifiques dont il le décorait. Mais ils connais- saient le poète et ne se montrèrent pas à son égard loups dévo- rants comme les jansénistes le prétendent. Le P. Jouvency, son ancien maître, lui écrivit sur ce ton demi-sérieux : « On m'a dit que vous aviez fait une épigramme à la louange de M. Arnauld ; je vous ai défendu autant que j'ai pu. J'ai dit qu'il n'y — 463 — avait pas d'apparence que M. Santeuil sachant bien que M. Ârnauld est mort chef d*uQ parti déclaré contre TËglise, étant lui-même ecclésias- tique et d'un ordre dont la doctrine a toujours été sans reproche, eût voulu louer et préconiser un hérésiarque reconnu par l'Église et la France pour tel ; et que si le Roi saTait cela il y aurait autre chose à craindre pour l'auteur de l'éloge. Gomme je disais bien des choses de vous là-dessus, on m'a montré votre nom à la tèle de cette épigramme. Je vous avoue que c'a été pour moi un coup de foudre. On a ajouté que vous deviez passer pour un excommunié, avec qui on ne pouvait avoir en conscience aucun commerce, si vous ne rétractiez publique* ment cette épigramme. J'attends cela de votre piété. » Santeuilqui jetait un plat d'œufs au miroir à la barbe du père Poultier parce que ce capucin méprisait, en sa présence, les sermons de M. Le Tourneux, sentit tout son courage l'aban- donner à la lecture de la lettre du P. Jouvency. Quoi I passer pour un janséniste, un excommunié, perdre l'amitié des révé- rends pères et une pension du roi de huit cents livres I... il en était atterré. Il courut sur-le-champ s'excuser et désavouer les vers. Mais Jouvency lui demanda une rétractation publique par écrit afin de rétablir sa réputation qu'il avait si gravement compromise. Santeuil promet tout ce qu'on veut. Cependant il lui en coûtait de s'exécuter. Son maître lui adresse ce billet : (( Quam promis! fidem prsestabo, sed tuam exspecto. Promisisti versus illos quibus te purgares et significares palam excidisse tibi funestos versus, pomum discordiae, et eos te velle infectes et îndîctos. An haec promissa fîdes est? Vale, amice, et omnibus vide ut facias satis, Tuae famse consulo. Le pauvre poète de plus en plus troublé ne pouvait se résou- dre à écrire contre M. Arnauld. Il imagina d'apaiser le P. Jou- vency en lui dédiant une fort belle épître en vers latins, dans laquelle il désavouait les fausses interprétations données à son épitaphe et qu'il terminait par un éloge de la société. Il en- voya sa pièce aux pères La Chaise et Bourdaloue, et leur écrivit en môme temps pour se justifier; il affirmait au pre- mier que par le mot hoste triumphato, il n'avait jamais pré- tendu parler des RR. PP. Jésuites, ni dire que M. Arnauld les eût vaincus et encore moins les attacher comme d'illus- très esclaves au char de triomphe de ce docteur ; que c^était lui au contraire que les Jésuites avaient battu à dos et à — 464 — ventre : mais que c'était uniquement des ministres Jurieu et Claude dont il avait voulu parler. » — Il disait au second de se bien donner garde de croire qu'il ' fût semblable à lear frère sacristain de Saint-Louis, qui, «selon les qualités des saints, changeait les parements d'autel et mettait un jour da rouge, Tautre jour du blanc, puis du noir et ensuite du violet ; et qu'il était janséniste à Port-Royal, lorsqu*onIui faisait bonne chère, et puis moliniste chez les Jésuites,lorsqu'on lui procurait des pensions ; qu'il le priait de désabuser le P. de la Rue et ses confrères du collège qu*on lui avait dit être fort indignés contre lui. » Le P. La Chaise lui répondit : M. de Matharel lui raconte Tayenture d'Hersent. ^ Sa peur du Saint'Office à Rome. — Instruction de MM. les Pères, — Lettre des éyèques augustiniens au pape. -* Les députés de renfort. — Le Mercure de M. Rallier. -* Les députés catholiques. — Innocente simpUeité de la colombe, ruses des plus vieux serpents. ^ Réponse du P, Rapin aux accu- sations de Fontaine et de M. Sainte-Beuve. ..... 2M IX. -^Condamnation des cinq PropositioiîB. : actualité et hfitnt^ du \i{\\ tin P^Rapin. — M, S^^">*^«^<*"^'^, a âme libre », en iuqe différemment : sa manière de débrouiller et définir les choses, — Manœuvre des députés jansénistes à Rome. — Arrivée des députés catholiques. '— Portrait d'Innocent X. — Le pape nomme une congrégation. — Contraste de conduite entre les députés. — La congréga- tion commence ses travaux : mode de procéder,— Injustes récriminations des Jansénistes. *- Traits de ressemblance entre le libéralisme contemporain et le jansénisme. — Les intrigues de l'Opposition janséniste rappellent celles de l'Opposition libérale au concile du Vatican : elles ne réus- sissent pas. — Admirable constance d'Innocent X. — Der- nières instructions de « MM. les Pères » de Port-Royal à leurs députés : comble de l'impudence et de la présomp- tion. — Saint-Am«ur et ses collègues parlent devant le pape a très-fortement, très-agréablement d. — Espérances de quinze jours, — > Suprêmes et viles démarches pour obtenir l'ajournement de la bulle. — La bulle parait. -« Sentiment des Jansénistes : leur sympathie pour 6enève. — La bulle est reçue en France, —a Les haleines de Port- Hoyal. i>«««»«f«»f.« 233 X* — L'Assemblée générale du clergé de France réprime l'es- prit de révolte qui agite Port-Royal. — Petit cri d'horreur poussé par M« SainterBeuve. — Évasions inventées par les Jansénistes. — Libre discussion. — Mesures arrêtées. — Le Formulaire voté en principe, — Le docteur Arnauld oppose son jugement à celui du pape et des évèques. — Il appelle à son aide M. Le Maistre.— Les torrents d'éloquence du célèbre avocat. — Ses plaidoyers revus, purifiés et pu- bliés : vue d'intérieur de Port-Royal. — Histoire d'un almanach. — Le duc de Liancourt : ses rapports avec Port-Royal, son démêlé avec Saint-Sulpice. — Arnauld prend sa défense. ^ Les cinq Propositions sont-elles de Jansénius ? Avant la bulle, Arnauld, Tabbé de Bourzéis disent oui ; après la bulle, ils disent non. — Censure de la Sorbonne. — Arnauld chez les dames Angran. — Nicole . le rejoint : son portrait. —Heures de relâchement. — / Livres de polémique. -* Entrée de Pascal 264 XI. *- Pascal : nature de son génie. — Son enfance ; maladie; et sortilège. — Ses premiers travaux : plagiats. — Préludes ^'^ des Provinciales, — Première conversion. «- Pascal inqui- siteur. — Gomment il ne fait plus d'autre étude que celle de la religion, — Il quitte Jansénius pour Montaigne. — Pascal amoureux. — Mademoiselle de Roannez. — Vie de . - 178 — tempête. — Seconde conTersion de Pascal. — Mademoi- selle de Roannez à Port-Royal. ^ Elle en sort. — Pasca 1 dirige la chère scbw exilée. — Il est reçu au bienheureux Désert. — Comment les solitaires ne s'entretenaient qtie des nouvelles de l'autre monde, — La vcrité et les balais mis par Pascal au rang des meubles superflus. — Les Frovùi- daies. ^ Leur origine, leur composition, leur impression, leur publication et leur vogue. — Réponse des Jésuites. — Morale relâchée de Pascal en fait de citations, de sincérité, d'impartialité. » Conséquences morales des Provinciales. — M. Havet, le comte Beugnot et Bailleul. — La morale des honnêtes gens, la religion de Fénelon, et M. Sainte- Beuve. — Mérite littéraire des Provinciales. — De Maistre explique leur vogue persévérante. — Racine retourne yïc^- tof4ettsement contre PoTt-Royat les armés^dë Pascai . -ses ûexa Petites lettres, ; 296 > ' XII. — Deux prédictions célèbres. — L'horrible persécution, — Ménagements de la Cour à l'égard des solitaires. — La mère Angélique nous fait pleurer. — M. de Pontcbâteau nous fait rire. — Le prêtre laboureur^ le chanoine vigne- ron. — Faeilités admirables pour le commerce du monde pratiquées à Port-Royal. — Dieu essuie les larmes de ses serviteurs et de ses servantes, le miVariA a> //, fnjnte Epine — Fausse interprétation qu'en donnent les Messieurs. ^ Petite plaisanterie de M. Le Maistre : encore les facilités admirables pratiquées par les amis de Pascal. — Impartia- lité de Rome : condamnation de V Apologie pour les ca- suistes, — Port- Royal conspire. — Le Formulaire : la j signature eu est rendue obligatoire. — Pascal dresse le I mandement des vicaires généraux de Paris. — La sœur Sainte-Euphémie première victime du Formulaire. — Sa | lettre contre la séparation du fait et du droit, — Pascal adopte les idées de sa sœur; il se sépare de ses amis. — Ses derniers sentiments dévoilés dans ses dernières Pensées. '^Tstsc^l vit et meurt en combattant TÉglise rathn ligne, — Mort delà mèh'c Angélique. — Son influence, sa haine contre Rome, culte qu'on lui rend. — Projet d'accommo- dement. — Les valets de pied des princes de l'armée d'Achab. — M. Lancelot chez J'archevèque de Paris. — Convocation à un grand et rare spectacle 337 XIII. — Théorie de la résistance enseignée aux religieuses de ( Port-Royal. — Sorts sacrés et songes mystérieux. — Deux portraits de Tarchevôque de Paris. — Première visite de M. de Pércfixe à Port-Royal ; il est joué par les religieuses. ^ Requêtes aux saints. — Seconde visite : protestation - 479 — tumultueuse des religieuses ; crime de M, de Péréftxe ; il appelle pimbêche madame l'abbesse. — Eulèyement des récalcitrantes. — Arriyée de la mère Eugénie, de la Visi- tation : son attitude humiliée choque les religieuses et M. Sainte-Beuve; attitude d'un sénateur aux pieds de Notre-Dame de Saint-Gratien. — Espérance d'intervention divine déçue. — Sœur Eustoquie de Brégy et sœur Chris- tine Briquet. -^ Calvinisme des religieuses de Port-Royal. -— Les Signeuses. «— Sœur Flavie et sœur Dorothée. — Dérèglement honteux de M. Chamiliard : il n'a pas dit Prime à une heure et demie, -— Confessions et communions par lettres, — La mère Angélique de Saint-Jean chez les Annonciades : ses disputes théologiques avec la mère de Rantzau ; son prolestantisme et son mysticisme. — Réu- nion aux Champs de toutes les religieuses rebelles : sur- veillance et contrebande ; M. de Sainte-Marthe, perché sur un arbre, fait des petits discours. — Les chaises renver- sées. — Le célèbre M. Hamon, médecin et théologien : sa doctrine luthérienne sur les sacrements : les religieuses la pratiquent. — Nos Messieurs défendent leurs saintes amies. — Affaire des quatre évêques. — Les champions de madame de Longue ville. —Projet d'accommodement : fourberie des Jansénistes. — La paix de Clément IX. ^ Triomphe des confesseurs de la vérité. — Médaille comme- morative. — Mot de Tabbé de Hautefontaine XIV. — Les Jansénistes reprennent les armes. -» Affaires de Vuniversité d'Angers. — Pamphlets du P, Quesnel contre la cour romaine. — Mécontentement d^^^ftniR ytv. ^.^ Port-Royal jiienaté."^^^TuitrTië M. Arnauld. t- Mort de M. de Sacy : ses funérailles scandalisent Nicole. — Mort de la mère Angélique de Saint-Jean. — Partialité des Jansénistes à l'égard de M. de Harlay. — M. de Noailles, archevêque de Paris. — Il favorise nos Messieurs. — Ex- ploits des novateurs dans le chapitre de Paris. — Les Nouvelles remarques, le Problème ecclésiastique, — > Encore le chapitre de Paris : l'affaire des reliques. — - Santeuil au saint Désert. — Le cas de conscience. — Découverte des projets et de l'organisation des Jansénistes. — Analogie avec l'organisation des francs-maçons. — Bulle Vtneam ^ Domini, — Refus des religieuses de la recevoir, sans-res^. triction. — Influence politique du Jansénisme- es-Frane^ ^ La catastrophe approche. —Les prophètes de malheur^ — > Dispersion des religieuses de Port-Royal et démolitioà":^ du monastère, -r» Repcésailles-aanglftntes der'Jânsénistes ^ révolutionnaires 7 '. . . . .' 40^ — 480 — XV. — Nicole se sépare d'Aroauld fugitif. — But schbmatiques des traductions jansénistes de la sainte Écriture.— Arnauld les défend.— Il trouve des frères et des soeurs en Hollande. — Anciens catholiques romains et vieux catholiques. — Arnauld et la Déclaration de 1682. — Il combat à Rome Vopportunité de la condamnation de la Déclaration. — Il propose à Paris la convocation d'un concile national* — Jansénistes et Protestants. — Description de la demeure du docteur exUé, son genre de vie. — La maison des filles de l'Enfance. — Le péché philosophique. — La fameuse fourberie de Douait, — Mort d'Amaul. — Son testament spirituel. — Son épitaphe. — Querelle de Santeuil avec les Jésuites et les Jansénistes. -— L'oèUrro d'Àrnatritl jugée a ses fruits. — -fiûnfilflsion_. 441 FIN OB LA TABLE. AB08VILLB. — TYP. ET 8T£n. QUBTAVB RITAUX. ir- ^ LIBRAIRIE DE BRAY ET RETAUX, ÉDITEURS, 82, BUB BONAPÀBTB» k PASCU. Lias OB8A.R8 DU TROISIÈME SIÈCLE PAR IiB3 OOMTBl DE OH AMÎPAGhNY, l'un des quarante de l'académie prarçajsb. 3 baaux voUnnes m-S, sur papier glacé ft8 flSr* lie même ouvragée, 3 voU tn-12. lO fr. &0 Dans ces trois Folames, qui co.npiôlentses loDgaes et conscieneieuses études sar l'empire romain, M. de Ctiampagny nous traco le tableau des évCoements qui se sont passes depuis la mon de Marc-Âorôle jusqu'à l'avcoement de Coostan» tÎD. Ce» récits embrassent donc désormais tonterbistoire des empereurs païens. Gomtne «es Césars et les Antoniiu, les Césars du m* sièeU joigaenl %a aérlta do fond celui de la forme la plus attrayauie. OUVRAGES DU MÊME AUTEUR. LES CÉSARS. Histoiredes Césars jusqu'à ^■»'Ton, et Tableau du inonde romain sous les premie.j empereurs, i^ édit. revue et augmentée. 4 volumes in-8*. 20 fr. Le même ouvragé. 4 vol. in -18 an- glais. 12 fr. ROME ET LA JUDEE. 3* édit ravw « augmentée, i vo'. in-8*. li fr. — 2 vol. in-lS. 7 fr. LES ANTONINS faisant solte «ai Céwn. 2* cdit. 3 voL iûS\ 18 fr. — 3 roi. in-12. 10 fr. 80 c. OUVRAGES DE MONSEIGNEUR FKEPPEL ÉVÊQUfi D'ANGERS. Les Pères apostoliquee et leur époque, f* édit. 1 vol. in-8'. ô fr. Les Apologistes chrétiens au ii* siècle. — i» partie. Saint Justin. 2* édit. i vol. in 8». 6 fr. — 2* partie, T&tien, Hermias, etc. 2« édit. i vol. in-S». 6 fr. — 3» partie. Saint Irénée. 2* édit. 1 vol. in-^. 6 fr. Tertullien. S« édit. 9 vol. tn-8°. 12 fr . Saint Gypriea. 1 toL in-a*. S fr. Clément d'Alexandrie, i v. in-d*.d tr Origène. 2 vol. ia-8*. Ct fr. Panégyrique de Jeanne d*Are. ln-8«. (1860). 80 c. Panégyrique de Jeanne d'Are, prononcé le 8 mai i8d7. In-^. 80 c DisGonrs snr l'histoire de la 8er* bonne, prononcé le6dépeiB|Nrei8(tt. In^. 1 fr. HISTOIRE DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE (ii82-i»6K par l'abbé CBAtiM DB Malan. 6^ édition, i beau volume in-8» orné d on efr. portrait. VOLTAIRE, SA VIE ET SES lEUVRES, par M. l'aUbé Matiam, Cha- noine honoraire de Poitiers. 2 forts voL in«dû. i5 ù. Abrégé du même ouvrage, i beau voi io«8<^. 6 fr. As «iIsm. i vol. in-iS. S fr. 80 e. Stint-tiermaiB. * lfl9riaMrt« D. fiABDIN. 3 901S 006i7 7621 /^ DO NOT REMOVE OR MUIIUILÇARD